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Le cinéma dans la littérature

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Message par Borges Lun 31 Mar 2014 - 9:34

J’ai réglé ma chambre d’hôtel à Toronto et comme il me restait une heure ou deux à tuer avant que je n’aille à l’aéroport prendre mon avion, je suis allé au cinéma voir un Tarzan dans lequel jouait une actrice surtout célèbre par le fait qu’elle se déshabillait beaucoup.
Je crois que la seule raison pour laquelle on avait tourné ce film, c’était de lui donner un prétexte pour se déshabiller. Je me demande pourquoi ils avaient choisi le thème de Tarzan pour ça. Les places n’étaient pas chères dans ce cinéma et l’auditoire, très clairsemé, était surtout composé d’épaves humaines qui essayaient de tuer le temps qui leur restait à vivre, tout comme moi.
Il faisait froid à Toronto ce jour-là et peut-être que certains de ces hommes – il n’y avait aucune spectatrice – s’étaient volontairement mesmérisés, au point de se convaincre qu’ils allaient parvenir pour de bon à rentrer dans le film, tourné sous les tropiques, et profiter de la chaleur qui y régnait, mais il faisait aussi froid dans cette salle de cinéma qu’au-dehors.
La direction était arrivée à la conclusion qu’il n’y avait aucun intérêt à réchauffer les corniauds de passage composant l’auditoire, ni moi avec.
Mais pourquoi Tarzan ?
Quand l’actrice s’est enfin déshabillée, les spectateurs étaient tellement gelés que tout ça n’avait plus aucune importance, vu que certains dormaient dans leur fauteuil, à moins qu’ils ne fussent morts de froid. Toujours est-il qu’ils ne bougeaient pas d’un poil et que ça n’était pas le spectacle d’un corps nu qui allait les exciter beaucoup
.

(Cahier d'un retour de Troie, 4 février 1982. Fin;  Richard Brautigan)


l'actrice c'est évidemment Bo Derek dans le tarzan de je sais plus qui, sorti dans les années 1980.
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Message par Borges Mar 8 Avr 2014 - 8:28

"Ils étaient cinéphiles. C’était leur passion première ; ils s’y adonnaient chaque soir, ou presque. Ils aimaient les images, pour peu qu'elles soient belles, qu’elles les entraînent, les ravissent, les fascinent. Ils aimaient la conquête de l’espace, du temps, du mouvement, ils aimaient le tourbillon des rues de New York, la torpeur des tropiques, la violence des saloons. Ils n’étaient, ni trop sectaires, comme ces esprits obtus qui ne jurent que par un seul Eisenstein, Bunuel, ou Antonioni, ou encore – il faut de tout pour faire un monde Carné, Vidor, Aldrich ou Hitchcock, ni trop éclectiques, comme ces individus infantiles qui perdent tout sens critique et crient au génie pour peu qu’un ciel bleu soit bleu ciel, ou que le rouge léger de la robe de Cyd Charisse tranche sur le rouge sombre du canapé de Robert Taylor. Ils ne manquaient pas de goût. Ils avaient une forte prévention contre le cinéma dit sérieux, qui leur faisait trouver plus belles encore les œuvres que ce qualificatif ne suffisait pas à rendre vaines (mais tout de même, disaient-ils, et ils avaient raison, Marienbad, quelle merde !), une sympathie presque exagérée pour les westerns, les thrillers, les comédies américaines, et pour ces aventures étonnantes, gonflées d’envolées lyriques, d’images somptueuses, de beautés fulgurantes et presque inexplicables, qu’étaient, par exemple - ils s’en souvenaient toujours - Lola, La Croisée des destins, Les Ensorcelés, Écrit sur du vent."


(Perec, Les Choses)
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Message par glj Mar 8 Avr 2014 - 8:37

Superbe portrait de perec...
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Message par adeline Mar 8 Avr 2014 - 18:09

La question est : Perec trouve-t-il que Marienbad est une merde ou le fait-il simplement dire à ses personnages ?

