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Vénus noire (A. Kechiche)

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Message par D&D Lun 8 Nov 2010 - 17:36

La Vénus elle-même, quel regard a-t-elle ?
Est-ce qu’un problème du film n’est pas de la priver de regard ?
Son regard est buté, à trois variantes près (la souffrance, l’abrutissement alcoolique, le refus), il ne se porte sur les autres que réduit à un « je ne suis pas dupe de ce qu’on me raconte ».
S’il y avait un chemin à parcourir, sans trahir le désespoir de cette histoire, s’il y avait quelque chose à faire, et au cinéma, pour rendre à la Vénus ce que presque tous lui confisquent, son humanité donc, je me demande si ça ne doit pas passer par l’existence de son regard, de ses regards.
Ultra-raccourci : un personnage regardé grosso-modo de la même manière par tous et qui regarde grosso-modo de la même manière tout le monde, et comme confirmant ainsi son statut de victime.
La seule différence qui affleure, c’est le peintre, et un peu parfois sa copine-pute ou les deux serviteurs au début, ou dans un autre genre des partouzeurs quand elle pleure. Mais ces regards-là ne proposent pas véritablement d’alternative : ils sont simplement un répit. La réification cesse, ou s’absente, mais ces regards-là sont trop esquissés pour qu’autre chose naisse qu’un vague cliché (le peintre en tête de liste). Même topo en contrechamp, le regard de la Vénus n’exprime qu’un répit.
C’est compliqué ces films liés à une histoire de l’Histoire. Pour que cette histoire soit contée au cinéma, ne faut-il pas nécessairement prendre le risque de faire exister le regard de la Vénus, de fictionner ses regards en place de ceux qu’elle a pu avoir (et peu importe l’exactitude historique, mais les choix de Kechiche aurait précisément été décisifs, je crois ; les choix qu’il fait pour fictionner les autres regards n’en sont que plus simplistes en l’état). Là, il n’y a rien. J’ai du mal à voir en quoi ce n’est pas encore, même avec les meilleures intentions du monde, lui refuser, in fine, son humanité.
Sur ce plan, le film ne marcherait qu’avec une seule jambe : le peut-il ? Je comprends bien la peur première de réduire cette femme. Mais j’ai l’impression que reculer devant la fiction à son endroit ne conduit alors qu’à une ablation.
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Message par Eyquem Lun 8 Nov 2010 - 17:52

J’ai du mal à voir en quoi ce n’est pas encore, même avec les meilleures intentions du monde, lui refuser, in fine, son humanité.
Mais pourquoi son humanité serait-elle quelque chose à construire ?
C'est un donné.


Dernière édition par Eyquem le Lun 8 Nov 2010 - 17:59, édité 1 fois
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Message par D&D Lun 8 Nov 2010 - 17:57

Oui d'accord, mais récusée par les regards, et alors dans ce que j'essaie de dire, paradoxalement, par Kéchiche.
Ou bien : rien n'est donné dans un film. Tout est reconstruit.
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Message par Eyquem Lun 8 Nov 2010 - 18:32

un personnage regardé grosso-modo de la même manière par tous et qui regarde grosso-modo de la même manière tout le monde, et comme confirmant ainsi son statut de victime
Je suis bien d'accord que ce qui rend le film difficile, pas aimable, c'est que cette femme reste très opaque : qu'est-ce qui lui a permis de tenir ? (et ce qui lui a permis de tenir, c'est ce qui fait qu'elle n'est pas qu'une victime).

Le film ne fait pas semblant de le savoir. Mais il y a plusieurs scènes qui suggèrent des pistes (l'achat du chapeau ; les scènes où elle joue de la musique, où elle chante, où elle pose pour le peintre, où elle dit non (comme quand elle agrippe Cuvier par les couilles))
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Message par D&D Lun 8 Nov 2010 - 19:30

