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La prise de pouvoir par Louis XIV : Rossellini en couleur et

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Message par adeline Ven 27 Nov 2009 - 9:27

Ce à quoi il faut faire attention, c'est au corps de Louis XIV, ou plutôt de l'acteur qui joue Louis XIV. Il est petit, gros, gauche, les genoux en dedans. Plus petit que tout le monde autour de lui. Rien à voir avec les autres acteurs qui d'habitude le jouent "grandiose", menton en avant et en l'air, démarche assurée, etc. Ils jouent le mythe et pas le mec. Jean-Marie Patte lui, ne fait rien de trop que ce que son corps lui dicte. S'il veut marcher vite, il le fait à petits pas pressés. Même avec la fameuse canne et le chapeau, le costume aux rubans rouges et la perruque frisée, il n'a aucune allure. On dirait que son chapeau va tomber à chaque instant. Et lorsqu'il enlève son gilet, on dirait un gamin qui enlève des habits d'adulte trop grand pour lui.
En même temps, il a une diction lente, et posée. Les décisions "historiques" sont prises comme si elles n'avaient pas été réfléchies, et dites incidemment. A sa mère, je ne veux plus que vous siégiez au conseil. A d'Artagnan, il faut arrêter Fouquet, mais discrètement. Et il décide d'agrandir Versailles comme s'il voulait de nouveaux rideaux.
Il est rarement mis en scène comme un roi. Il a une chambrière qui se réveille à la bourre pour le lever du roi et qui n'est pas très bien coiffée. Un ministre dévoué, Colbert, avec lequel il bosse, et les séances du conseil se terminent toujours avant d'avoir commencé.
C'est le repas et la promenade dans les jardins de Versailles qui montrent réellement "l'étiquette". Même alors, on dirait que les choses sont gouvernées par un train-train sans envergure, le quatorzième plat arrive, il a soif, il mange du bout des lèvres, pas de vague, la procession qui apporte les viandes est toute petite, on ne dirait vraiment pas le repas du roi des livres d'histoire.

J'ai pensé au Guépard. Mais ça n'a pas grand-chose à voir, à cause de cette différence de faste justement. Si ce n'est les détails "réalistes", comme les matelas posés à même le sol dans les anti-chambres chez Louis XIV, ou les pièces entières remplies de pots de chambres pour le bal de Palerme. Les costumes sont importants dans les deux cas. Louis XIV s'en sert pour museler la noblesse, le prince de Salina sait que quand la bourgeoisie n'aura plus l'air ridicule en frac, il sera fini.




adeline

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Message par Invité Ven 27 Nov 2009 - 11:35

Hello,

Il faudra, si on veut aller plus avant sur le sujet, faire un lien avec le topic sur Huillet et Straub contre RR, et celui où on évoque Sarkozy et sa clique !

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Message par adeline Ven 27 Nov 2009 - 12:35

Oui, JM, j'ai pensé à la politique de Sarkozy, l'apparence, le "bling-bling".

Le Louis XIV de Rossellini ceci dit n'est absolument pas un tyran despotique autocrate. Il travaille presqu'avec désintéressement pour la grandeur de la monarchie française, dont il est l'incarnation temporaire. On dirait qu'il veut le bien du peuple, dans le but d'éviter les révoltes. On dirait vraiment un artisan laborieux, consciencieux, soucieux, etc.
C'est étrange...

Je vais relire le topic sur Huillet et Straub contre RR.

adeline

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Message par Invité Ven 27 Nov 2009 - 19:20

adeline a écrit:Oui, JM, j'ai pensé à la politique de Sarkozy, l'apparence, le "bling-bling".

Le Louis XIV de Rossellini ceci dit n'est absolument pas un tyran despotique autocrate. Il travaille presqu'avec désintéressement pour la grandeur de la monarchie française, dont il est l'incarnation temporaire. On dirait qu'il veut le bien du peuple, dans le but d'éviter les révoltes. On dirait vraiment un artisan laborieux, consciencieux, soucieux, etc.
C'est étrange...