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Message par Eyquem Mar 8 Avr 2014 - 19:29

Je me demandais aussi. En tout cas, je me souviens avoir lu, dans le volume "Le cinématographe" des Cahiers Perec, que "Hiroshima" était LE film auquel il revenait sans cesse, qu'il a revu régulièrement tout au long de sa vie.
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Message par Invité Mer 9 Avr 2014 - 8:29

C'est  sans doute Alain Robbe-Grillet plutôt que Resnais que visait Perec en dénigrant l'Année Dernière.

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Message par glj Mer 9 Avr 2014 - 9:23

Moi j aime pas marieband et robbe-grillet m'insupporte grandement.
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Message par Borges Mer 9 Avr 2014 - 9:24

Hi;
Perec n'avait pas aimé "Marienbad", alors qu'il avait adoré "nuit et brouillard" et "Hiroshima"...Il est assez proche de Daney, je crois...

Serge Daney a écrit:
C’est parce que Nuit et Brouillard avait été possible que Kapo naissait périmé et que Rivette pouvait écrire son article. Pourtant, avant d’être le prototype du cinéaste « moderne », Resnais fut pour moi un passeur de plus. S’il révolutionnait, comme on disait alors, le « langage cinématographique », c’est qu’il se contentait de prendre son sujet au sérieux et qu’il avait eu l’intuition, presque la chance, de reconnaître ce sujet au milieu de tous les autres : rien de moins que l’espèce humaine telle qu’elle était sortie des camps nazis et du trauma atomique : abîmée et défigurée. Aussi y eut-il toujours quelque chose d’étrange dans la façon dont je devins par la suite le spectateur un peu ennuyé des « autres » films de Resnais. Il me semblait que ses tentatives de revitaliser un monde, dont lui seul avait enregistré à temps la maladie, étaient vouées à ne produire que du malaise.

Ce n’est donc pas avec Resnais que je ferai le voyage du cinéma « moderne » et son devenir, plutôt avec Rossellini. Pas avec Resnais que les leçons de choses et de morale seront apprises par cœur et déclinées, toujours avec Godard. Pourquoi ? D’abord, parce que Godard et Rossellini ont parlé, écrit, réfléchi à voix haute et que, à l’inverse, l’image de Resnais-statue du Commandeur, transi dans ses anoraks et demandant - à juste titre mais en vain - qu’on le croie quand il déclarait ne pas être un intellectuel, finit par m’agacer. Me suis-je ainsi « vengé » du rôle que deux de ses films avaient joué en « lever de rideau » de ma vie ? Resnais était le cinéaste qui m’avait enlevé à l’enfance ou qui, plutôt, avait fait de moi et pour trois décennies, un enfant sérieux. Et c’était justement celui avec lequel, adulte, je n’échangerais jamais rien. Je me souviens qu’au terme d’un entretien - c’était pour la sortie de La vie est un roman -, je crus bon de lui parler du choc d’Hiroshima mon amour dans ma vie, ce dont il me remercia avec un air pincé et lointain, comme si j’avais dit du bien de son dernier imperméable. Je fus vexé mais j’avais tort : les films « qui ont regardé notre enfance » ne sont pas partageables, même avec leur auteur.



Il me semblait que ses tentatives de revitaliser un monde, dont lui seul avait enregistré à temps la maladie, étaient vouées à ne produire que du malaise
.

revitaliser le monde, sans y réussir et sans illusion non plus, suffit d'écouter la chanson, cela semble aussi la fin de "aimer, boire et chanter "...