Sur la question de ce qui lui permet de tenir, je crois que le film dit effectivement quelque chose, et d’ailleurs qu’il sait très bien quoi.
C’est peut-être la seule part de fiction la concernant d’ailleurs (je ne sais pas si c’est vrai). Kéchiche revient sur le fait que : elle est une artiste et/ou veut l’être, socialement. Cela passe par les scènes musicales que tu cites et par certains dialogues. Cela peut/pourrait être très riche comme piste.
Mais cela reste pour moi théorique, et appartient davantage à l’ensemble de la démonstration de Kéchiche sur le monde du spectacle qu’au personnage (chez qui ce n’est pas, véritablement relayé, défini). On pourrait sûrement agencer pour le coup avec Inland Empire, Mulholland Drive, et Lost Highway.
Le film est assez récurrent aussi sur quelques éléments qui posent l’idée d’un « ne pas avoir le choix » : « ce serait pire en afrique du sud », ou la violence physiques des hommes à son égard par exemple.
Enfin, je crois que la circulation de l’argent n’est pas très nette. De quel argent dispose-t-elle réellement et quand ? C’est peut-être une chose que l’on ignore (historiquement), mais c’est assez problématique pour le film, quant aux (im)possibilités de cette femme.

La scène où elle refuse de se dénuder entièrement me semble davantage une réaction (en atteignant un point limite) qu’une action. Pour autant, quand elle agrippe Cuvier, là oui, j’ai trouvé qu’il pouvait se passer quelque chose. Il me manque son regard sur ces hommes-là.
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Message par Eyquem Lun 8 Nov 2010 - 20:23

Il me manque son regard sur ces hommes-là.
En un sens, c'est un reproche qui revient à chaque film de Kechiche : on reproche toujours aux personnages de manquer de quelque chose, de pas être à leur place, de choisir le rôle qui n'est pas pour eux.

C'est ce que dit la prof à Krimo : "Sors de toi-même, joue, prends du plaisir". Et Krimo restait là, tout transi, pas fait pour le théâtre, mais voulant faire du théâtre quand même (au moins pour séduire la blonde).
C'est aussi ce qu'on pouvait reprocher au père dans La graine et le mulet : pas bavard, réservé, mais voulant faire un restaurant où ce soit la fête, où tout le monde cause et s'amuse. Il a pas un sou en poche, mais il veut s'acheter un bateau. Il est ouvrier, il a aucune expérience du commerce, mais il veut créer son affaire à lui. etc

Est-ce que ce n'est pas aussi ce qu'on reproche à Saartjie ? Elle veut être actrice, et pourtant, elle a le visage le plus fermé qu'on puisse imaginer ; jamais on ne devine ce qu'elle pense, ce qu'elle ressent (les deux trucs de base qu'on s'attend à lire sur un visage, même pas seulement celui des actrices). C'est comme si son visage n'exprimait jamais que le refus d'exprimer quoi que ce soit.
On aurait envie de la voir choisir : soit jouer son rôle, soit se révolter. Mais on la voit faire ni l'un ni l'autre.


C'est trois personnages entêtés, et aussi butés dans leur entêtement à continuer à faire ce qui manifestement est promis au ratage.

(étant entendu que le désir de Saartjie, ce n'est pas de faire ce spectacle-là, mais seulement d'être actrice, c'est-à-dire de jouer à être quelqu'un d'autre, quand tout le monde veut seulement qu'elle reste ce qu'elle est, qu'elle soit qui elle est, telle que la nature, la naissance l'ont faite).


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Message par D&D Lun 8 Nov 2010 - 20:43

Eyquem a écrit:
Il me manque son regard sur ces hommes-là.
En un sens, c'est un reproche qui revient à chaque film de Kechiche : on reproche toujours aux personnages de manquer de quelque chose, de pas être à leur place, de choisir le rôle qui n'est pas pour eux.

Je suis tout à fait d'accord avec ce que tu dis ensuite, mais pas d'accord pour que tu réduises mon propos de cette manière. Ce n'est pas du tout mon raisonnement.

Ce qui m'interroge dans cette question des regards est un questionnement sur la construction de la fiction de ce personnage par rapport aux autres.


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Message par Eyquem Lun 8 Nov 2010 - 21:02

pas d'accord pour que tu réduises mon propos de cette manière
(je reconnais, mais c'est l'idée de manque, que tu évoques, qui m'a fait penser aux autres personnages de Kechiche ; j'aurais pas dû laisser la citation)

Il me manque son regard sur ces hommes-là.
Est-ce qu'on le trouve pas aussi dans L'esquive et La Graine et le mulet, ce manque-là, ce côté obtus, comme si Kechiche ne voulait pas donner les raisons de ses personnages ?
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Message par D&D Lun 8 Nov 2010 - 21:34

Eyquem a écrit:
Est-ce qu'on le trouve pas aussi dans L'esquive et La Graine et le mulet, ce manque-là, ce côté obtus, comme si Kechiche ne voulait pas donner les raisons de ses personnages ?