Je sais pas, je ne suis pas tout à fait certain. C'est pas la Marie-Antoinette dans le film du même nom de Coppola quand même. RR interroge je crois me souvenir les délires de grandeur du roi, notamment via le personnage de Colbert qui le désapprouve plus ou moins secrètement dans ses choix délirants. Il y a aussi la première séquence avec les gens du peuple. Je me souviens plus trop ce qu'ils racontent, des banalités, des trucs sur le roi qui se la coule douce dans son château pendant que eux ils poncent, je pense.

Mais bon, c'est vrai que le regard porté par RR est surtout pédagogique, instructif, plutôt qu'ouvertement critique. C'est une vision de l'Histoire historiciste, malgré son soucis de réalisme, qui est au plus digne des livres d'histoire, elle aurait pas beaucoup plu à un W. Benjamin.

On ouvre le rideau, on prend un très court moment de l'histoire française considéré comme définitivement passé, et on le décrit, ou on croit le décrire, "objectivement", puis on tire le rideau.

Pour ma part je trouve un lien entre ce film et "Tempête à Washington" de Preminger, entre les scènes parmi les gens qui assistent à la toilette, les remarques en aparté style "le Roi pour les nuls", et les remarques de Gene Tierney à ses hôtes face aux spectateurs à propos du fonctionnement du congrès.

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Message par Borges Ven 27 Nov 2009 - 20:00

dans un passage de son séminaire "la bête et le souverain" (oui, encore lui), Derrida, lors de la description d'une "dissection d'un grand éléphant sous le regard de Louis le Grand " (p380sq.) fait allusion "au beau film de Rossellini", à qui il aurait fallu (dit-il) ajouter cet épisode; Derrida (très cruel, et ironique) semble aussi avoir été frappé par la petite taille du corps réel de ce grand roi, il ne l'oppose pas seulement à la grandeur de son nom, mais aussi à celle de cet éléphant que ses médecins dissèquent : "le petit roi, lui, qui n'était pas aussi grand en taille que son nom le laissait entendre, le roi plus petit que son nom, plus petit aussi que son chapeau démesuré que nous connaissons bien, sans doute plus petit encore, ce roi, qu'un éléphanteau, ce petit roi faisait son entrée en grande pompe..."

De beaux passages ensuite sur les liens entre ce grand petit roi soleil et la représentation la lumière la cérémonie le spectacle le théâtre...

la représentation "du" roi, dans les deux sens du mot

(je dois revoir le RR, pour confronter à ces passages dans derrida)
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Message par Invité Ven 27 Nov 2009 - 20:30

On imagine la scène, bien : le roi assiste aux fouilles d'ossements d'un squelette de mammouth, puis rentre bouleversé à Versailles, prenant soudainement conscience de sa petitesse !

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Message par adeline Sam 28 Nov 2009 - 1:08

JM a écrit:
Je sais pas, je ne suis pas tout à fait certain. C'est pas la Marie-Antoinette dans le film du même nom de Coppola quand même. RR interroge je crois me souvenir les délires de grandeur du roi, notamment via le personnage de Colbert qui le désapprouve plus ou moins secrètement dans ses choix délirants. Il y a aussi la première séquence avec les gens du peuple. Je me souviens plus trop ce qu'ils racontent, des banalités, des trucs sur le roi qui se la coule douce dans son château pendant que eux ils poncent, je pense.

Mais bon, c'est vrai que le regard porté par RR est surtout pédagogique, instructif, plutôt qu'ouvertement critique. C'est une vision de l'Histoire historiciste, malgré son soucis de réalisme, qui est au plus digne des livres d'histoire, elle aurait pas beaucoup plu à un W. Benjamin.

On ouvre le rideau, on prend un très court moment de l'histoire française considéré comme définitivement passé, et on le décrit, ou on croit le décrire, "objectivement", puis on tire le rideau.