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Message par Invité Mer 9 Avr 2014 - 9:30

En fait je ne connais pas bien Robbe Grillet, trop mal pour être prévenu contre lui. Un jour j'avais pris le train vers Bruxelles pour acheter les Gommes, et ai joué à mon retour à mettre l'exemplaire nouvellement acquis dans la gueule d'un chien du voisinage qui s'ennuyait dans sa cage, pour le distraire (j'étais jeune). Evidemment il ne l'a plus rendu et l'a bouffé. Je n'ai jamais vu le chien par après, j'espère que je ne l'ai pas tué (à moins que le propriétaire, interloqué en découvrant les pages déchirées éparpillées dans le chenil d'un demi mètre cube, ou enfin lucide sur le peu d'ardeur du chien à remplir son rôle de vigile, n'ai jugé préférable lui rendre sa liberté ou le faire doormir dans la cuisine).
Mais je crois que Robbe-Grillet et Perec n'avaient pas le même tempérament et le même point de vue sur le roman et l'écriture. J'ai trouvé cet article assez marrant de Valérie Mrejen qui décrit un passage à Apostrophe comme un match de tennis (dans lequel Perec jouerait en double avec Dutourd contre Robbe Grillet en simple):
http://www.magazine-litteraire.com/actualite/robbe-grillet-perec-valerie-mrejen-04-02-2011-32276

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Message par Borges Mer 9 Avr 2014 - 9:37

glj a écrit:Moi j aime pas marieband et robbe-grillet m'insupporte grandement.

hi,

je comprends que l'on puisse ne pas aimer ce film, que je trouve très beau, fort, et amusant, ou ARG, dont je n'ai jamais réussi à finir un roman, mais le mec était brillant, et très drôle...


c'est curieux, la relation à Resnais, il a été abandonné assez vite par certains, après les courts, et "hiroshima". J'ai cité daney, y a eu aussi les situationnistes, qui avaient aimé "Hiroshima", mais pas du tout "marienbad"; debord avait écrit un truc très méchant contre le film, que j'avais cité, je crois, sur le forum des Cahiers...

le truc à lire de grillet, ce sont les entretiens de "le voyageur"...






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Message par Borges Mer 9 Avr 2014 - 10:11

Dans "le voyageur", recueil d'entretiens, d'articles...: "le grand bruit fait par "Marienbad" avait été en grande partie un succès de snobisme, ce qui avait agacé certains critiques qui n'en pensaient pas de bien et n'osaient pas le dire. Et ça, on l'a fait payer à Resnais après "Muriel", et on me l'a fait payer avec "l'immortelle". "

(ARG, le voyageur, 356)

Truffaut ne pensait pas différemment :  comparant "jules et jim" et "Marienbad", dans une lettre, il dit, en gros :  "le film de resnais suscite plus de curiosité que le mien; on va voir mon film, qui est un bon film, alors que le film de Resnais il faut l'avoir vu"...
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Message par Eyquem Mer 9 Avr 2014 - 11:05

Mais la fête, c’est surtout le soir, quand il y avait cinéma. On tendait un écran de toile sur le bord de la terrasse, face à la mer : de chaque côté du drap magique, quand la mer s’approchait, on voyait naître du fond de la nuit et crouler l’une après l’autre de fantomatiques barres blanches, dans un tonnerre qui allait croissant : ces grandes orgues de la nature, qui envahissaient peu à peu la scène, ajoutaient beaucoup pour moi à l’émotion montante du drame : autour des guéridons de faux marbre, où nous buvions des citronnades, les spectatrices frissonnaient un peu et se pelotonnaient dans leurs manteaux, et je crois même quelquefois leurs couvertures. J’ai dû voir là les films de Gloria Swanson, de Pola Negri, peut-être même Les Mystères de New-York : je garde de ces soirées aujourd’hui encore, malgré moi, l’idée indéracinable que la citronnade est un breuvage de luxe, qu’on ne saurait se permettre en toute occasion. (Julien Gracq, Lettrines)