(Bon, j'ai pas encore vu L'Esquive, ça m'embête bien, je me concentre sur La Graine)

D'un côté, je pense qu'il y a quelque chose par là de récurrent chez Kéchiche, dans le côté obtus, buté ou secret, je sais pas comment dire.
Je crois que ça a à voir avec ce qu'il veut dire et rendre de/sur sur l'exclusion, sur le racisme dans une société. Comment tu intègres un regard qui t'exclut et comment, d'une certaine manière tu te retranches pour tenir et avancer. Enfin, y a sûrement des choses plus intéressantes que ça à dire là-dessus Wink

D'un autre côté, le personnage de Slimane est "obtus" mais il a aussi des regards, sur ses proches par exemple. La différence bien sûr, c'est qu'il n'est pas seul comme la femme du dernier film.
Mais aussi secret que soit Slimane, son personnage est animée d'une fiction très concrète : cette aventure qu'il lance. Le traitement fictionnel de son personnage n'est pas une exception par rapport au reste du film...

Mais il faut réfléchir aussi à ce que cette opacité permet, bien sûr... (J'essaie... Embarassed )
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Message par D&D Lun 8 Nov 2010 - 21:52

Je repensais à ton premier post sur le film qui m’a d’abord surpris, parce que « la distance historique » que tu avais craint, moi je la ressentais, en tout cas en partie (sans nécessairement y réduire le film), en particulier avec les défilés de « tronches » des spectateurs. C’est d’ailleurs un truc qui m’interroge par ailleurs, mais bref…
Les scientifiques aussi, les juges et avocats me renvoient dans leurs grimaces et postures à quelque chose qui ne m’invitent pas à faire le lien avec aujourd’hui autrement qu’intellectuellement. Pas physiquement, donc.
En revanche, l’opacité de la femme permet certainement l’infusion du contemporain.
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Message par Borges Lun 8 Nov 2010 - 22:08

C'est comme si son visage n'exprimait jamais que le refus d'exprimer quoi que ce soit.
On aurait envie de la voir choisir : soit jouer son rôle, soit se révolter. Mais on la voit faire ni l'un ni l'autre.

(j'ai été très surpris d'apprendre que Bartleby était le personnage de fiction préféré de derrida)

très rancière, ce que tu racontes de K, eyquem;




"Il n'y a sans doute pas d'image qui n'implique ensemble regards, gestes, et pensées (...) il faudrait, devant chaque image, se demander :

-comment elle (nous) regarde

-comme elle (nous) pense

-comment elle (nous) touche en même temps"

(GDH)


je crois que c'est chez sartre que je chercherai des possibilités de penser ces histoires de regards;


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Message par Eyquem Lun 8 Nov 2010 - 22:55

D&D a écrit:en particulier avec les défilés de « tronches » des spectateurs
Si les figurants sont expressifs, c'est surtout parce qu'ils en font tout le temps des tonnes (dans la surprise, la peur, le dégoût, la curiosité...) C'est eux les "vrais" acteurs, qui ne cessent de donner leurs réactions en spectacle aux autres.
(Parmi le public, il n'y a que les savants qui ne montrent rien. Mais c'est aussi une composition en un sens : quand le gynéco ausculte Saartjie, il lâche un "Seigneur !" en découvrant son sexe, et il se ressaisit tout de suite.)

Dans le texte de Daney sur Elephant man, il y a un peu de cette idée : les gens comme il faut apprennent à bien jouer devant le miroir de l'homme éléphant ; ils apprennent à se masquer, à cacher leurs réactions, à faire comme si de rien n'était.
Ici aussi, il y a du jeu dans le public, mais dans le sens d'une exubérance, d'un surlignage, d'un surjeu : le public s'entraîne lui-même à surjouer la peur, le ravissement, etc, sous le regard des autres. C'est un jeu de regards à trois bandes : le public regarde, la Vénus joue, mais le public se regarde aussi réagir, et joue à se regarder.