Tu ne me comprends pas JM, pourquoi parles-tu de Marie-Antoinette de S.Coppola ? Je parle d'un roi laborieux, consciencieux et soucieux de son peuple, ça n'a rien à voir avec cette Marie-Antoinette. C'est l'extrême opposée. Le Louis XIV de RR, il prend au sérieux son "métier" de roi, et c'est vraiment cela que montre RR, un roi qui décide de gouverner, seul, pour le bien de la monarchie et de son pays, car il est à lui seul l'incarnation du pouvoir qu'il faut.
Colbert ne le désapprouve pas, il ne le comprend pas, c'est différent. Les "délires" du roi, penses-tu aux habits, aux scènes de chasses, à Versailles ? Tous ces délires sont très différents.
La scène du début a lieu avant la prise de pouvoir, c'est le titre du film, pas pour rien. Mazarin meurt, et Louis XIV en une nuit prend le pouvoir, et personne n'y croit. Tout à coup, dans le film, tout lui vient, cette idée de la grandeur de la monarchie, de la France ou je ne sais quoi, et comment y parvenir. La scène du début du film a lieu avant, ça n'est pas anodin. Après, quand on voit à nouveau des gens normaux, du peuple, c'est dans les carrières de Versailles, au travail justement.

La vision de l'histoire de RR serait "au plus" digne des livres d'histoire... Je n'ai pas vu ça dans ce film. Ou alors, elle ne serait pas digne de livres d'histoire qui ne diraient pas de Louis XIV qu'il a dit "L'Etat, c'est moi", mais qui le décriraient en train de lire, seul, dans son bureau, La Rochefoucault. Moi mes livres d'histoires ne racontaient pas ça. RR, ça doit quand même être un peu plus intéressant... Mais je ne sais pas ce que tu entends par une vision historiciste de l'histoire, dans ce cas.

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Message par Invité Sam 28 Nov 2009 - 8:55

Si, je crois voir plus ou moins ce que tu veux dire, même si ça fait un petit moment que je n'ai pas revu le film de RR.

Quand j'évoquais le film de Coppola, c'était pour constater que la reine dans son film, sous ses dehors de fashion victim, était décrite ouvertement par la réalisatrice comme quelqu'un de très humaniste, aux idées progressistes, qui semble vouloir le bien du peuple. Elle aussi travaille, certes en se roulant dans l'herbe entre deux petits-fours et une coupe de champ, mais elle lit Rousseau et tout. Je ne me souviens pas que dans le film de RR, on ait jamais vraiment cette impression là, mais peut-être que je me souviens mal. On voit qu'il doit se mettre la cour dans la poche, et la manière dont il procède (les habits neufs) mais en ce qui concerne le peuple, s'en soucie-t-il réellement, et dans quelles mesures ?

Je pensais en particulier à la séquence avec Colbert lorsqu'ils discutent de la construction de Versailles en ce qui concerne le décalage entre le roi et Colbert.

Regardons, par exemple, comment travaille Watkins lorsqu'il fait "La Commune", voilà au cinéma une manière matérialiste de concevoir l'histoire, et non historiciste. Le film de RR, ça reste, je trouve, de l'autre de la construction "il était une fois...", même si ça se cache derrière un certain réalisme (qui retombe rapidement du côté de la peinture la plus académique soit dit en passant). Bien sûr, dans la forme, c'est pas "L'allée du roi", c'est pas non plus exactement ce qu'on voit dans les bouquins d'histoire qui proposent généralement des représentations, des peintures grandiloquentes du roi, mais franchement qui a jamais cru en feuilletant ses bouquins d'histoire que le mec ressemblait à ces tableaux ? Perso, en vérité, ça m'a jamais préoccupé plus que ça, je me suis jamais levé la nuit parce que j'étais travaillé par le fait que Louis XIV était peut-être moins imposant en réalité qu'il l'était sur les tableaux de Rigaud.