Le cinéma dans la littérature  Les+myst%C3%A8res+de+New+York



Lorsque la dernière image trépidante d’une scène s’évanouissait, que la lumière s’allumait dans la salle et que le champ des visions apparaissait à la foule comme une toile vide, il ne pouvait même pas y avoir d’applaudissements. Personne n’était là que l’on eût pu récompenser par des acclamations, que l’on eût pu rappeler par admiration pour l’art dont il avait fait preuve. Les acteurs qui s’étaient réunis pour ce spectacle, étaient depuis longtemps dispersés à tous les vents. On n’avait vu que les ombres de leur performance, des millions d’images et des déclics les plus brefs en lesquels on avait décomposé leur action en la recueillant, afin de pouvoir la restituer à volonté et aussi souvent qu’on le voudrait, par un déroulement rapide et clignotant, à l’élément de la durée. Le silence de la foule avait quelque chose de veule et de repoussant. Les mains restaient étendues, impuissantes, devant le néant. On se frottait les yeux, on regardait fixement devant soi, on avait honte de la clarté, et l’on avait hâte de retrouver l’obscurité pour regarder à nouveau, pour voir se dérouler les choses qui avaient eu leur temps, transplantées dans un temps nouveau, et renouvelées par le fard de la musique. (Thomas Mann, La montagne magique)



Gracq, Mann et un tas d'autres, ici:

Ils en parlent (Quand la littérature parle du 7e art)
http://ilsenparlent.org/
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Message par Invité Mer 9 Avr 2014 - 12:05



Avant Valens, il eut plusieurs amitiés qui s'égarèrent, des faute-de-mieux, qu'il reconnut plus tard avoir subies parce que les traits étaient des à-peu-près de Valens, et les âmes, il faut un temps très long pour les voir. L'une dura deux ans, jusqu'à ce qu'il s'aperçut qu'elle avait un corps de palefrenier et des pieds en éventail, et pas d'autre littérature qu'un amiévrissement de la sienne, à lui Sengle ; laquelle fit des ronds des mois après avec des souvenirs rapetassés dans la cervelle de l'ex-ami. Il trouvait mauvais également, fervent d'escrime, qu'on eût peur des pointes et ne sût pas cycler assez pour jouir de la vitesse.

Ces gens horripilaient Sengle, qui, se croyant poètes, ralentissent sur une route, contemplant les « points de vue ». Il faut avoir bien peu confiance en la partie subconsciente et créatrice de son esprit pour lui expliquer ce qui est beau. Et il est stupide de prendre des notes écrites.

Si l'homme a été assez génial (comme on apprend que les figures géométriques, leurs lignes étant extérieurement prolongées, construisent d'autres figures de propriétés semblables et de plus grandes dimensions) pour s'apercevoir que ses muscles pouvaient mouvoir par pression et non plus par traction un squelette extérieur à lui-même et préférable locomoteur parce qu'il n'a pas besoin de l'évolution des siècles pour se transformer selon la direction du plus de force utilisée, prolongement minéral de son système osseux et presque indéfiniment perfectible, étant né de la géométrie ; il devait se servir de cette machine à engrenages pour capturer dans un drainage rapide les formes et les couleurs, dans le moins de temps possible, le long des routes et des pistes ; car servir les aliments à l'esprit broyés et brouillés épargne le travail des oubliettes destructives de la mémoire, et l'esprit peut d'autant plus aisément après cette assimilation recréer des formes et couleurs nouvelles selon soi. Nous ne savons pas créer du néant, mais le pourrions du chaos. Et il semblait évident à Sengle, quoique trop paresseux pour être jamais allé le voir fonctionner, que le cinématographe était préférable au stéréoscope...


(Jarry, les Jours et les Nuits)

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Message par glj Mer 9 Avr 2014 - 22:22

Salut borges,

Quand j'étais plus jeune je me suis pas mal intéressé au nouveau roman et j'ai essayé de lire plusieurs livres de robbe-grillet et comme toi ces romans me tombaient des yeux : du formalisme à outrance, quelque chose comme un peter grenaway de la littérature, du vide.