Il suffit d'un rien pour que l'illusion, la frénésie collective retombent : dans le salon des libertins, dès que la Vénus se met à pleurer, ceux qui l'instant d'avant s'excitaient comme des fous, se ressaisissent, crient au scandale, sifflent le "dompteur" pour le mauvais spectacle.
Borges a écrit:je crois que c'est chez sartre que je chercherai des possibilités de penser ces histoires de regards
Dans cette scène, c'est quand la Vénus ne regarde plus le public, ferme les yeux pour pleurer, que le public prend d'un coup conscience de ce qu'il fait.
(je ne sais pas ce qu'en dirait Sartre)
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Message par D&D Lun 8 Nov 2010 - 23:12

Je sais pas si je comprends bien :
- "sifflent le dompteur pour le mauvais spectacle".
Est-ce que tu peux préciser dans quel sens entends-tu ici "mauvais" spectacle ?
- "le public prend conscience de ce qu'il fait" : prend conscience qu'il fait quoi ?

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Message par Eyquem Lun 8 Nov 2010 - 23:37

Dans les sifflements du public, il y a deux reproches contradictoires :
- un jugement moral (le public prend conscience que cette femme est battue et humiliée)
- un jugement "esthétique" (l'illusion a été rompue ; le public n'en a pas eu pour son argent)
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Message par D&D Mar 9 Nov 2010 - 0:00

Alors je crois que je vois, même si le second jugement me paraît commercial avant d'être "esthétique" (mais ça s'est sûrement trop loin pour moi).
En revanche, je ne les trouve pas contradictoires et ils ont la même source : "elle n'est pas d'accord, alors". Ce qui "renvoie" aussi au procès en Angleterre, mais j'ai encore du mal à voir en quoi le chemin parcouru entre ces deux moments est défendable ou non dans la manière dont il reformule la problème (qu'est-ce qui se joue en passant des bien-pensants aux libertins).
Ce qui me rebute un peu, c'est la vitesse de sortie de la scène, parce qu'il y a des réactions individuelles un peu différentes, mais tout va trop vite pour que l'on puisse en faire quoi que ce soit. A part les réunir dans une opposition exacerbée des classes (même si ça compte aussi).
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Message par D&D Mar 9 Nov 2010 - 0:16

Eyquem a écrit:
Il suffit d'un rien pour que l'illusion, la frénésie collective retombent : dans le salon des libertins, dès que la Vénus se met à pleurer, ceux qui l'instant d'avant s'excitaient comme des fous, se ressaisissent, crient au scandale, sifflent le "dompteur" pour le mauvais spectacle.

Ce que tu dis avant ça est sûrement dans le propos, mais je n'ai pas le souvenir qu'il le filme, que le film fasse vraiment exister ça autrement que comme faisant "nécessairement" partie du package "réflexion sur le spectacle". A part peut-être un peu une fois passé dans les salons.

Le "il suffit d'un rien" me surprend. Je ne me souviens pas d'un autre moment dans le film où l'illusion ou la frénésie retombent. Et là, il me semble que ce n'est précisément pas "un rien".
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Message par Largo Mer 10 Nov 2010 - 11:05

Hello,

D&D, Eyquem, je lis seulement maintenant votre échange. Je reviens juste sur un point :

(étant entendu que le désir de Saartjie, ce n'est pas de faire ce spectacle-là, mais seulement d'être actrice, c'est-à-dire de jouer à être quelqu'un d'autre, quand tout le monde veut seulement qu'elle reste ce qu'elle est, qu'elle soit qui elle est, telle que la nature, la naissance l'ont faite).

Ca n'est pas tout à fait exact, il me semble. Les spectateurs ne veulent pas la voir telle qu'elle est, mais telle qu'ils fantasment la femme noire et son exotisme : sauvage, bizarrement accoutrée, animale... La Vénus n'est pas née dans une cage en montrant les dents.

Le drame du personnage, c'est qu'en lui faisant miroiter un rôle d'actrice, de composition, ses maîtres la rendent prisonnière du regard occidental et de ses préjugés racistes. On lui fait croire qu'elle est une artiste, libre et bientôt riche, pour mieux la maintenir dans ses chaînes, dans une sorte de servitude volontaire. Bon, après, évidemment ses premières velléités de révolte mettront à nu le mensonge sur lequel reposait son "partenariat" avec le hollandais.

Mais derrière tout ça, on sent bien que le problème de Kéchiche est de ne prendre la Vénus que comme surface de projection des fantasmes de l'homme blanc. En rendant la Vénus quasi-muette, il la prive de son humanité fondamentale. Même quand elle se rebelle, qu'elle attrape Cuvier par les couilles, on est vraiment au degré zéro de la révolte. Aucun accès à ses raisonnements, son intériorité, des sentiments complexes.