Comment peut-on encore écrire des choses comme ça après avoir vu le film :

"Après, quand on voit à nouveau des gens normaux, du peuple, c'est dans les carrières de Versailles, au travail justement. "

? Je sais pas, je pose la question, sans animosité.

STRAUB : A une époque, j’aimais certains de ses films personnels, comme par exemple Voyage en Italie. Mais finalement, je le trouve dégoûtant. Je déteste Rossellini . Même ses soi-disant films historiques comme La Prise de pouvoir par Louis XIV ou Socrate. Sous prétexte de parler d’histoire, il ne fait que montrer la pompe et les rouages de la cour. On sort de ces films les mains vides. La Prise de pouvoir fuit son sujet. Et donc c’est dégoûtant parce que c’est purement décoratif. Il n’apprend rien. Ces films disent quelque chose sur la télévision italienne et sur les Chrétiens-Démocrates italiens, et c’est tout. Même si Rossellini dément être chrétien-démocrate, c’est le sujet de ses films.

http://www.icmra.net/forum/viewtopic.php?t=3178&sid=47900c2aeee6ea6c264235d417900088

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Message par Borges Sam 28 Nov 2009 - 11:25

Si nous savons mettre de côté le "moi haïssable"nous pouvons avoir ici un joli topic.

le film se termine sur La Rochefoucauld :

"Le Soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement."


(invitation à Eyquem)







La prise de pouvoir par Louis XIV : Rossellini en couleur et Louis_xiv_rossellini_4


Dernière édition par Borges le Sam 28 Nov 2009 - 11:37, édité 2 fois
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Message par Invité Sam 28 Nov 2009 - 11:35

Borges a écrit:
Si nous savons mettre de côté le "moi haïssable"nous pouvons avoir ici un joli topic.

Je ne sais pas à quoi tu fais référence.

Au lieu d'évoquer Watkins, j'aurais sans doute pu citer "Geschichtsunterricht" de Straub et Huillet pour rester plus strictement dans le cadre de la discussion.

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Message par Borges Sam 28 Nov 2009 - 12:02

JM a écrit:
Borges a écrit:
Si nous savons mettre de côté le "moi haïssable"nous pouvons avoir ici un joli topic.

Je ne sais pas à quoi tu fais référence.


Hello JM


Je me disais juste qu'il fallait pas que cela vire comme trop souvent entre nous à une querelle d'ego (sum, donc je pense, mieux que toi)


(le moi haïssable, étant aussi une allusion à Pascal, une manière d'installer le film dans le contexte des pensées (de Pascal, comme on dit) sur la nécessité pour le pouvoir d'agir sur l'imagination par l'image, sa mise en image; Derrida dit "représentation du roi", dans les deux sens du mot, le roi est en représentation, mais il est aussi metteur en scène... n'oublions pas qu'il est le roi soleil, lumière... ce qui peut aider à aller du côté de Watkins... )


J'ai bien dit "nous", moi bien entendu étant le premier, à dire : « la pensée, c’est moi, c’est mon royaume (usurpé, puisque de citations ; pas plus que des cartes) mais je ne l’échangerais pas contre un âne ».
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Message par Invité Sam 28 Nov 2009 - 12:36

En fait, RR a pas mal de respect pour son Louis XIV je pense, si on suit un peu ce qu'il raconte par ailleurs. Il en fait un roi, comme le précise Adeline, qui décide de se retrousser les manches, qui veut bosser, contrairement aux encouragements des gens qui sont autour de lui et qui voudraient bien qu'il se la coule douce pendant que, eux dans leur coin, peuvent régler les affaires du pays. Il n'en oublie pas pour autant de faire ce qu'il peut de son temps libre : la chasse, la visite de fouilles archéologiques, mais aussi la lecture, on rejoint la dernière scène du film.. Son roi est quasiment un mec exemplaire aux yeux de RR.

