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Low Life (Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval 2011)

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Low Life (Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval 2011) - Page 2 Empty Re: Low Life (Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval 2011)

Message par Eyquem Dim 15 Avr 2012 - 11:48

Largo a écrit:Ces critiques regrettent certainement cette regrettable iniquité de traitement entre les flics et les jeunes. Ils préfèrent forcément Le Policier, qui dépeint les deux "camps" pour mieux les pousser dans leurs retranchements et leurs impasses.

Oui, c'est pas "Le policier". Mais les critiques ignorent complètement le fait que tous les jeunes de Low Life tiennent des positions très différentes et ne constituent pas un bloc unanime: entre la jeune fille qui se prétend "reporter de guerre", le jeune homme romantique qui tourne son engagement en dérision, le mec qui trafique des objets volés pour son compte, Hussain qui fait des études sur Hölderlin, les manières d'échapper à la société policière sont très différentes et pas forcément convergentes. C'est une facilité des critiques de prétendre que le film est sans "complexité" : ils n'écoutent pas ce que disent les personnages, qui ne cessent justement de se demander quelle est la voie à suivre.


Tessé dit que la "low life", c'est la vie des marginaux, SDF, clandestins. Mais c'est pas comme ça qu'elle est présentée dans le film. C'est Hussain qui définit ce que c'est : la "low life", c'est la vie végétative, le sommeil, la vie du dormeur, dans lequel tous les êtres se ressemblent, se rassemblent, pas seulement les hommes, mais les plantes, les animaux, les pierres.
Ca évoque le "sommeil stupide" dont parle Baudelaire :
Je jalouse le sort des plus vils animaux
Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide.
Tant l'écheveau du temps lentement se dévide !
mais le thème est plus profondément lié ici à l'idée d'égalité, à un état précédant les partages qui divisent les hommes. Hussain parle de cette "low life" au moment où il reste enfermé dans la chambre, à dormir, parce qu'il est menacé par une OQTF.
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Low Life (Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval 2011) - Page 2 Empty Re: Low Life (Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval 2011)

Message par Largo Dim 15 Avr 2012 - 11:56

Oui, il y a un personnage qui parle je crois de "dormir dans l'égalité du même sommeil".

Ce qui renvoie aux Amants réguliers (je crois), le fameux "nous sommes le peuple qui dort, pas celui qui fait l'histoire".

D'où, le repli dans la chambre qui est le lieu de l'amour, du sommeil, des rêves, de l'écriture, le lieux où les frontières s'estompent entre les fantasmes et la réalité.

Tu as raison de rappeler l'hétérogénéité des motivations et des trajectoires des personnages. J'avais presque oublié celui qui magouille de petits trafics dans son coin.

Autre point que les critiques négligent, c'est tout ce qui touche à la sorcellerie, aux rituels d'envoûtement, de vaudou, les lettres qui brûlent. Ca rappelle un peu Costa et surtout ça met en place une autre forme de noirceur, cette dimension "Tourneur" du film.
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Message par Borges Dim 15 Avr 2012 - 11:59

Eyquem a écrit: la "low life", c'est la vie végétative.

la vie végétative c'est aussi un concept d'Aristote (à ne pas confondre avec iggy pop); distinction hiérarchique des âmes, des vies (vie végétative, sensitive et intellective)

sans vrai rapport, je crois , on peut se souvenir de ce que disait godard de bardot dans le mépris : " je la vois comme une plante; Bardot est très bien comme ça. Si j'avais pu le faire en Amérique, j'aurais pris Kim Novak qui a un côté végétal, simple; je crois qu'elle pense physiquement, je veux dire qu'elle ne pense pas ..."
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Message par lorinlouis Dim 15 Avr 2012 - 12:26

Largo a écrit:

Ces critiques regrettent certainement cette regrettable iniquité de traitement entre les flics et les jeunes. Ils préfèrent forcément Le Policier, qui dépeint les deux "camps" pour mieux les pousser dans leurs retranchements et leurs impasses.

Ca me fait penser, j'ai vu le film il y a un moment mais une scène m'a marqué : celle dans laquelle un policier blessé se fait soigner par les sans-papiers. Je me suis dit sur le coup, tiens, ils ont renversé les rôles de la scène de La Blessure. Je note ça en passant...



Justement, Largo, cette scène que tu cites invalide l'iniquité de traitement entre flics et jeunes, entre flics et clandestins. Cette scène, dans laquelle le policier blessé se fait soigner par des sans-papiers, entouré de sans-papiers, dans l'enceinte même, dans l'espace même de l'illégalisme que ce dernier avait la charge de réprimer et de contrôler, mais aussi la scène de la confrontation un peu onirique entre les militants et les CRS, sont peut-être moins moins un renversement qu'une inversion qui créé une situation de partage. Elle me rappelle le vis-à-vis de Paria, dans lequel, en plan de coupe, Momo fait face aux agents chargés de ramasser les pauvres hères, sur un titre d'Eddy Mitchell. Là, il y a une suspension, dans ce face à face, une suspension derrière laquelle vient forcément poindre l'idée même d'égalité.

Une égalité justement soulignée par Eyquem, celle du dormeur, des dormeurs. Low Life, bas régime d'une vie qui s'invente -qui doit s'inventer- de nouveaux moyens de résister à un héritage -celui de Simon de La Question humaine- est une recherche éperdue et violente d'une égalité à reconstruire ou à conquérir. Dès lors, les moyens sont pluriels: que ce soit les luttes politiques, ces chorégraphies sociales qui permettent de lier ouvertement les individus ou ces résistances clandestines, interlopes, luttes vaudous, terrifiantes et redoutables; que ce soit dans l'exposition d'un quadrillage imagier et policier, qu'on isole ou resserre et duquel on cherche à s'extraire ou dans la claustration d'une chambre à coucher, là où se terrent les amants pour ne plus prendre le risque d'exister dans le monde, etc... L'égalité est le sens qui jalonne les moments du film.

Toutefois, ce glissement politique d'une critique qui se suffit de références superficielles, facilité et confort d'une réflexion qui, non seulement n'entend pas le film, le traite avec mépris mais, sans le savoir ni le comprendre, entretient justement ce dont l'oeuvre est le symptôme; ce glissement est très intéressant. Je dois avouer avoir mieux saisi certains enjeux d'une situation critique, ce qu'elle est et ce qu'elle prétend être, par rapport à ce qui a été écrit sur le film.

D'autres textes, plus pertinents que ceux cités par Eyquem:



YANNICK HAENEL

Un grand poème politique


Low life de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval est un film magnétique, fondé sur cette puissance crépusculaire de l'envoûtement qui vous détourne des conventions et vous expose d'une manière violente à ce qui seul compte, c'est-à-dire la passion. D'emblée, dès ses premières images où l'on voit une actrice répéter un texte hypnotique de Heiner Müller en courant pieds nus dans la nuit, puis un groupe d'étudiants en deuil de fêtes qui se mobilise pour sauver des sans-papiers d'une intervention de la police, puis un danseur de flamenco offrir son corps en sacrifice aux intensités qui le parcourent, Low life affirme, avec une fierté sombre et hautaine qui va en agacer plus d'un, et en réjouir beaucoup plus encore, que l'urgence même, aujourd'hui, consiste à filmer ça : la poésie, la politique.
À l'époque de dévastation politico-culturelle qui est la nôtre, où précisément la poésie et la politique font l'objet, sur des modes différents, d'une mise à mort calculée — mise à mort qui n'en finit pas de se propager à travers les esprits, et qui, s'ajustant à la destruction du monde, installe progressivement les conditions d'un invivable pour tous — Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval y consacrent carrément leur film, dont la plasticité elle-même se donne comme un engagement : sa flamboyance de crépuscule — flamboyance ocre, marron, noire — est à l'image du bison chamanique dessiné sur le mur de Julio pour exorciser son traumatisme des interrogatoires de police. Low life est un exorcisme ; il est ce bison.
La politique et la poésie existent-elles encore ? Existent-elles dans la vie même, c'est-à-dire en dehors du carcan falsifié des « partis politiques », et loin de la misère auto-lyrique des publications ? Peut-on vivre la poésie, vivre la politique, avec nos gestes, nos nuits, nos jours, « dans une âme et un corps », comme dit Rimbaud ?
Le point le plus vif (le plus beau, le plus intelligent) du film — qui fait de celui-ci non pas une simple description du désir insurrectionnel contemporain, mais une voie, une lueur, un avenir — réside dans la mise en scène du vaudou comme acte politique. En effet, depuis La Blessure et La Question humaine, Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval donne à voir le politique comme un espace entièrement vidé de lui-même, et remplacé par la surveillance ; leur films identifient le contrôle comme un dispositif d'envoûtement. Ainsi la guerre civile dont leur films sont les témoins oppose-t-elle un envoûtement de caractère policier à ce contre-envoûtement qu'invoquent spirituellement les sans-papiers lorsqu'ils jettent un sort aux documents administratifs français (ces avis d'expulsions hors du territoire qu'ils nomment leur « arrêt de mort »).
Le film raconte la manière dont Hussein, un jeune poète afghan qui attendait qu'on lui accorde le statut de réfugié, se débarrasse du document qui lui intime l'ordre de quitter le territoire ; et comment ce document, par un retour de sorcellerie, tue ceux qui entrent en contact avec lui. Comme dans L'Argent de Robert Bresson, où le passage de main en main d'un faux billet de banque transmet la mort, l'avis d'expulsion est un virus, en tant qu'il émane d'une pathologie d'État — de cet « État de police » dont Michel Foucault a su identifier combien, au-delà du strict souci de la loi, il administrait la vie elle-même, et prenait en charge la maîtrise et le contrôle des corps.
Cette belle idée du document viral permet à Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval de mettre en scène la guerre politique comme un régime d'intensités, activé par des replis et des attaques, à travers une climatologie du favorable et du néfaste. Ce nouveau champ d'action à l'ère du biopolitique est fait d'invisible ; Low life est le premier film qui sache en trouver l'incarnation dramaturgique : c'est un territoire de possession, laquelle déborde l'ancienne représentation politique du face-à-face. Le diable sourit « probablement » dans ces parages ; et il n'est pas sûr qu'il soit du côté des forces de l'ordre.
Ainsi, dans Low life, les policiers blancs possèdent la magie noire, et les sans-papiers noirs la magie blanche. L'affrontement est sans merci, mais c'est une joute d'absences. Comme l'a dit Rimbaud en devinant la nature spectrale du politique à venir : « Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d'hommes. » Ainsi les invisibles qui protègent la communauté des sans-papiers — des animaux sacrés, des chants, des peintures rituelles sur le visage — affrontent-ils les invisibles de la communauté des policiers : des ordinateurs, des caméras de surveillance.
On assiste, dans Low life, à une plongée impressionnante dans les arcanes policières de la vidéo-surveillance, notamment lors de cette scène inquiétante, parfaitement glacée, avec l'extraordinaire Hélène Fillières, où, dans une sorte d'aquarium sous-terrain technologique, on voit sur un mur d'écrans le mouvement des corps dans la ville en train d'être enregistré — scène qui fait revenir, depuis sa plasticité bleu-gris, le fantôme des grands films paranoïaques de Fritz Lang, dont la série des Mabuse.
Deux très belles scènes de trêve montrent, quant à elles, qu'au coeur de cette lutte d'envoûtement à contre-envoûtement, la guerre, le temps d'une brise lointaine, comme dans l'Iliade, se suspend : ainsi lorsque dans le squat, les sans-papiers et les étudiants soignent un policier sous le regard de ses collègues ; ou lorsque deux policières aussi jeunes que les étudiantes chez qui elles font irruption, contemplent des photographies d'art épinglées au mur (des dormeurs, pris dans le métro, après une nuit blanche).
Klotz et Perceval filment les corps traversés par cette guerre d'envoûtement. Certains en sont consumés jusqu'à la froideur, ainsi de Charles, joué superbement par Luc Chessel, dont le dandysme se refuse à la compassion politique (pour lui, le politique est avant tout une lutte à mort avec soi-même). D'autres sont réveillés passionnément par la guerre en cours : Carmen tombe amoureuse de Hussein, le poète afghan sans-papiers, au point de s'enfermer avec lui dans sa chambre pour le soustraire aux risques d'une arrestation.
C'est là, dans cet enfermement au sein de la communauté des étudiants qui veulent protéger Hussein, que le film peu à peu trouve son ancrage — et cet ancrage bleu-vert, flottant comme une mélopée d'enfance, est une rêverie : celle du sommeil, et de l'ombre immémoriale des forêts qui le traverse. S'invente alors, par la grâce de la jeune actrice Camille Rutherford, dont la pâleur pleine de détermination la rapproche de Lilian Gish, un monde inquiet de paupières et de chuchotements, qui vogue au gré de ce mystère : la temporalité de l'endormissement (où gît le secret des amants).
Tandis que la communauté se disloque, car l'envoûtement de la surveillance se reproduit aussi, comme un venin de suspicion, dans le groupe des amis ; tandis que peut-être l'idée même de communauté politique implose dans sa propre impuissance, les deux amants tentent d'échapper à la lumière, de défier toute visibilité, de conjurer la vidéo-surveillance, en se plongeant dans cet univers d'ombres du sommeil. C'est là, en retournant sur un mode amoureux le symptôme narcoleptique dont Julio est la victime, que les deux amants trouvent une clef désespérée pour sortir de l' « arrêt de mort ». C'est aussi là, lorsque le duo se resserre sur sa propre tragédie, qu'on saisit à quel point Low life relève d'une esthétique de l'opéra.
Il y aura forcément des spectateurs qui ironiseront sur ces étudiants bourgeois blancs qui défendent les pauvres sans-papiers noirs : le sarcasme est toujours de nature sociologique. Mais si l'humour de Klotz et Perceval sur leurs personnages n'est pas absent, il s'agit, à travers le sérieux hiératique de la déclamation des acteurs, d'une remise en jeu, aussi audacieuse que risquée, de ce qu'il en est du récitatif. Low life, à sa manière contemporaine, plaide pour le grand rêve du romantisme allemand : faire de la vie un poème. Faire chanter les corps. Faire danser les rapports.
Tout en s'insérant dans un certain héritage des voix blanches qui enflamment la nuit – cette tradition poétique très référencée en France, depuis Robert Bresson et Jean Eustache, et dont Le diable probablement est le parfait réservoir de gestes que Klotz et Perceval ressuscitent volontairement —, Low life déploie une cartographie des codes de la jeunesse poétique contemporaine : son emportement et sa passivité, son mélange de narcissisme et d'impétueux courage, son savoir intuitif de l'instant, ses excès d'enfant gâté, sa théâtralité, son romanesque instantané.
La diction opératique des jeunes gens, si elle porte le film vers un ailleurs qui fait entendre une grammaire des passions à rebours de la représentation sociologisante en vigueur dans le cinéma français actuel, est à la fois un acte de deuil, comme si — répétant la leçon prophétique et hantée du Diable probablement de Bresson — elle formulait la fin de l'insurrection directe ; et une forme de résistance, car seule l'écriture aujourd'hui, qu'elle soit proférée ou silencieuse, littéraire ou cinématographique, est capable de démanteler ce qui conditionne les normes politico-culturelles de la représentation en cours. Une expérience esthétique en dira toujours plus long sur l'époque que la sociologie. Je pense même, comme Low life, que la compréhension des événements contemporains — la substitution de la politique par le contrôle, la chasse aux « étrangers indésirables » — passe par la clarté incendiaire des expériences poétiques.



LOW LIFE



C'est un film au milieu de la tourmente, presque un film en temps réel, même s'il n'y est pas question d'élections, il s'agit bien d'ici et maintenant. Comme un cahiers de doléances : cinéma du Tiers Etat.
"Low Life" est une fresque. Fresque historique de notre contemporain et de ses vestiges.
Cette idée de contemporain est très perceptible dans le film, pas comme quelque chose de "post-moderne" ou de "post-humanité". Ce n'est pas un film qui arrive au bout de quelque chose mais au contraire qui se trouve au début de quelque chose qui vient.

Rares sont les films français qui ne soient pas nostalgiques d'une époque sucrée, colorée et révolue - ici, les cinéastes ne racontent pas leur propre jeunesse - .
Le film semble débarrassé des catastrophes passées il nous parle de la catastrophe présente. Quelque chose de la résistance, des caves, de l'underground, des catacombes : une communauté qui veut préserver l'humain et les sentiments, une société alternative qui fait l'amour et prépare la révolution.

Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval transforment la littérature, la peinture, la cinéphilie et la philosophie en cinéma. Le début du film est plus choral et l'on peut voir les personnages comme des statues antiques dont le sang recommencerait à circuler, tout comme la parole circule dans le film. Ils réinventent l'amour et la révolte, et nous font assister à une mutation de la révolution. C'est une jeunesse soucieuse qui s'assit sur un monde en ruine, pour citer Musset.
Cette jeunesse traverse les âges et nous dessine une préhistoire de la révolution, une archéologie.

Peinture, littérature, archéologie, ... Low Life est plus qu'un film français. C'est un film de cinéma. Les filles ressemblent aux filles avec qui nous sortons. Carmen est bien plus forte que la Carmen de Godard, plus jeune, elle pourrait dire au jeune poète afghan dont elle tombe amoureuse "IF I LOVE YOU IT'S THE END OF YOU". Parce qu'Ici le pouvoir travaille à l'individualisation des corps et broie les sentiments qu'il ne comprends pas. Parce qu'ici, il y avait il y a encore quelques temps un ministère de l'identité nationale.

Et si le ministère de l'identité nationale cherchait à lire l'ADN des personnages, il trouverait une héroïne du cinéma muet pour Carmen, une héroïne de Bergman en proie à des cauchemars, Julie, une Bardot punk parlant la langue d'Heiner Muller, Bardot Velvet qui aurait vécu 30 ans avec Johnny Roten.
Ce film est un palimpseste, il nous dit que le temps n'existe pas et dialogue avec Le Diable Probablement : Charles s'est relevé, c'est une force du passé, un amoureux désespéré, "à la recherche de frères qui ne sont plus".

Dans ce film actuel, les langages artistiques sont nombreux, la musique par exemple qui d'ordinaire dans le cinéma français n'a pas de place. On entend - plus que l'on écoute - souvent des musiques gadget, très illustratives et redondantes avec l'image.
Ici, la musique devient un élément dramaturgique à part entière. Elle représente des éléments du récit, c'est une musique qui tient du vaudou. Elle serait l'expression du vaudou dans le film, par l'utilisation de machines et les réminiscences post-punk

On peut dire que les histoires du cinéma de JLG auront été la veillée mortuaire du cinéma. A présent le numérique à conjuré la mort du cinéma, le deuil est passé. Une nouvelle vie est possible : certains continueront à faire ce cinéma mercantile à l'esthétique pub, aux scénarios préfabriqués, façonnés par la com' - de ce cinéma qui dit " Tout va très bien messieurs les marquis" - d'autres comme Godard, comme Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval continueront à s'élancer au devant de la vie hostile.

- Thomas Guillot
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Low Life (Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval 2011) - Page 2 Empty Re: Low Life (Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval 2011)

Message par lorinlouis Dim 15 Avr 2012 - 12:46

D'autres matériaux:



La B.A.






Sous les draps des amants



«Le monde de la terre actuelle est mené par des séries d'envoûtements concertés et calculés» Antonin Artaud.




Ils flottent dans l’air, glissent sur le sol comme s’ils n’y avaient aucune prise. Rien ne semble véritablement orienter leur vie, sinon ce désir d’appartenance à une communauté qui pourrait les sauver du marasme ambiant. L’extérieur est d’ailleurs totalement absent, hors champ, la caméra toute entière concentrée sur ce petit monde, qui cherche, encore, l’amour et la politique. Mais nous sommes au XXIème siècle, très loin de l’engagement révolutionnaire de leurs aînés, la politique ne se fait plus dans les partis, mais dans des réseaux souterrains, où les citoyens deviennent experts de leur propre vie, comme l’ont génialement théorisé les premiers militants d’Act up.

La lutte est devenue locale, circonstanciée, territoriale. Empêcher les rafles répétées de sans-papiers dans un squat de Lyon. Des opérations bien dérisoires, et pourtant précieuses. Des vies à sauver. Dans l’attaque du squat, un policier est brûlé à la jambe par un cocktail Molotov. Les Africains le transporte dans la cuisine de leur squat, et le soigne. A moins qu’ils ne l’empoisonnent…

Durant l’opération militante, Carmen rencontre Hussein, un étudiant afghan, alors qu’elle vient de quitter Charles. Histoire banale, belle histoire d’amour qui se renverse en cauchemar, le temps d’une lettre, d’un avis d’expulsion, pour fin de droits. Hussein disparaît dans la clandestinité, celle de l’amour du cocon pur et sans dehors, que Carmen protège fiévreusement. Alors ils dorment. Dans le sommeil, tous sont égaux, et libres, et en règle. C’est la vie basse, qui règne low life. Mais même là, sous les draps des amants, le contrôle continue son travail. La peur se propage, la vie se fige dans l’attente. Les amants sont envoûtés par les forces de l’ordre et du contrôle. Invisibles, mais omniprésentes.

Car il s’agit bien de magie noire. Sort contre sort. Cinq policiers meurent en quelques semaines, à chaque fois dans le cadre de contrôles d’identités. Les arrêtés d’expulsion sont brûlés lors de séances de magie. Après avoir pu s’échapper, lors d’une fouille, Carmen est repérée, suivie, convoquée à la police. Toute sa vie scénarisée sur des écrans de contrôle. Presque une installation plastique… Menacée de prison, pour avoir aidé un hors la loi, l’homme de sa vie. La scène est saturée de violence, la policière dit la loi, dit que la vie, c’est la loi, et rien d’autre. Carmen répond que certains ont enfreint les lois de Vichy, pour protéger et sauver des juifs. Mais c’était avant l’envoûtement.

Carmen rentre chez elle, et Hussein a disparu, préféré se perdre dans la forêt plutôt que de la perdre. Avec Charles, elle part aussi dans la forêt. La guerre invisible menée contre leur amour a triomphé. La dimension fantastique de ce qui n’est en général traité que sur le mode du fait divers aiguise la portée politique du film. Il est le premier à dire avec force que nous sommes entrés dans une ère de la criminalisation de l’engagement. S’engager aujourd’hui, c’est devenir un hors la loi — déplacement radical qui vise à anéantir la politique et toute forme de contradiction ou d’opposition. Avec « Low life », nous regardons la politique autrement, pour ce qu’elle est devenue. Un envoûtement.

Bruno Tackels





Dans le noir du temps
par Marie-Claude Loiselle

« N’était-ce pas cela même, la vie confiante,
qui risquait de n’être plus, demain, et partout
dans le monde, qu’un mode d’être persécuté,
sur la défensive comme les Juifs l’avaient été
dans ce siècle ? »
Yves Bonnefoy, Ce qui alarma Paul Celan