Pour reprendre le texte de Daney :

ce n’est pas toi qui compte, c’est lui, l’homme-éléphant ; ce n’est pas ta peur qui m’intéresse, c’est la sienne ; ce n’est pas ta peur d’avoir peur que je veux manipuler, c’est sa peur de faire peur, la peur qu’il a de se voir dans le regard de l’autre. Le vertige change de camp.

Kéchiche s'intéresse seulement à la peur du spectateur, pas vraiment à celle de la Vénus.
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Message par Eyquem Mer 10 Nov 2010 - 12:00

hello,
Largo a écrit:Les spectateurs ne veulent pas la voir telle qu'elle est, mais telle qu'ils fantasment la femme noire et son exotisme : sauvage, bizarrement accoutrée, animale...La Vénus n'est pas née dans une cage en montrant les dents
D'accord mais pour qui ? Si le public de 1815 avait conscience de ce décalage entre ce qu'ils fantasment et ce qu'elle est, est-ce qu'elle serait exhibée en cage ?
Les savants le disent : elle est, par nature, plus proche du singe que de l'homme. Donc, pour le public de 1815, c'est bien ce qu'elle est : un animal sauvage, la représentante d'une humanité inférieure.
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Message par Eyquem Mer 10 Nov 2010 - 12:20

Largo a écrit:En rendant la Vénus quasi-muette, il la prive de son humanité fondamentale
Pas d'accord là-dessus : c'est pas qu'elle parle pas, c'est qu'elle se tait, et ce n'est pas la même chose. Se taire (quand on pourrait parler), c'est bien dire quelque chose ; ce n'est pas un vrai silence, un silence absolument pur.
Ca la prive de quelque chose sans doute, mais certainement pas de son humanité (le silence, c'est une des voies de la sagesse, selon la tradition).


Vous avez retenu ses premiers mots ? Je les ai retenus, parce que je les guettais après le coup de massue du premier spectacle. C'est comme dans "Elephant man" (revu hier soir) : on attend qu'ils disent quelque chose, n'importe quoi.

La première chose que dit Saartjie dans le film, c'est : "Bonne nuit".


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Message par Largo Mer 10 Nov 2010 - 12:36

Pour la plèbe du début, c'est pas évident en effet, mais il y a par exemple les libertins, qui semblent conscients qu'elle joue un rôle, qu'elle leur sert ce qu'ils ont envie de voir. C'est peut-être ce qui explique leur réaction outrée quand elle pleure. A ce moment-là, pour eux, c'est "plus du jeu", la rampe est fendue. Idem, le journaliste, pas dupe, de la part fantasmatique de l'histoire qu'il va pourtant relayer.

Pas d'accord là-dessus : c'est pas qu'elle parle pas, c'est qu'elle se tait, et ce n'est pas la même chose. Se taire (quand on pourrait parler), c'est bien dire quelque chose ; ce n'est pas un vrai silence, un silence absolument pur.
Ca la prive de quelque chose sans doute, mais certainement pas de son humanité

Disons que ça la prive d'une personnalité un peu plus complexe et que ça braque notre regard et notre attention sur les spectateurs, les blancs.
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Message par Borges Mer 10 Nov 2010 - 13:06

Largo a écrit:

ce n’est pas toi qui compte, c’est lui, l’homme-éléphant ; ce n’est pas ta peur qui m’intéresse, c’est la sienne ; ce n’est pas ta peur d’avoir peur que je veux manipuler, c’est sa peur de faire peur, la peur qu’il a de se voir dans le regard de l’autre. Le vertige change de camp.

Kéchiche s'intéresse seulement à la peur du spectateur, pas vraiment à celle de la Vénus.

quel sens tu donnes à ce passage de daney, et en quoi c'est différent chez K?

allant dans le sens de eyquem (enfin je crois); j'ai presque envie de dire, n'ayant pas encore vu le film, que le problème c'est pas l'humanité de vénus, c'est tout de même hallucinant, cette demande, mais plutôt la poutre dans l'oeil du spectateur...pas seulement dans le film, du film aussi; en quoi les deux regards se confondent, en quoi ils se distinguent; Quand on dit que l'on n'a pas le point de vue de la vénus, son regard... imaginons que son regard, c'est le regard du film, sur les spectateurs, de l'époque, qui ne sont pas très différents de ceux d'aujourd'hui...

relire la dialectique du regard, dans l'être et le néant :


quelle étrange demande : on veut de l'humanité, il faut qu'il la rende humaine...ce qui implique qu'elle ne l'est pas; mais pour qui? pour nous, pour cette époque?