Mais si j'aime pas marieband, j'aime beaucoup d'autres films de Resnais. Mais je trouve qu' effectivement comme dit robbe-grillet que le film est snobe, vide, formaliste à outrance, assez proche de ce qu'est l'univers littéraire de R-G.

J'essaierai de lire " le voyageur " Borges.

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Message par glj Mer 9 Avr 2014 - 22:42

En fait les seuls que j'aime pas de resnais sont marieband, providence et i want to go home ( ces films en langue anglaise sonnent faux ), pas sur la bouche ( je déteste les operettes )

Resnais est le cinéaste qui colle le plus au style des écrivains qu'il adapte car il invente un langage cinématographique qui relie formellement l'oeuvre littéraire et le film. De sorte que si on est pas déjà amateur de l'auteur du livre, on rejette le resnais.
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Message par Baldanders Ven 18 Avr 2014 - 20:47

Borges a écrit:le truc à lire de grillet, ce sont les entretiens de "le voyageur"...

Excellent conseil, merci. J'y ai trouvé ceci, dans une conférence sur Sartre :

Le film L'Année dernière à Marienbad venait d'être achevé ; Resnais et moi ne pensions pas du tout qu'il pourrait intéresser Sartre, mais nous comptions beaucoup sur André Breton : il devait même y avoir au début du film un carton de dédicace à son nom. Breton est donc la première personne à qui le film a été montré ; il l'a trouvé détestable (il détestait tout ce qui ressemblait à ses propres préoccupations, c'était un personnage difficile et admirable.) Alors on a enlevé le carton et on a pensé en mettre un pour Jean-Paul Sartre, car il s'était pris de passion pour le film pour des raisons politiques : Resnais et moi avions signé parmi les premiers le Manifeste des 121, ainsi que la fille de Malraux, Florence, qui était l'assistante de Resnais, et le film était trois fois maudit par les autorités françaises. Marienbad était alors terminé depuis plusieurs mois, mais le distributeur avait décidé qu'il ne sortirait pas, parce qu'on ne devait pas se moquer des gens à ce point-là, la chronologie temporelle étant une chose sérieuse avec laquelle on ne rigole pas. Le distributeur, même, avait cru au début qu'on lui faisait une blague, qu'on avait mis des rushes en désordre bout à bout pour faire une plaisanterie de mauvais goût, et quand on lui a confirmé que c'était le film, il a dit : "Jamais il ne sortira, je préfère perdre tout l'argent que j'y ai mis plutôt que de me ridiculiser devant les gens de ma profession." Alors nous avons organisé des projections privées, la première donc pour Breton, la deuxième pour Antonioni et la troisième pour Sartre. Celui-ci est venu avec Simone de Beauvoir et il m'a dit à la fin : "Écoutez, j'ai quelquefois fait des réserves sur ce que vous avez écrit, mais cette fois-ci je peux vous dire que je vous soutiendrai entièrement." J'ai dû faire une gueule un peu stupéfaite, ce qui l'a amené à dire : "Ça vous étonne ?" Je lui ai répondu : "Ben oui, un peu", parce que le film me semblait plus proche de Breton que de Sartre. À partir de là, cependant, il n'a rien fait pour Marienbad, il l'a même laissé démolir dans Les Temps modernes par quelqu'un qui écrivait : "À l'heure où l'on jette des Algériens à la Seine, j'ai honte d'avoir consacré tant de temps à parler d'un film qui semble mettre tout le contexte historique entre parenthèses..." Sartre, plus tard, s'est excusé en disant que Les Temps modernes n'était pas une revue monolithique et qu'il n'était pas responsable de la parution de l'article. Celui-ci retombait d'ailleurs dans une espèce de normalité de l'engagement, alors que Sartre lui-même, dans cette conversation que j'avais eue avec lui, admettait que l'engagement pouvait être tout autre chose que l'expression directe d'une réalité du monde.
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Message par Borges Sam 19 Avr 2014 - 9:15


Hi; merci d'avoir recopié ce passage Wink
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Message par wootsuibrick Sam 19 Avr 2014 - 13:05

Vu qu'on est sur le registre des "j'aime" et "j'aime pas"... j'ai un plutôt très beau souvenir de Providence. Marienbad est un souvenir bien plus flou, parcontre.