Filmer « …avec dans le dos les ruines de l’Europe. »Heiner Müller
Low Life est un film hanté comme on en voit peu (sinon chez de rares cinéastestels Godard ouA. Weerasethakul). Mais son plus superbe paradoxe est d’être peuplé de spectres,résurgence de l’histoire récente et ancienne, ombres du cinéma muet ou encore de Charles du Diable probablement de Bresson, d’être travaillé par la présence douloureuse et oppressante d’un passé jamais passé,tout en étant radicalementcontemporain.
Est-ce que toute image, toute image « parlante » et signifiante, prépare la venue d’autres images et serait aussi attendue par celles qui l’ont précédée, au sens où Walter Benjamin considère que « les choses anciennes nous regardent, [que] nous sommes attendus par elles » ? Les images de Low Life, bien qu’elles semblent capter quelque vibration secrète jamais éprouvée ainsi auparavant, inscrivent leur singularité dans un plus vaste mouvementtemporel qui porte leur pouvoir énigmatique bien au-delà d’elles-mêmes.Et si les images d’avant, les choses anciennes nous attendent aujourd’hui, dans un monde qui pourtant feint d’ignorer ce regard du passé sur nous, c’est qu’« entre les générations passées et la nôtre existe un rendez-vous mystérieux », comme l’a si bien senti Benjamin, rendez-vousauquel on ne peut se soustraire puisque c’est de lui que dépend notre capacité à nous inscrire dans le présent, soit de le voir et de le penser.
Tout comme Paria, La blessure et La question humaine, Low Lifes’offre comme une manière de faire corps avec notre temps en visant ses failles, ses dérives, ses points de rupture, là où s’insinue l’échec tragique d’un monde qui court tout entier à sa perte, « monde vieux, usé jusqu’à l’écœurement » contre lequel se dresse Hussain, le jeune poète afghan menacé d’expulsion, de même que Carmen à ses côtés.
Rendez-vous mystérieux pour W. Benjamin ou« rendez-vous secret entre l’archaïsme et le moderne » pourAgambenqui s’interroge sur ce qu’est être contemporain, état qu’il prête à celui qui, dans le temps présent, sait percevoir les traces de l’origine qui continue de vivre dans chaque moment de l’histoire.Si l’ombred’Ophélie et d’Antigone traverseLow Life, c’est que ces figures mythiques portent jusqu’à nous l’énergie révolutionnaire d’un passé propre à mettre en lumière les jeux du pouvoir qui cherchent par tous les moyens à étendre sur nous leur contrôle. C’est que ces spectres tragiques sont aussi ceux de l’avenir qui nous regarde.
Dès les premiers instants du film, nous nous trouvons à la fois plongés dans le temps d’aujourd’hui et pourtant sollicités par une parole enveloppée d’une « étrangeté » qui l’affranchit de la seule limite des êtres qui la portent. Les mots empruntés à l’Ophélie de Heiner Müller (Hamlet-machine) résonnent de toute la douleur qui déchire le monde. Ils s’emparent du personnage de Sophie en vibrant par la voix et le corps de la comédienne qui l’interprète, tout en puisant à une source bien antérieure à l’histoire de la suicidée mythique de Shakespeare : celle de toutes les femmes. Viennent ensuite les paroles de Charles, qui rêve d’un territoire où l’on se souviendrait de ce que l’on a perdu, évoquant la guerre civile « invisible » qui gronde sous nos pieds. Ces paroles, prononcées avec une emphase juvénile et éclatante, semblent jaillir au milieu d’un espace nocturne presque fantasmé, plombé par une inquiétude sourde venue de plus loin que le seul temps présent. Les mots apparaissent alors comme une émanation tragique de ces spectres qui hantent la jeunesse, consciente qu’elle porte bien plus qu’une vie encore nouvelle. Quelque chose se soulève en elle, encore indéfini, qui est avant tout un appel d’air devant l’étau qu’elle sent se resserrer sur elle,qui trouve ici une de ses formes les plus manifestes dans les rafles policières menées contre les étrangers, comme celle que tentent d’empêcher Carmen et son groupe. Mais cetteénergie « révolutionnaire »semble elle aussi puiser dans une force antérieure, tirant sa sève dès les premières séquences de l’énergie incandescentedu flamenco, énergie qui restera comme en suspens tout au long du film, à la fois présente et cachée, fugace et erratique, empruntant autant les pouvoirs du vaudou que ceux de l’amour et de l’amitié qui cherchent à s’inventer un espace de liberté dans les interstices.

« Dit le vrai qui dit l’ombre » Paul Celan
À l’instar des troislongs métrages qui l’ont précédé, Low Lifeinscrit résolumentNicolas Klotz et Élisabeth Percevaldu côté des cinéastescontemporains, au sens oùl’est« celui qui perçoit l’obscurité de son temps comme une affaire qui le regarde et ne cesse de l’interpeller », selon Agamben qui considèreque« seul peut se dire contemporain celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumières du siècle et parvient à saisir en elles la part d’ombre, leur ombre intime ».Depuis Blaise, le sans-abri de Paria qui, heurté par une voiture, se voit en pleine guerre et finit vaincu sur le champ de bataille de la barbare indifférence des hommes, jusqu’à Blandine (La blessure), cet « être en trop » dans un monde où la question humaineest traitée selon une logique économique, les hommes et les femmes qui peuplent leurs films vivent dans le noir du temps (pour reprendre le titre d’un court film de Godard).De ce noir émane dans Low Lifeune lueur intérieure plus irréelle qu’auparavant, crépusculaire et presque spectrale,propre à se glisser sous les lumièresaveuglantesde l’époqueafin que notre regard puisse la mieux percevoir. Ces lumièressont celles qui pénètrent dans les zones les plus privées de nos vies pour les contrôlerinsidieusement ou encorenous divertir (ce qui revientfinalement au même). Ils prennent la forme de l’œil panoptique des caméras de surveillance– qui ne sont pas sans évoquerlesprojecteurs des miradors de la Deuxième Guerre mondiale –, caméras de plus en plus présentes dansles rues des grandes cités modernes et auxquellesnul ne peut échapper dès lors qu’elles quadrillent tout l’espace public.Elles sont l’un des instruments d’une guerre qui ne dit pas son nom,elles quine conserveront des déambulationsde Hussain et Carmen dans la ville que la preuve d’une complicitécoupable.
Low Lifedirige notre regard vers l’obscurité de notre temps, non pour nous y laisser sans ressource et désemparés, mais pour que nous puissionsy reconnaître la présence de ceux qui cherchent à vivre hors des maillesdu pouvoir politique et policier, hors de ce qui vise à contrôler les individus jusque dans leur vie la plus intime, leur corps, leurs gestes. Low Life semble ainsi plonger dans les ténèbres d’Agamben les lucioles de Pasolini dont Georges Didi-Huberman voit la survivance dans tous ces « signaux humains », ces lueurs fugitivesqu’émettent ceux qui tentent d’échapper à l’excès de lumière du siècle qui les traque (nous traque).Certes, dit-il, « la luciole est morte, elle a perdu ses gestes et sa lumière dans l’histoire politique de notre sombre contemporain qui condamne l’innocence à mort », mais d’autres lui ont succédé–qui pourraient être les jeunes femmes et jeunes hommes de Low Life – que l’on reconnaît à leur façon de résister. Résistance fragile,qui n’oppose pas la force à la force, la violence à la violence, mais brouille plutôt les jeux du pouvoir en ne parlant pas le même langage que lui, en cherchant les interstices où se glisser plutôt que la pleine lumière.
« Dehors, quelque chose se rapproche, dira Hussain. Ce qu’on avait voulu oublier, qui n’est pas l’amour, mais son absolu contraire ». Et c’est justement dans la lueur secrète de l’amour qu’il puisera la force de résister – du moins un temps – malgré ce qui lui rappelle que sa vie et son corps ne lui appartiennent pas. Les lueurs qui émergent ici de la nuit ne prennent pourtant pas le visage de l’espoir mais simplement de ce qu’il faut sauver envers et contre tout : l’amitié, l’amour, les liens de la communauté humaine, qui deviennent aujourd’hui les plus redoutables forces d’insoumissionface à ce qui, dans l’État,cherche àdiviser pour imposer ses impératifs.Les jeunes de Low Life ont simplement choisi de ne pas répondre à la mobilisation qu’on attend d’eux, de ne pas collaborer, de ne pas participer à faire régner la division, la peur, la méfiance, la servitude. De cette guerre invisible,que perçoit Charles (et Blaise avant lui) et pour laquelle tous sont conscrits, ils sont les déserteurs.Une guerre que sont contraints d’affronter ces êtres fragiles, vulnérables,par la lutte sans arme d’une guérilla secrète.