Que reproche-t-on à K : de n'avoir pas rendu l'humanité de la vénus (noire), étant entendu que la notre est donnée; cette humanité, ce serait son regard, son intériorité, ce qu'elle pense, ressent, combien elle est libre, bref, une espèce de portrait psychologique, de base, qui corresponde à l'idée que l'on se fait de l'humanité (majoritaire, intériorité et autres balivernes); son film serait ainsi raciste, parce que la vénus ne ressemble pas à un personnage de christophe honoré...où l'on se voit se voyant; où l'on est confronté à son propre portrait... ": mais c'est moi, comme je suis humain; mais elle, elle est pas comme moi, je veux qu'elle soit comme moi, elle serait tellement plus humaine, elle serait humaine..."

Imaginons que cette fille ait été telle que la montre K, en serait-elle pour autant inhumaine?

C'est un peu ce que raconte badiou : on nous les casse avec la tolérance, l'altérité, le souci de l'autre, et il suffit qu'une femme se voile pour qu'on se mette à crier au monstre; mais non, c'est le monstre qui a peur, du portrait que vous faites de lui, qu'il voit dans vos yeux...

Soit elle est humaine, soit elle ne l'est pas :

si, non, on se comporte avec elle, comme il faut se comporter avec du non-humain,
si oui, alors on interroge le concept d'humanité qu'on a en tête, et qui nous permet de dire qui est et qui n'est pas;

il suffit de lire cette discussion, pour arriver à une idée de ce que certains entendent ici par humanité...


je dis ça, sans rien dire du film (peut-être en effet, que K ne nous parle pas de l'humanité de la vénus ; la question est : les autres personnages du film sont-ils humains?); le film, je sais pas ce qu'il vaut, ni rien; je parle juste des présupposés de cette discussion...




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Message par Borges Mer 10 Nov 2010 - 13:10

Largo a écrit:la plèbe...

elle est humaine, ou pas?
et les blancs, comme tu dis, ils sont humains ou pas?

ce film n'aura pas provoqué autant de bruits et de bêtises que l'autre : ça doit faire quelque chose, comme dirait sartre, que celui qui regarde perde sa position et soit à son tour regardé...donc privé de sa liberté...

(Genet?)


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Message par Eyquem Mer 10 Nov 2010 - 14:08

Être ET ne pas être : telle est la question.

Un des moments que j'ai préférés hier dans Elephant man, c'est la scène avec l'actrice (Anne Bancroft), scène dont parle Daney.

Elle est venue voir chez lui l'homme dont parlent tous les journaux, par curiosité, peut-être aussi un peu par jalousie de se voir voler la vedette. Renversement des rôles : c'est l'actrice qui se déplace, comme si elle allait voir un acteur dans sa loge. Elle lui offre un portrait d'elle, et un volume des oeuvres de Shakespeare.
Pris par la lecture, ils se mettent à jouer une scène de baiser de "Roméo". A la fin de quoi, ils disent :

L'ACTRICE : Oh, Mr Merrick, vous n'êtes pas un homme-éléphant !
MERRICK : Non ?
L'ACTRICE : Vous êtes Roméo.


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Ce contrechamp sur Merrick au moment où elle dit "Vous n'êtes pas un homme-éléphant" pose bien des questions - parce qu'on ne peut pas ne pas voir à ce moment-là le visage qu'a cet homme, en dépit de ce qu'elle dit.

En disant qu'il n'est pas l'homme-éléphant mais Roméo, elle a l'air de refaire ce que Juliette faisait dans la pièce de Shakespeare, quand Juliette changeait le nom de Roméo, pour pouvoir l'aimer en dépit des rivalités entre les Capulet et les Montaigue :
What's in a name? That which we call a rose
By any other name would smell as sweet.
So Romeo would, were he not Romeo call'd,
Retain that dear perfection which he owes
Without that title. Romeo, doff thy name;
And for that name, which is no part of thee,
Take all myself.

Qu'y a-t-il dans un nom ? Ce que nous appelons une rose embaumerait autant sous un autre nom. Ainsi, quand Roméo ne s'appellerait plus Roméo, il conserverait encore les chères perfections qu'il possède ... Roméo, renonce à ton nom ; et, à la place de ce nom qui ne fait pas partie de toi, prends-moi tout entière.
C'est un passage que Borges a cité en d'autres occasions.