J'avoue avoir une tendance à aimer le cinéma "formaliste"... enfin... ça dépend, mais faire de la "forme" quelque chose qui agit aussi intensément que la "dramaturgie" ne m'a jamais semblé juste "artificiel"... du moins pas plus articiel que le fait de "choisir" une histoire à filmer. En régle général, quand ça me semble juste, ça m'apparait plutôt comme une manière de chercher une relation particulière entre le visible et la narration, une relation qu'on ne réduirait pas seulement au régne de "l'histoire" ou de l'émotion véhiculée par l'évolution psychologique des personnages. J'entends pas par psychologie ce qui se passe dans la tête des personnages, ça peut être une psychologie réduite aux réactions des personnages à un contexte.
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Message par Borges Dim 20 Avr 2014 - 17:05



"C’était janvier, il faisait froid et sombre, il pleuvait. J’étais las et déprimé, mes essuie-glaces ne fonctionnaient pas et j’avais la gueule de bois après une longue soirée de beuverie et de discussions avec un réalisateur millionnaire qui voulait me faire écrire le scénario d’un film sur un couple de gangsters  "à la manière de Bonny and Clyde, avec de l’esprit et de la classe ". Aucun salaire n’était prévu. « Nous serons associés, cinquante-cinquante. » C’était la troisième proposition de ce genre qu’on me faisait en six mois, un signe des temps très décourageant."

(Mon chien stupide, John Fante)
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Message par DB Lun 21 Avr 2014 - 9:07

Borges a écrit:

"C’était janvier, il faisait froid et sombre, il pleuvait. J’étais las et déprimé, mes essuie-glaces ne fonctionnaient pas et j’avais la gueule de bois après une longue soirée de beuverie et de discussions avec un réalisateur millionnaire qui voulait me faire écrire le scénario d’un film sur un couple de gangsters  "à la manière de Bonny and Clyde, avec de l’esprit et de la classe ". Aucun salaire n’était prévu. « Nous serons associés, cinquante-cinquante. » C’était la troisième proposition de ce genre qu’on me faisait en six mois, un signe des temps très décourageant."

(Mon chien stupide, John Fante)

Je l'ai lu adolescent, celui là et le souvenir que j'en ai gardé m'a toujours empêché de le relire malgré le nombre de fois où j'aurais voulu le (re)dévorer avec enthousiasme.
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Message par Borges Ven 25 Avr 2014 - 15:14

Quand j’étais en deuxième année à l’université du Michigan, j’avais un prof, un étudiant qui terminait son doctorat en anthropologie et qui figure parmi le Top 10 des personnes les plus malsaines que j’aie jamais connues. Il avait de nombreux « problèmes de substances », un euphémisme par lequel on désigne l’addiction aux drogues ou à l’alcool. C’était un type très brillant, à peine âgé d’une trentaine d’années, que les étudiants surnommaient « la tache ». Il sentait toujours la réglisse, car il buvait une bouteille de Ricard par jour. Il ne mangeait que des beignets et des cheeseburgers. Il pouvait parler pendant des heures du mystère de la personnalité, disserter sur le fait que parmi les milliards d’habitants de cette planète aucun n’avait le même aspect physique ou la même empreinte vocale que les autres. Un Hitler et une sainte Thérèse d’Avila pouvaient partager le même patrimoine génétique. Un jour que nous prenions un verre ensemble au Flood’s, je lui ai fait part de mon obsession pour le cinéma, ajoutant que désormais j’étais seulement capable de regarder des films espagnols, français et mexicains non doublés et sans sous-titres. Il a déclaré que dans la vie les visuels étaient parfois merveilleux, mais que la bande-son était inacceptable.