"Je suis, plus que jamais, aristotélicien. Aristote dit ceci : "Il n'est pas vrai que le temps libre soit la fin du travail, c'est le travail qui est la fin du temps libre". C'est à dire que le vrai temps de l'homme est le temps libre, le travail est l'obligation, le devoir que l'homme rend à la société, à la famille, etc. Mais la vocation de l'homme est le temps libre et il faut que ce temps libre soit utile. Il ne peut être utile que si l'homme peut se consacrer à l'étude de la science, de la philosophie, de la littérature, etc.

Un des drames de l'humanité est que les hommes sont utiles à la société en tant que consommateurs. Ils sont une cellule du tube digestif. Cette humanité consommatrice doit tâcher d'avoir devant elle un autre horizon."
Rossellini en 62.

Si on voit bien l'agencement temps libre/temps de travail à l'oeuvre sur le roi dans le film de RR, la question que poserait en revanche le film de cette petite fille bourgeoise qu'est S. Coppola serait, comment faire quand on a trop de temps libre, quand on a que ça. On rejoindrait là le sujet d'autres films plus anciens de RR.

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Message par Borges Sam 28 Nov 2009 - 13:37

JM a écrit:

"Je suis, plus que jamais, aristotélicien. Aristote dit ceci : "Il n'est pas vrai que le temps libre soit la fin du travail, c'est le travail qui est la fin du temps libre". C'est à dire que le vrai temps de l'homme est le temps libre, le travail est l'obligation, le devoir que l'homme rend à la société, à la famille, etc. Mais la vocation de l'homme est le temps libre et il faut que ce temps libre soit utile. Il ne peut être utile que si l'homme peut se consacrer à l'étude de la science, de la philosophie, de la littérature, etc.

Un des drames de l'humanité est que les hommes sont utiles à la société en tant que consommateurs. Ils sont une cellule du tube digestif. Cette humanité consommatrice doit tâcher d'avoir devant elle un autre horizon."
Rossellini en 62.


-Quand on lit ce genre de conneries ; on se demande un peu si les metteurs en scène ne mettent pas toute leur intelligence dans leurs films ; et vidés, protégés par eux, ils radotent et disent ce qui leur passe par la tête. « Je suis aristotélicien, plus que jamais », c’est d’un très haut comique, c’est un peu comme dire « je suis kantien, je fais une promenade par jour, que je manque jamais ». D’abord, très simplement : Aristote classe le boulot dans la nécessité ; on n’est pas libre de le faire ou ne pas le faire ; bosser, c’est une nécessité vitale, animale, qui résulte du fait que nous avons un corps, que nous ne sommes pas des dieux. On bosse pour se reproduire et se continuer biologiquement dans l’être ; comme l’homme doit s’élever au-dessus de son animalité, il doit se libérer du travail, et donc soumettre d’autres hommes à cette nécessité : il faut des esclaves ; sans esclaves, y a pas d’homme libre, pas de temps pour le temps libre, ce qui veut dire d’abord le temps libéré des nécessités ; le temps libre, c’est le temps de l’homme souverain, du maître. Une fois qu’il y a des esclaves les hommes libres peuvent mener un mode d’existence consacré soit à la vie politique, soit à la pensée, contemplation… etc. Un mode d’existence digne des hommes libres, donc des vertus supérieures de l’âme… la plus haute étant la contemplation qui nous égale un moment aux dieux…

-Etre aristotélicien, aristocrate grec, c’est aussi penser que des esclaves sont nécessaires…des gens qui bossent de leurs corps, sans temps libre…


-Il faut être libre pour se consacrer à la littérature, à la science, à la philosophie, nous dit RR : comme si les scientifiques, les écrivains, les philosophes ne bossaient pas, comme si les produits de ces domaines d’activité n’étaient pas de l’ordre du travail, de l’économie, de la nécessité… L’ami RR voit tout depuis le point de vue de la consommation, du dilettante, de l’amateur… il est vrai qu’il aimait la belle vie, plus encore que la vie contemplative…