Le refuge de la nuit
Low Life est un film sur ce qui est caché, se dissimule au regard : la guerre économique qui réduit l’homme à la servilité, le pouvoir de l’État sur la vie des gens, l’histoire qui nous traverse,mais aussi les amants reclus et les relations qui se nouent hors de toutsystème de contrôle. Si le pouvoir se dissimule derrière l’œil des caméras de surveillance et tout ce qui vise à nous aveugler, ce qui lui échappe existe aussi dans l’ombre, dans des replis secrets, non pas en dehors mais au cœur même du monde. Plutôt qu’un film nocturne, Low Life est une façon de pénétrer cet espace de la nuit pour y entendre les voix qui s’élèvent, des plus résolues (celles de la révolte) aux plus légères (celles des amants). Les amants choisiront le retrait vers la nuit et l’obscurité pour se soustraire à la menace pesant sur Hussain. Enfermés dans la chambre de Carmen, ils vivront là, volets clos, entre veille et sommeil, dans ce qui a tout d’un ultime geste d’insoumission. Dormir, c’est échapper à la logique qui assigne à chaque être sa place en dehors de tout lien commun, échapper à ce qui catégorise, sépare, hiérarchise. C’est une « déliaison qui rassemble », nous dit Jean-Luc Nancy de qui sont inspirées les très belles paroles prononcées par Hussain : « On replongeait dans ce monde sensible, heureux, où tous les hommes vivent dans l’égalité du même sommeil ». Cette égalité est bien celle qui envelopped’une douce langueur les corps enlacés, allongés l’un contre l’autre, les uns avec les autres.L’état d’abandon partagé qui les unit, filmé comme si planait sur ces corps endormis la voûte d’un temps suspendu,offre un des moments les plus émouvants du film.Cette vision est aussitrès belledans sa façon de ranimer la mémoired’un lien intime perdu, celui du sommeil collectif de nos ancêtres qu’évoque également Nancydans son formidableTombe de sommeil, rappelant que le sommeil est ce qui nous relie au monde antérieur, au magma, au chaos, et qu’en cela il est un retour vers l’immémorial.
Un appel pressant,comme une sorte de pulsion primordialequi engage à retrouver les vibrations, les sonorités profondesayant conservé le souvenir de ce qui est lié,est à l’œuvre tout au long deLow Life.C’est ce qui fera dire à Hussain que, dans le sommeil, « plus rien ne nous distingue des autres dormeurs, des plantes, des animaux, des fleuves ». Ce que saitle jeune Julio lorsqu’il s’adresse à « Bison » à travers ses rêves. « Je suis ta force », lui souffle-t-il, désirant revoir les champs de son enfance, d’y entendreà nouveau le vent et le bruit du fleuve.Ce point du film ménagecomme unpassage nous entraînantplus résolument encorevers une autre dimension, vers l’irrationnel et presque le fantastique. Le monde que l’on regarde est bien le nôtre, mais s’y superpose une sorte de filtre qui donne accès aux courants souterrains qui le traversent. L’étrangeté qui se déploieémane en fait simplement d’une attentionsuraiguë à ce que l’on ne sait plus voir ou sentir, attention mise à profit par tout le potentiel expressif du cinéma permettant d’éprouver les innombrables modulations sensibles par lesquellesil devient possible de rejoindre une mémoire antérieure pour s’y fondre.Le regard pétrifiantque Julio darde sur nous durant unrituel vaudou est venu du fond des âges, comme si chaque minute où nous soutenons ce regards’ouvrait vers les profondeurs d’un passé émergeant lentement jusqu’à nous. Il s’accorde avec l’énergie révolutionnaire de ce rituel–notammentassociéà la lutte pour la libération des marrons–qui devient ici une arme secrète contre ceux qui ont le pouvoir de décider de la vie et de la mort d’hommes et de femmes dont on fait des clandestins, des hors-la-loi. Les voix, les mots, la musicalité des incantations, la façon de faire corps avec la nuit, tout vise à effacer la frontière entre le visible et l’invisible, tout en signifiant qu’il s’agit bien de combattre avec des moyens qualifiés par les Européens de « sorcellerie » une autre forme de sorcellerie : celle d’un État capable de jeter la malédiction sur la vie d’un individu (par un ordre d’expulsion que les demandeurs d’asile appellent « arrêt de mort »), de s’emparer de son corps (par toutes les formes de biopouvoir) et de son âme (en refusant à un Français la liberté d’aimer unétranger en « situation irrégulière »). Et c’est bien à cette sorcellerie-là que l’on assiste durant l’interrogatoire que la commissaire de police fait subir à Carmen, interrogatoire qui vise à briser en elle toute résistance, à capturer son âme pour la tenir sous le joug de la loi, mais aussi à tirer Carmen de l’ombre où elle se tient pour la confronter à la violence de son image démultipliée,capturéeelle aussi par les caméras de surveillance de la ville. Malgré l’impression que l’on a de plonger en pleine science-fiction, il est clair que si tout ici semble irréel, tout est vrai, et qu’à travers cette emprise diabolique du pouvoir sur les individus, c’est bien là notre monde qui nous regarde.

Visages, liens, trajectoires…
Succédant à la cérémonie vaudou, la vision de Carmen et Hussain assoupis l’un contre l’autre au milieu des herbes folles,baignés d’une étrange lueur,enveloppés pardes modulations sonoresque l’on peut imaginer être le chant des astres, lie d’une magnifique façon ces deux êtres à tout un réseaud’énergies mystérieuses. L’on ne sait trop d’ailleurs si cette musique est douce ou au contraire inquiétante, chargée de tout ce qui pèse sur les hommes aujourd’hui, ces « tard venus ». Conscients qu’ils pourraient être parmi les derniers humains, les amantsaccueillent tout ce qui remonte jusqu’à eux, vibre, appelle de très loin pour les inviter à renouer avec la vérité originelle du monde par unesorted’amplification de leur conscience rendue sensible à l’écrannotamment parun rapport organique entre le son et la lumière.
Car c’est aussi par la nature spectrale des images et du son, par ces signaux musicaux qui semblent émerger tantôt du ciel tantôt du ventre de la terre, les deux parfois se livrant bataille, que le film nous plonge dans cette nuit des temps où toutes les peurs de l’homme et les forces qui l’oppressent rencontrent la mémoire d’un monde antérieur, abolissant la frontière entre réel et irréel, rationnel et irrationnel. Si l’énergie qui parcourt le film apparaît de plus en plus comme une forcetellurique, intimement liée à la terre et à la dimension primitive qui lui est rattachée, il y a aussi que Carmen, Hussain, mais également Charles et Julio, semblent ressentir jusque dans leur chair ce qui les rattache à la terre. Héritiers d’un monde en déliquescence hanté par tant d’atrocités et de destructions, les jeunes gens de Low Life cherchent leur humanité dans ce qui les relie à quelque chose d’avant la destruction, ils tentent d’écouter d’autres voix que celles qui mènent tout droit à la catastrophe et à l’oubli de l’homme.
L’importance accordée aux visages, aux regards, aux corps, à leurs déplacements et à leur mise en rapport a tout à voir avec cette énergie primordiale et mystérieuse qu’il s’agit de révéler, de capter en la laissant se prolonger sans jamais l’emprisonner. Low Life renoue ainsi avec l’énergie vitaleque libéraitParia, mais aujourd’hui épurée pour en retenir l’essentiel. Chaque image (d’un visage, d’une relation, d’une trajectoire) conserve ainsi toute sa puissance de rayonnement, laissant circuler d’un plan à l’autre ce qu’il y a de vivant entre ceux qui existent à l’écran — qui existent véritablement, non pas comme personnages mais comme êtres. Ce qui est icimis en lumière, au sens propre du terme, c’est la beauté de rapports humains, pleins et confiants,passant autant par les liens de l’amitié ou de l’amour que par l’intensité d’un regard qui en croise un autre,ou se pose sur un visage pour tenter d’y lire le mystère. C’est ainsi que dans ce film tout circule, même les images que fait naître l’état de latence dans lequel se retirent les amants etles rêves qui succèdent aux crises de narcolepsie de Julio, qui sontautant de flux de pensées tirées des ténèbres, participant, même évanescentes, au plus vaste mouvement de la vie qui se propage à travers tout le réseau énergétique du film. Comme s’il s’agissait, pour les cinéastes autant que pour ceux qu’ils filment, d’allersans cesse au plus profond des choses, de se laisser couler sous la surface en deçà du visible : se noyer et revivre, revenir de l’antre de la barbarie et marcher toujours, avec pour soi la force de la vérité nue.

En passant, le papier de Bégaudeau dans Transfuge est lamentable. Ça ne change guère de ce qu'il écrivait aux Cahiers -il avait déjà écrit sur La Blessure, à l'époque, non? Lamentable pour les travers insupportables que tu soulignais plus haut, Eyquem...
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Message par Eyquem Dim 15 Avr 2012 - 12:54

Y Haenel a écrit:deux policières aussi jeunes que les étudiantes chez qui elles font irruption, contemplent des photographies d'art épinglées au mur (des dormeurs, pris dans le métro, après une nuit blanche).
Je pense que la scène reprend une idée du comité un_visible, qu'on avait vue dans le numéro 9 de la Revue internationale des livres et des idées :

Le Comité un_visible est un collectif autonome d’« usagers » anonymes du métro parisien.

Les membres du Comité sont des terroristes en puissance : 1) ils sont réunis par une même manie, celle de photographier à l’occasion leurs voisins assoupis dans le métro ; 2) ils ont décidé de donner à voir le produit de leur collecte – qui ne répond, il faut le souligner, à aucune intention artistique ; 3) il s’agit d’abord pour eux de satisfaire une pulsion scopique et documentaire, une passion archivistique, similaire à celle qui anime certains collectionneurs compulsifs.