(Jim Harrison, retour en terre)
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Message par Invité Ven 2 Mai 2014 - 17:25

Le cinématographe se gare, se place, se distribue derrière la glace, la gare, le phare sur la place. Chronique sans discontinuer. Le premier film est idiot, le second film est idiot, le troisième film ... Enfin l'Amérique, espoir. Les américains sont sur le boulevard, mais ce ne sont pas les mêmes. Il reste encore quelques civils. Titre : un chef d'oeuvre de mauvais titre. On attend un roman de Coppée, mis en scène par Antoine. De magnifiques photos réalistes immobiles ; rien de tout ça. LE FILM!! Est ce vraiment une beauté créée ou simplement un violent intérêt suscité?? La petite marchande de journaux. Mais les personnages sont superbes. Les enfants jouent ! La beauté des visages est un rôle. Les bêtes sont dressées. Les ours sont nés sur l'écran. Les Américains ont compris seuls la limite de l'expression psychologique que le physique peut donner au cinéma. Ils ont su se borner ; ils ne lèvent les bras que pour demander grâce devant un canon de revolver, ils ne les lèveraient pas au ciel pour exprimer un sentiment trop intérieur d'étonnement profond, de trop grande douleur. On les voit préférer l'immobilité presque absolue, inexpressive à de grotesques efforts faits dans ce sens et ... le spectateur comprend très bien.
  Les Américains ont réalisé au ciné une perfection, dont les gens des autres nations, qui s'occupent de cette industrie, de cet art, n'ont pas même l'air de soupçonner la possibilité ni l'importance. L'amateur de cinéma hésite avant d'entrer dans une salle, tant la plupart des programmes sont redoutables.


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(...)
 Le cinéma n'est pas, comme on le crut, la pantomime, spectacle ridicule et profondément ennuyeux. Au ciné, le geste ne doit pas remplacer la parole. Il y a d'autres moyens exclusivement cinématographiques qui dispensent de cette exagération des gestes. L'esprit du spectateur fait le reste.
 Si on montre une femme qui regarde par la fenêtre et, séparément, un ciel de nuages, à côté de moi, un tout jeune enfant peut dire : "c'est le ciel qu'elle regarde". On a obtenu simplement, directement, le résultat essentiel.
 Il peut même rester toute la poésie de ce regard sur le ciel et on a évité l’écœurement de l'attitude que la comédienne aurait cru devoir prendre si elle avait dû paraître en même temps que le ciel qu'elle regarde. Cela est énorme. On en dirait de même d'expressions plus difficiles ou plus compliquées.

(...)
Il est remarquable que j'ai pu voir grâce aux Américains un film où, bien que l'amour y entre pour une bonne part, on ne s'embrasse pas. Ceci devait arriver puisqu'ils avaient déjà trouver une manière de s'embrasser plus rapide et plus économique qu'ici, où chaque baiser doit au moins exiger plusieurs kilomètres de film. Ce fut un soulagement dont on ne s'aperçut cependant qu'à la récapitulation des perfections de ce film qui en réalisait une totale. Il s'agit toujours de la petite marchande de journaux que je voudrais que tout le monde ait vu pour dire ce qu'il est et sa fin absolument inédite et surprenante - même et surtout ceux qui ont vu Forfaiture et plusieurs films de la même marque, parce que celui-ci est encore plus familier, plus simple, moins prétentieusement luxueux.