Le travail c’est ce qui sépare aussi S/H de RR, si l’un se dit aristocrate grec, les autres font toujours l’éloge du travail : Bach est un travailleur.
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Message par Leurtillois Sam 28 Nov 2009 - 17:25

Ce n'était pas un homme qui aimait vraiment travailler, et il détestait se lever le matin, un fait qu'il ne manquait jamais de nous remettre en mémoire. Je me demande s'il n'est pas aussi tourmenté que je le suis toujours à l'idée de combien plus d'argent il aurait pu gagner en restant tout simplement dans son lit.
(...)
Rossellini était un grand aficionado de plongée sous-marine, et les membres de l'équipe exploitèrent à fond ce penchant. Chaque fois qu'ils jugeait avoir suffisamment travaillé pour la journée, un des hommes accourait vers le grand Maestro et, regardant derrière son épaule, essoufflé par l'excitation, pointait en direction de la mer. "Là ! Là-bas, là-bas !! !" braillait-il. "Un poisson énorme, grand comme ça." Et, les bras écartés et la figure frappée d'une terreur mystérieuse, il fixait le point sur la mer qu'il venait d'indiquer.
"On remballe", faisait-il avec ses dents qui claquaient d'excitation, pendant qu'avec des mains tremblantes il enfilait sa combinaison de plongée."
(...)

R avait installé la caméra pour filmer la scène capitale que nous avions attendu si patiemment. Il était venu avec sa Ferrari de course rouge vif et ne cessait de la regarder et la caresser pendant que le chef-opérateur s'affairait avec les lumières, préparant la scène.
Finalement, quand tout fut près, R changea d'avis au sujet de tourner cette scène, et renvoya toute l'équipe abasourdie.
Tandis que nous l'observions en un silence pétrifié, il coiffa son casque, grimpa dans la Ferrari, fit partir le moteur, et, dans un rugissement et des hurlements de pneus, disparut de la rue et de nos vies pour deux journées entières.
Il avait l'habitude de temps en temps de faire la course avec l'express Naples-Rome et, me dit-on, parvenait invariablement à le battre.
Cette fois ne fit pas exception à la règle, et lorsqu'il revient deux jours plus tard son triomphe fut à peine contrarié par une migraine résultant de 48 heures passées sans dormir.
Il partit se coucher alors que l'équipe s'installait pour une nouvelle journée à attendre qu'il se rétablisse.

Cet "amour de la belle vie" vu par le très cynique et aristocrate Georges Sanders, qui raconte dans un bouquin autobiographique le tournage de Voyage en Italie.

Leurtillois

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Message par Borges Sam 28 Nov 2009 - 19:09

Merci pour cette citation, Leurtillois; je savais qu'il aimait la belle vie, mais pas à ce point..
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Message par adeline Dim 29 Nov 2009 - 22:00

Hello,

je pense que j'ai très mal écrit ce que je pensais, au début. Je ne voulais que décrire la manière dont le film de RR présente Louis XIV. Par exemple, je ne pense pas du tout que Louis XIV se soit jamais réellement soucié du peuple, ou qu'il ait voulu son bien. Dans le film on le voit prendre la décision d'allèger la taille et d'augmenter les impôts indirects. Ça peut passer pour une mesure "pour le bien du peuple". Évidemment, ça fait partie de sa politique de cadenassage, c'est pour éviter les révoltes.

JM, c'est toi qui avait parlé des gens du peuple le premier, je reprenais ton expression, et j'ai ajouté "normaux" pour dire qu'il y avait aussi des bourgeois dans cette scène. Normaux était idiot, j'aurais dû dire bourgeois. Mais tu t'emballes un peu vite , non Wink : "comment peut-on encore écrire des choses comme ça après avoir vu le film". Mais si le film est bien dégoûtant comme le dit Straub, et pro Louis XIV, c'est justement après avoir le film qu'on peut dire une idiotie pareille si on se fait prendre au jeu du roi sympa. Quant à moi, je ne voulais rien écrire de tel ou de choquant.