Les membres du Comité sont des terroristes en puissance : 1) ils pensent que la fatigue commune aux dormeurs de ces photographies peut, pour une large part, être dite sociale ; 2) ils pensent qu’elle s’inscrit dans le continuum d’une fatigue qui saisit l’ensemble de la société ; 3) ils pensent que c’est la fatigue de ceux « qui se lèvent tôt », mais aussi de ceux « qui se couchent tard » (ce sont bien souvent les mêmes !) ; 4) ils pensent que cette fatigue est politique, que le métro est un lieu politique dépolitisé – à politiser.


Tout voyageur inconnu, croisé au hasard d’un transport en commun, est le membre possible d’un Comitéun_visible – et un terroriste en puissance.

Le métro est à nous.
C'est, quasiment, ce qui est dit dans le dialogue du film.

Le numéro était illustré de photos comme celles-ci :

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Message par lorinlouis Dim 15 Avr 2012 - 13:12

Il y a quelque chose de Benjamin, sur le sommeil, le rêve, cette manière dont le réel s'amalgame chez le rêveur... Borges pourra peut-être creuser plus avant cette idée du rêve chez W. Benjamin.

Jeunesse qui dort; jeunesse qui rêve. Il y a bien le mot de Garrel, le sommeil et l'Histoire, le réel. Recherche d'une (nouvelle) jeunesse.

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Message par Largo Dim 15 Avr 2012 - 13:19

Merci pour les articles, Lorin, mais où ont-ils été publiés ?
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http://www.raphaelclairefond.com/

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Message par lorinlouis Dim 15 Avr 2012 - 13:28

Certains, on les trouve sur le site de Low Life. D'autres viennent de blogs. Ou de revues de festival (comme celui d'Hybrides, je crois...)
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Message par Eyquem Dim 15 Avr 2012 - 14:07

Il y a des images absolument fabuleuses, dans ce film. Les critiques râlent : "y a trop de mots". Je ne sais pas: ils avaient qu'à regarder les images, s'ils en avaient marre d'écouter.

Il m'en reste beaucoup:
- la course en contre-jour jusqu'au plongeon dans la Saône (le son in est coupé et ne retient que la respiration du mec qui court)
- l'amoureux qui se fait éconduire, et qui s'éloigne, dont la voix devient un marmonnement solitaire, inaudible
- le monologue de Julio, entrecoupé d'un insert sur l'oeil du dieu-bison dessiné au mur
- le visage blanc dans la nuit, qui nous regarde dans les yeux
- la soudaine rupture, dans la scène de l'expulsion, où l'image passe en vision de nuit, au ralenti
- le mur d'images de télésurveillance, légèrement décalées les unes par rapport aux autres
- les jeunes gens endormis les uns sur les autres, embrassés
etc

Je n'avais jamais le sentiment de m'entendre asséner un discours sur des images plates, illustratives ou je ne sais quoi.
Le film a certainement ses moments faibles, mais voulus comme tels ; c'est eux qui permettent les effets de ruptures, de surgissements, qui font la force des moments forts.
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Message par lorinlouis Dim 15 Avr 2012 - 14:26

La critique du verbiage altier ne tient pas, seulement s'il résonne avec sa propre condescendance. Peut-être est-ce cela qui serait insupportable à nos critiques, finalement ?

Mais oui, Low Life, s'il est un film des mots, de l'écriture -comme tous les films de EP et NK- il est aussi un film des images.

En ceci, on voit aussi la réalisation traversée par une "découverte" des teintes, des couleurs, ce qui avait déjà été amorcé dans la Question humaine, je trouve. Mais là, le support numérique aidant, l'image devient prégnante et riche; le cadre irradie d'une autre esthétique, plus poétique, picturale, composée à la manière de la Blessure, mais avec un gain visuel et scénographique plus grand. NK parlait de redécouvrir la couleur dans ce film et quelles que soient les teintes ou les atmosphères, on saisit bien cette sensibilité.

La musique d'U. Klotz est très forte, aussi, très "possédée" par le film -à moins que ce ne soit l'inverse.
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Message par lorinlouis Dim 15 Avr 2012 - 14:58

Frodon, sur le film:


Les somnambules de la liberté
Low Life de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval

Ici et ailleurs. Dans ce contemporain de surveillance, d’omniprésence du spectacle et du contrôle, de traque des étrangers, de révolte qui peine à trouver ses codes et ses objectifs, au-delà du refus et de la beauté du geste. Et dans un monde intemporel, un espace poétique sans âge, celui de la jeunesse comme catégorie philosophique et d’un imaginaire graphique et poétique saturé d’échos, d’Antigone à Sid Vicious, de Rimbaud à Cocteau et à Philippe Garrel. Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval s’installe dans cette zone frontière, non pas entre deux mondes mais entre deux perceptions du monde, documentaire et onirique. Par les nuits et les ruelles, ils accompagnent un groupe de jeunes gens, poètes et activistes, qui évoquent les protagonistes maudits du Diable probablement de Robert Bresson, sans doute le plus terrible requiem des espoirs de la génération 68. Mais nous voici bientôt un demi-siècle plus tard.

Il ne reste rien des matériaux et des agencements d’alors, il reste ces deux tas informes, et qui ne communiquent pas. Ici la misère, la violence, la police, la soumission, la colère. Là l’Amour, la Jeunesse, l’Espoir, la Poésie. Klotz et Perceval cherchent à susciter avec des matériaux lourds quelque chose de très fragile, d’impalpable : un rêve tissé des malheurs du contemporain, expulsions, vidéosurveillance, et des mythes de l’humanité, racines plongées dans les violences archaïques d’Eschyle, et du vaudou. L’activisme d’un petit groupe d’adolescents, puis le vertige et les impasses d’un amour entre une belle rebelle et un sans-papier dans la ville de Lyon hantée de la mémoire des traboules résistantes, se composent en phrases, en tableaux, en scènes où les partis-pris esthétiques travaillent à faire contrepoids aux situations chargées de sens.

Ça s’envole, ou pas. Ça s’enchante, ou pas. Parfois ça danse vraiment. C’est difficile et touchant, y compris de sa difficulté même. La générosité est là, et la disponibilité aux vibrations qu’émettent ces corps si jeunes, si beaux, écartelés entre action et mise à distance, séduction et écart. Bleu comme la nuit et la peur, émouvant et instable, traversé de fulgurances inouïes, magnifié par une bande son venue de la face sombre d’une planète inconnue, Low Life se construit et se défait en même temps. Ses formules – politiques, magiques, artistiques – guettent des fusions improbables, des alchimies utopiques.

Voir le film, c’est en quelque sorte accompagner ses auteurs dans l’aventure même de son invention, de ses élans et de ses apories, de ses frémissements et de ses cris perçus comme d’une nécessité qui cherche sans cesse, trouve, ne trouve plus, retrouve vers quoi ils tendent, où se jouerait leur unisson, et leur montée en énergie, leur propre dépassement. A venir.

A lire sur son blog hébergé par Slate.