Pierre Reverdy, octobre 1918

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Message par Borges Sam 3 Mai 2014 - 8:49

hi; très beau et étonnant; 1918, et déjà quelques axiomes critiques et cinéphiles sur le cinéma américain...
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Message par Invité Sam 3 Mai 2014 - 13:20

oui, j'aime également beaucoup ce passage qui n'est pas pour le cinéma seul:

L'image est une création pure de l'esprit.
Elle ne peut naître d'une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées.
Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l'image sera forte - plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique.
Deux réalités qui n'ont aucun rapport ne peuvent se rapprocher utilement. Il n'y a pas création d'image.
Deux réalités contraires ne se rapprochent pas. Elles s'opposent.
On obtient rarement une force de cette opposition.
Une image n'est pas forte parce qu'elle est brutale ou fantastique - mais parce que l'association des idées est lointaine et juste.
Le résultat obtenu contrôle immédiatement la justesse de l'association. L'analogie est un moyen de création - c'est une ressemblance de rapports; or la nature de ces rapports dépend la force ou la faiblesse de l'image créée.
Ce qui est grand ce n'est pas l'image - mais l'émotion qu'elle provoque ; si cette dernière est grande on estimera l'image à sa mesure.
L'émotion ainsi provoquée est pure , poétiquement , parce qu'elle est née en dehors de toute imitation, de toute évocation, de toute comparaison.
Il y a la surprise et la joie de se trouver devant une chose neuve.
On ne crée pas d'image en comparant (toujours faiblement) deux réalités disproportionnées.
On crée, au contraire, une forte image, neuve pour l'esprit, en rapprochant sans comparaison deux réalités distantes dont l'esprit seul a saisi les rapports.
L'esprit doit saisir et goûter sans mélange une image créée.

Reverdy quelques mois plus tôt lol

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Le cinéma dans la littérature  Empty Re: Le cinéma dans la littérature

Message par wootsuibrick Dim 18 Mai 2014 - 10:58

Le mystère d'un écart entre "être" japonais et "être" occidental; la traduction du titre du film de Lubitsch (et souvent de la réplique du Hamlet de Shakespear)... "To be or not to be" devient "ikiru beki ka shinu beki ka" (vivre ou mourir?). Quelque chose s'est perdu dans le passage d'une langue à une autre...

It was very inteersting to read about the translation of To be or not to be in Japanese. Which translation do you like? How would you translate the phrase yourself? We have Victor Ward here - he is good in translating, perhaps he can say his opinion?

"To be, or not to be--that is the question." The famous line is easy to translate into French or German. You can just replace words with equivalents from the other language. In French this becomes "être ou ne pas être"; in German "sein oder nichtsein." Even Chinese is straightforward: "shengcun huo huimie." When translating into these languages you can avoid thinking deeply about what Shakespeare meant. You can leave the task of interpretation to the audience, just as it is in English.
But Hamlet's famous lines have been a formidable challenge to Japanese translators. Japanese has no infinitive form, nor the word "be." The only possibility is to "interpret the phrase," creating something new. Of the various attempts made to render Hamlet's soliloquy into Japanese, three in particular are famous.
Shoyo Tsubouchi, the first to translate Hamlet into Japanese, was a novelist, playwright, critic and translator in the Meiji era. His "To be or not to be" is "Nagarahuru ka nagarahenu ka." This is written style and relatively close to the original meaning. It is a well-turned phrase, but is about twice as long as the original.
The second famous translator, Tsuneari Fukuda, also a playwright, critic and stage director, made things curt and straightforward: "Sei ka shi ka" ("Life or death"). In terms of length, this closely parallels the original. But does the original really mean this? Does not the translation limit the interpretation? That is, indeed, the question.
Contemporary translator and critic Yushi Odajima challenged prior works of translation with this controversial creation: "Konomama de ii no ka ikenai no ka" ("May I leave it as it is, or not?" or "May I remain as I am, or not?"). He made his own interpretation, making an awfully long translation for half a line from a soliloquy.
I hope you see that I'm not talking about which translation is "better" (a question of interpretation, in all senses of that word). I seek to illustrate the challenge or, more precisely, the impossibility, of translation.

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