Cette histoire de la taille du roi, elle me semble au contraire fondamentale. Sarkozy prend garde lui aussi d'être surélevé quand il le peut lorsqu'il est à côté de personnes plus grandes que lui. J'imagine que si Derrida réfléchit à cette question, ce n'est pas parce qu'il est débile et se réveille la nuit travaillé par une aussi bête question, comme tu l'écris. C' est lié à la question de la représentation du pouvoir, de son incarnation. C'est assez important, comme question.

Je crois que tu as tout à fait raison quand tu dis que RR a du respect pour le Louis XIV qu'il met en scène.

Par rapport à toutes ces histoires de temps libre, j'ai eu l'impression que même dans les scènes de loisirs il est au travail, sur scène, au milieu de ses courtisans. La seule scène de solitude et de tranquillité et celle de la fin, lorsqu'il lit La Rochefoucauld. « Le soleil et la mort ne peuvent se regarder en face. » Or il vit constamment sous les regards de ses courtisans, constamment. Il doit donc apparaître à chaque fois comme l'incarnation de la monarchie de droit divin, c'est pas rien.
Oui, c'est un film tout à fait dégoûtant sur le plan politique, comme le dit Straub, mais c'est un film très intéressant à penser, et que je trouve assez fort.

Je ne suis pas sûre qu'historiciste s'applique à ce film. Que veux-tu réellement dire ? Je ne comprends pas comment tu opposes matérialiste à historiciste, même si je vois bien en quoi ce que tu dis de La Prise de pouvoir s'oppose à La Commune.

Ce que je trouve intéressant dans La Prise de pouvoir, c'est que l'appareil de représentation et de pouvoir que finit de mettre en place Louis XIV a l'air tout à fait anodin dans la mise en scène de RR. Il y a une différence de degré entre ce qu'est effectivement Versailles, et la manière dont Louis XIV donne ses ordres aux architectes par exemple.

adeline

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Message par Invité Dim 29 Nov 2009 - 23:03

adeline a écrit:
Je ne suis pas sûre qu'historiciste s'applique à ce film. Que veux-tu réellement dire ? Je ne comprends pas comment tu opposes matérialiste à historiciste, même si je vois bien en quoi ce que tu dis de La Prise de pouvoir s'oppose à La Commune.

Salut,

Sur ce point, il faudrait peut-être reprendre le point de vue du peuple dans le film, mais je me souviens assez mal et je n'ai pas le film sous la main pour vérifier certains trucs. Par exemple, je me souviens plus ce que racontent les gens du peuple au début, j'aimerais bien retrouver si c'est des trucs critiques à l'égard du roi, des banalités, un éloge..

La mise en scène réaliste de RR a pour "mérite" de montrer que les larbins étaient effectivement traités comme des larbins, et que ceci peut même avoir quelque chose de beau, d'esthétique, une femme obligée de coucher par terre au milieu des chiens.

Sinon, ensuite, il faut dezoomer pour se dire que les spectateurs que nous sommes nous jouons, dans la mise en scène de RR, le rôle de témoins (comme le suggère de manière appuyée la scène dont je parlais l'autre fois où on assiste à la toilette du roi avec commentaire didactique, mais aussi celle du repas du roi, etc). Il y a donc ici tout un dispositif savamment mis en place qui (nous) en appelle à la passivité, à la contemplation de cette prise de pouvoir et tout ce qui s'en suit.

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Message par Invité Mar 22 Déc 2009 - 18:42

adeline a écrit:

Je ne suis pas sûre qu'historiciste s'applique à ce film. Que veux-tu réellement dire ? Je ne comprends pas comment tu opposes matérialiste à historiciste, même si je vois bien en quoi ce que tu dis de La Prise de pouvoir s'oppose à La Commune.