Les réactions sont assez intéressantes:


4 commentaires pour “Les somnambules de la liberté”
arlette vaillant, le 5 April, 2012 à 3:57 pm Said:
J’ai ” accompagné “N . Klotz mais avec d’ autres parfois difficiles à faire se dépasser:

Jean Jacques RUE, le 6 April, 2012 à 9:04 am Said:
Pardon Jean Michel mais de quelle jeunesse on parle. ? De cette jeunesse dorée ( les héros de Klotz ressemblent à des modèles Agnès B ) qui semble d’avoir découvert la politique en tombant quelque peu par hasard sur la misère du monde entre deux lectures à voix haute de poésie…euh je crois pas que ce soit celle là qui aujourd’hui s’engage, mais celle qui est victime comme leurs parents de l’exclusion, de la précarisation y compris des classes moyennes et dont le désarroi Espagne ou en Grèce plus qu’en France grossissent les rangs des indignés qui ont compris qu’il faut crever ce vieux monde et non le réformer. Les jeunes de Klotz font penser aux dames patronnesses de l’Angleterre victorienne qui se scandalisaient de la misère de Whitechapel.
Avec au passage la condamnation ridicule de la violence dans cette séquence où les jeunes héros vont au secours d’un policier qui prend feu et le soigne avec l’aide des sans papiers…N’importe quoi…Mais qu’il crame, le soldat de la répression inique ! Et puis qu’est ce qu’on a foutre pendant plus d’une heure de leurs atermoiements sentimentaux , de l’angoisse de l’héroïne qui se demande si elle doit aller en Israël…On dirait du BHL au cinéma qui questionne l’engagement des jeunes. Une heure avant de s’intéresser d’un peu plus près au quotidien et combat des sans papiers, qui n’étaient auparavant que des figures abstraites. Ce film est aussi gentillet et condescendant que le Indignados de Gatlif avec certes en plus un vrai talent de mise en scène tant gâché par ce sirop gluant de bons sentiments de gauche rive gauche. Quand on pense à Paria ou à la Blessure, on se demande quel mouche social démocrate a piqué Klotz Afficher la suite

thomas guillot, le 7 April, 2012 à 3:17 pm Said:
Monsieur Jean-Jacques Rue

Comparer le cinéma des Klotz aux ratages de B.H.L est une insulte aux Klotz et au cinéma.
Ce film est loin d’être aussi gentillet que vous le pensez. Il ouvre par sa forme, la voie à une nouvelle critique, comme “Film Socialisme” de Godard. Il marque comme le dernier Godard, la fin de la mort du cinéma. Peut-être ne savez-vous pas encore en parler. Patience.
Etiez-vous de ceux qui soutenaient “Paria” et “la Blessure” à leur sortie ? Je vous rappelle que “Paria” était noté 0 pointé par les Cahiers à l’époque.
“Low Life” est la suite logique du travail des Klotz, c’est une fresque historique de notre contemporain, poétique plus que politique.
Laissez les dames patronnesses de l’Angleterre victorienne et retournez le voir. Peut-être le comprendrez-vous.

Jean-Michel Frodon, le 8 April, 2012 à 8:28 am Said:
Bonjour Jean-Jacques
Il ne s’agit pas de “jeunesse dorée”, il s’agit de personnages de cinéma. Rien ne serait plus effrayant, et plus stérile, que l’exigence de ne montrer que des pauvres bien pauvres et bien sales pour croire faire un cinéma populaire, ou prolétarien, ou révolutionnaire. Cette idée du naturalisme réveille les pires remugles jdanoviens. Les dandys du jeune Buñuel, les anges de Cocteau, James Stewart ou Peter Fonda, Louise Brooks ou Anna Karina ont été des figures porteuses de rupture et d’interrogation radicale au moins aussi dynamique que la figuration littérale du pseudo “réalisme” qui n’est ici que son dévoiement naguère connu sous le nom de réalisme-socialiste. Les personnages de cinéma des Klotz sont des personnages de cinéma, qui se présentent comme tels. C’est un dispositif de représentation différent de ceux de “Parias” et de “la Blessure” (eux-mêmes différents entre eux), mais qui n’est pas moins une construction interrogeant ouvertement les principes de sa construction. En cela il me semble aussi légitime que disons le passage par un artiste d’une enquête documentaire à une mise en scène d’un spectacle de danse.
Quant à la scène où ils sauvent un type en train de brûler, il me semble qu’il est bien tard dans le siècle, dans les siècles désormais, pour rejouer sans frais la grimace de l’anti-humanisme, et de ses radicalités aux sanglantes aubes. Cela relève de ce qui nous enchaine, la pensée-réflexe, l’automatisme de la posture. Affronter la police, et les formes plus sophistiquées et perverses de défense d’un système inique et mortifère, sans perdre l’humain, c’est à dire sans absolu, est un peu plus compliqué – beaucoup plus compliqué, même. Mais indispensable, sous peine d’avoir déjà perdu.
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Message par Invité Dim 15 Avr 2012 - 16:57

Largo a écrit :


Low Life, c'est simplement l'antithèse absolue des filles de Letourneur.

déjà là je m'interroge sur le fait de renvoyer ainsi dos à dos deux bouts de pellicule ?!?...?

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Message par Invité Dim 15 Avr 2012 - 17:17



( bon je n'ai pas encore vu le film mais je ne le verrai pas indemne de votre subite défense en rangs sérrés dont je ne perçois pas les enjeux ).

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Message par Eyquem Lun 16 Avr 2012 - 9:14

Ce qui fait la singularité du film, c'est ce mélange d'action et de passivité, d'engagement et de dégagement, d'énergie et de fatigue, de désir d'en découdre et de désir de dormir.

C'est sans doute pour cela que le film s'ouvre sur la référence à Ophélie, c'est-à-dire aussi à Hamlet.

Car c'est bien lui, Hamlet, l'adolescent en deuil, "le seigneur latent qui ne peut devenir", le fils qui ne se sent pas à la hauteur de ce que lui enjoint la voix de son père, l'héritier qui plie sous un héritage trop lourd :

Que faut-il admirer ? la résignation
Subissant tes assauts, Fortune, et tes outrages ?
Ou la force s’armant contre une mer d’orages
Et les mettant à fin par la lutte ? — Mourir,
Dormir, et rien de plus ! et puis ne plus souffrir !
Fuir ces mille tourments pour lesquels il faut naître !
Mourir, dormir ! Dormir ! qui sait ? rêver peut-être !

Peut-être ?... ah ! tout est là ! quels rêves peupleront
Le sommeil de la mort, lorsque sous notre front
Ne s’agiteront plus la vie et la pensée ?
Ce mystère nous rive à la terre glacée !

Cette espèce d'atonie dans le jeu des acteurs, le deuil qu'ils semblent constamment afficher, tout cela ne vient pas uniquement d'avoir à vivre dans un monde où il y a quelque chose de pourri. Ca vient sans doute aussi de très loin, du passé, ça vient de se sentir un "tard-venu", un héritier à qui tous ces morts dont les noms prestigieux circulent dans le film semblent demander des comptes.



Dernière édition par Eyquem le Lun 16 Avr 2012 - 10:22, édité 1 fois
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Message par Invité Lun 16 Avr 2012 - 9:25

Le fait moderne c'est que nous ne croyons plus en ce monde. Nous ne croyons même pas aux événements qui nous arrivent, l'amour, la mort, comme s'ils ne nous concernaient qu'à moitié. Ce n'est pas nous qui nous faisons du cinéma, c'est le monde qui nous apparaît comme un mauvais film. Deleuze, l'mage-temps, p. 223

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Message par Eyquem Lun 16 Avr 2012 - 10:20

Je ne connaissais pas ce monologue d'Heiner Müller avant le film :

OPHELIE :
Je suis Ophélie.
Que la rivière n’a pas gardée.
La femme à la corde la femme aux veines ouvertes la femme à l’overdose sur LES LEVRES DE LA NEIGE la femme à la tête dans la cuisinière à gaz.
Hier j’ai cessé de me tuer.
Je suis seule avec mes seins, mes cuisses, mon ventre.
Je démolis les instruments de ma captivité, la chaise la table le lit.
Je ravage le champ de bataille qui fut mon foyer.
J’ouvre grand les portes, que le vent puisse pénétrer et le cri du monde.
Je casse la fenêtre.
De mes mains sanglantes je déchire les photographies des hommes que j’ai aimés et qui ont usé de moi sur le lit sur la table sur la chaise sur le sol.
Je mets le feu à ma prison.
Je jette mes vêtements au feu.
Je déterre de ma poitrine l’horloge qui fut mon cœur.
Je vais dans la rue, vêtue de mon sang.
(Hamlet machine)
C'est violent, très éloigné dans mon souvenir de la mélancolique Ophélie de Shakespeare.