Romeo aussi voulait s'arracher son nom, comme s'il était une partie de lui-même :

...O tell me, friar, tell me,
In what vile part of this anatomy
Doth my name lodge ? Tell me, that I may sack
The hateful mansion

Oh ! dis-moi, prêtre, dis-moi dans quelle vile partie de cette anatomie loge mon nom ; dis-le-moi, pour que je puisse saccager sa hideuse demeure !

Mais dans Elephant man, il suffit pas de changer de nom.
Quand Juliette imagine que Romeo ne s'appelle pas Romeo, elle évoque une fleur ; et c'est vrai qu'une fleur ne serait pas moins agréable sous un autre nom.

Mais l'homme-éléphant serait-il moins difforme de se nommer autrement ?

L'actrice dit : "Vous n'êtes pas l'homme-éléphant ; vous êtes Roméo".
Elle s'en sort bien - sauf qu'on a pas la moindre idée de ce qu'elle met sous le nom de Romeo.

Et comme dirait Clinton (cité par Borges) : "encore faut-il s'entendre sur ce que "être" est" !









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Message par Largo Mer 10 Nov 2010 - 14:32

Quand on dit que l'on n'a pas le point de vue de la vénus, son regard... imaginons que son regard, c'est le regard du film, sur les spectateurs, de l'époque, qui ne sont pas très différents de ceux d'aujourd'hui...

Le regard du film c'est celui de son auteur, qu'il voudrait peut-être nous faire passer comme étant celui de Saartjie...

Je trouve que le regard de Kéchiche sur ses personnages et le partage proposé dans son film entre les spectateurs/La Vénus hottentote est particulièrement stérile et qu'il tourne très vite en rond. La caricature muette des personnages, sa violence, son sérieux, qu'en faire ? C'est comme un dessin du New-York Times auquel il manquerait la légende. De tout le trajet d'Elephant Man décrit par Daney (de la monstrueuse monstration jusqu'à la reconnaissance ambigüe d'Elephant Man par la société) j'ai l'impression que Kéchiche n'accomplit qu'une étape, la première, et qu'il la répète ad nauseam.

Après évidemment poser la question de l'humanité avec un grand H, comme avec l'identité nationale, c'est forcément établir un partage entre ce qui en est ou pas.

Je n'ai jamais dit que Kéchiche nous rendrait la Vénus "plus humaine" en la faisant parler, sous-entendant qu'elle ne le serait pas vraiment. Je dis que son mutisme, son caractère monolithique ne sert qu'à révéler la laideur du regard des spectateurs. Cette construction du personnage, je la trouve stérile, elle ne fait que nous renvoyer de manière simpliste à l'abjection et au voyeurisme du spectateur ancien & contemporain. On retrouve une posture moraliste du réalisateur "père fouettard" (le modèle Haneke) qui, a force de stigmatiser le spectateur, semble oublier de s'interroger sur sa propre fascination. Devant le film, on peut se demander si Kéchiche ne prend pas un plaisir assez malsain à maltraiter son héroïne de la sorte. Il faudrait peut-être comparer aussi le film à Salo.

Comme disait je sais plus qui, Kéchiche tend en plus à se donner le beau rôle dans son scénario : le seul blanc positif et respectueux est le peintre qui cherche à représenter la Vénus dans un tableau, comme un artiste et sa muse...
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Message par Eyquem Mer 10 Nov 2010 - 15:00

Comme disait je sais plus qui, Kéchiche tend en plus à se donner le beau rôle dans son scénario : le seul blanc positif et respectueux est le peintre qui cherche à représenter la Vénus dans un tableau, comme un artiste et sa muse...
C'est quand même pas terrible, de prêter ce genre d'intentions mesquines à Kechiche.

On sait pas trop ce que fait ce peintre (il bosse pour les savants ; il réalise le moulage à la fin). Il est pas seul comme peintre, en plus : alors pourquoi imaginer que Kechiche sauve les artistes en général, et lui-même par la même occasion ? Les autres dessinateurs sont aussi glauques que les autres publics ; ils insistent pour que la Vénus se déshabille entièrement.

Ce qui fait que ce type sort du lot, ce n'est pas qu'il peigne, c'est que ce soit le seul qui dise : "Laissez-la tranquille".
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