Il y a un entretien intéressant avec Jean Jourdheuil, le traducteur et le premier à avoir mis en scène Hamlet Machine en France :

http://www.sine-causa.com/er/arte/theater/hm/hm01.htm

Il explique quelques-unes des métaphores du texte :
Dans la poésie de Müller il y a cette relation aux morts. Et puis… Il y a sa vie: le suicide de sa femme, Inge Müller. Elle avait déjà une existence marquée par la tragédie de la guerre, puisque c’est elle-même qui avait dû déterrer de ses propres mains les corps mutilés de ses parents après les bombardements. Il y a un certain nombre de textes d’Heiner Müller qui sont en échos à ceux de Inge Müller, et à sa vie.
Dans Hamlet Machine:

"Je suis Ophélie.
Que la rivière n’a pas gardée.
La femme à la corde.
La femme aux veines ouvertes (…)
La femme à la tête dans la cuisinière à gaz.
"

«Que la rivière n’a pas gardée», c’est une allusion à Rosa Luxembourg qui avait été jetée dans le canal. «La femme à la corde, aux veines ouvertes, la tête dans la cuisinière à gaz», c’est Inge Müller, son suicide réussi, «les veines ouvertes» ce sont les tentatives de suicides antérieures; «la femme à la corde», c’est Ulrike Meinhoff de la Bande à Baader. Il y a donc cette expérience à la fois poétique et existentielle, qui fait que Müller vivait autant avec les morts qu’avec les vivants. Les morts étaient présents dans sa vie, dans son théâtre, dans sa poésie.

Mais l'image d'une Ophélie qui ne s'est pas noyée se trouve déjà chez Mallarmé, pour désigner l'image de soi intacte qu'Hamlet conserve en lui :
Ainsi m'apparaît rendue la dualité morbide qui fait le cas d'Hamlet, oui, fou en dehors et sous la flagellation contradictoire du devoir, mais s'il fixe en dedans les yeux sur une image de soi qu'il y garde intacte autant qu'une Ophélie jamais noyée, elle ! prêt toujours à se ressaisir. Joyau intact sous le désastre. » (Crayonné au théâtre)
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Message par lorinlouis Lun 16 Avr 2012 - 12:29

Oui, et la référence à Müller est aussi la rage intestine du film, son refus d'une distanciation qui rendrait possible une didactique ou un souci sociologique, cette injonction à se tenir au plus près des personnages et de la communauté que ces derniers tentent d'établir. Cet acharnement de la jeune femme à réciter violemment -d'une violence même que portent ces vers- n'est pas un simple exercice, un simple travail de répétition, mais bien une question de vie ou de mort tant c'est viscéral.

Côté mythologie ou littérature, rapport des morts et des vivants -de la mort et de la vie- non seulement dans le sommeil des égaux mais dans cette chambre à coucher, espace des amants, qui se convertit par la peur, la folie, l'amour, la possessivité, en un tombeau pour vivants. C'est Antigone, cette impossibilité de coïncider avec l'espace occupé; d'être condamné à demeurer vivant dans un lieu de mort -le tombeau. En voulant protéger Hussein, en voulant conserver jalousement son amour -de la société et de la communauté- elle s'emprisonne et emprisonne son amant, l'emmurant dans une chambre gardée par une lourde armoire.

Se soustraire au monde, en demeurant là, à l'intérieur, mais en un lieu qui ne peut être conquis, qui ne peut être l'objet, la topographie d'un regard. Comme dans le sommeil; comme dans la mort.
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Message par Invité Lun 16 Avr 2012 - 14:19

Ca a l'air intéressant, mais le côté "Shoah 2" (la reprise telle qu'elle du communiqué sur les meurtres de masse via des camions transformé en chambre à gaz pendant la guerre qu'il y a déjà dans le film de Lanzmann, et montrée plus sobrement et efficacement chez Lanzmann: la marque de camion a bien survécu à la guerre, et le seul fait de le voir sur l'autoroute est une question) de "la Question Humaine" m'avait profondément emmerdé tant le propos du film était redondant par rapport à une évidence morale déjà sue, et donc inutile. Déjà la critique défendait le film par le fait que le personnage joué par Almaric était était dans une lutte indirecte mais "viscérale et violente",la seule chose qui lui était offerte pour s'opposer à ce qui lie les modes du fonctionnement de la bureaucratie du management d'entreprise et d'une pulsion d'extermination était de danser et se prendre des râteaux avec ses collègues. Une sorte de gauche houellebecquienne.
Mais au total le film finissait plus par assigner une sorte de position transcendantale à la cruauté (elle est à la fois nulle part et partout, dans la psychologie et dans le système, immatérielle et contagieuse) qu'à montrer une vraie lutte, avec son impureté.
Je crois qu'on ne peux pas montrer à la fois la grâce politique que l'engagement politique devrait conférer à ceux qui s'y investissent, et en même temps la raison de cet engagement. Cela devient souvent ridicule: ils sont beaux parce qu'ils agissent bien.

Ceci dit j'ai pas vu 'Low Life' (et avais bien aimé 'la Blessure') mais je vais le voir avec ces préventions.
Ceci dit il y a quelque chose d'intéressant dans le ratage de Question Humain, un rapport assez pascalien envers la politique (une cause politique ou morale qui est l'objet non d'une activité quotidienne mais d'une croyance, parfois souterraine et paradoxale, un pari dont l'objet est de croire pour se débarrasser de la nécessité de parier) avec l'impossibilité de savoir si on résiste au propos parce qu'il est objectivement faible (une révolution se fait de toute manière surtout avec ceux qui au départ étaient les tièdes), ou bien parce qu'il ne flatte pas directement l'état d'esprit petite bourgeois et les croyances qui vont avec.

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Message par lorinlouis Lun 16 Avr 2012 - 14:47

Hey Tony !

En même temps -et c'est par là que LL s'inscrit en un épilogue, enfin une continuité, une reprise de ce qui a éclot en la Question...- il n'est pas vraiment question de résistance dans la QH mais d'une espèce d'épiphanie politique, d'un dévoilement d'une trame, de quelque chose qui travaille, derrière, en deçà, malgré le fait que ses effets puissent émerger, venir à la surface, sans rien trahir. En fait, si: la QH est l'histoire d'une trahison, de ces mots qui trahissent et qui entraînent alors Simon aux limites de la folie, de la prise sur le réel qu'il pense avoir. LL viendra après -logiquement et chronologiquement. C'est le film des enfants de Simon, ceux-là même qui n'apprennent plus mais se questionnent sur comment résister à ce à quoi Simon a, finalement, succombé (ou du moins, une part de lui).

L'articulation entre les deux oeuvres paraît évident et voir l'un par rapport à l'autre offre l'apparence d'un diptyque, d'un déploiement en deux temps, la connaissance (ou la reconnaissance) et l'action (bien que dans LL, l'action elle-même, comme la connaissance dans la QH, est problématique et sujette à caution)

Je ne suis pas sûr, non plus, que la référence à la note technique de 42 ait la même valeur, la même fonction dans la QH et dans le film de Lanzmann. La révélation que subit Simon montre qu'elle est l'épiphénomène de quelque chose plus utérin qu'une simple évidence morale -bien qu'elle y ait une signification qu'on ne peut négliger...
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Message par Invité Jeu 19 Avr 2012 - 17:51



Les Cahiers du Cinéma, ce mois-ci.

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Message par lorinlouis Jeu 19 Avr 2012 - 20:38

Ça valait de dépenser l'énergie d'un scan, Breaker... Wink
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Message par lorinlouis Ven 20 Avr 2012 - 17:08

La rigueur du critique, ou comment prendre un film par-dessus la jambe -que ce soit au propre comme au figuré: s'agit-il de la critique du film de Perceval & Klotz ou de celui d'Andreas Dresen ? Car je ne me souviens pas d'y avoir vu les acteurs que recensent les Cahiers...

Épiphénomène d'une critique qui se promène légèrement autour des films, dandysme des temps modernes ?

Un peu de rigueur, de sérieux, bon sang !!!
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Message par Invité Ven 20 Avr 2012 - 18:13

Lorinlouis a écrit :

Oui, Adeline, N. Klotz m'en a parlé dans un mail

ah bon

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Message par Borges Ven 20 Avr 2012 - 18:32

lorinlouis a écrit:La rigueur du critique, ou comment prendre un film par-dessus la jambe -que ce soit au propre comme au figuré: s'agit-il de la critique du film de Perceval & Klotz ou de celui d'Andreas Dresen ? Car je ne me souviens pas d'y avoir vu les acteurs que recensent les Cahiers...

Épiphénomène d'une critique qui se promène légèrement autour des films, dandysme des temps modernes ?

Un peu de rigueur, de sérieux, bon sang !!!

t'es trop doux, poli, lorinlouis; simplifiant Nietzsche, il est bon de rappeler : " contre la bêtise et le front stupide, l’argument qui revient de plein droit est le poing brandi"; plus violent, Woody Allen dirait la batte de baseball



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