Salut Adeline (avec un peu de retard, désolé) :

Walter Benjamin

Œuvres III

Sur le concept d’histoire

Éditions Gallimard
Collection folio essais
Paris 2000


I

On connaît l’histoire de cet automate qui, dans une partie d’échecs, était censé pouvoir trouver à chaque coup de son adversaire la parade qui lui assurait la victoire. Une marionnette en costume turc, narghilé à la bouche, était assise devant une grande table, sur laquelle l’échiquier était installé. Un système de miroirs donnait l’impression que cette table était transparente de tous côtés. En vérité, elle dissimulait un nain bossu, maître dans l’art des échecs, qui actionnait par des fils la main de la marionnette. On peut se représenter en philosophie l’équivalent d’un tel appareil. La marionnette appelée « matérialisme historique » est conçue pour gagner à tout coup. Elle peut hardiment se mesurer à n’importe quel adversaire, si elle prend à son service la théologie, dont on sait qu’elle est aujourd’hui petite et laide, et qu’elle est de toute manière priée de ne pas se faire voir.

II

« L’un des traits les plus remarquables de la nature humaine est, […] à côté de tant d’égoïsme individuel, l’absence générale d’envie que chaque présent porte à son avenir. » Cette réflexion de Lotze conduit à penser que notre image du bonheur est tout entière colorée par le temps dans lequel il nous a été imparti de vivre. Il ne peut y avoir de bonheur susceptible d’éveiller notre envie que dans l’atmosphère que nous avons pu parler, des femmes qui auraient pu se donner à nous. Autrement dit, l’image du bonheur est inséparable de celle de la rédemption. Il en va de même de l’image du passé, dont s’occupe l’histoire. Le passé est marqué d’un indice secret, qui le renvoie à la rédemption. Ne sentons-nous pas nous-mêmes un faible souffle de l’air dans lequel vivaient les hommes d’hier ? Les voix auxquelles nous prêtons l’oreille n’apportent-elles pas un écho de voix désormais éteintes ? Les femmes que nous courtisons n’ont-elles pas des sœurs qu’elles n’ont plus connues ? S’il en est ainsi, alors il existe un rendez-vous tacite entre les générations passées et la nôtre. Nous avons été attendus sur la terre. À nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention. Cette prétention, il est juste de ne point la repousser. L’historien matérialiste en a conscience.

III

Le chroniqueur, qui rapporte les événements sans distinguer entre les grands et les petits, fait droit à cette vérité : que rien de ce qui eut jamais lieu n’est perdu pour l’histoire. Certes, ce n’est qu’à l’humanité rédimée qu’échoit pleinement son passé. C’est-à-dire que pour elle seule son passé est devenu intégralement citable. Chacun des instants qu’elle a vécus devient une « citation à l’ordre du jour » - et ce jour est justement celui du Jugement dernier.

IV

« Occupez-vous d’abord de vous nourrir et de
vous vêtir,
alors vous échoira de lui-même le Royaume
de Dieu. »

Hegel, 1807

La lutte des classes, que jamais ne perd de vue un historien instruit à l’école de Marx, est une lutte pour ces choses brutes et matérielles sans lesquelles il n’en est point de raffinées ni de spirituelles. Celles-ci interviennent pourtant dans la lutte des classes autrement que comme l’idée d’un butin qu’emportera le vainqueur. Comme confiance, courage, humour, ruse, fermeté inébranlable, elles prennent une part vivante à la lutte et agissent rétrospectivement dans les profondeurs du temps. Elles remettront toujours en question chaque nouvelle victoire des maîtres. De même que certaines fleurs tournent leur corolle vers le soleil, le passé par un mystérieux héliotropisme, tend se tourner vers le soleil qui est en train de se lever au ciel de l’histoire. L’historien matérialiste doit savoir discerner ce changements, le mois ostensible de tous.

V

L’image vraie du passé passe en un éclair. On ne peut retenir le passé que dans une image qui surgit et s’évanouit pour toujours à l’instant même où elle s’offre à la connaissance. « La vérité n’a pas de jambes pour s’enfuir devant nous » - ce mot de Gottfried Keller désigne, dans la conception historiciste de l’histoire, l’endroit exact où le matérialisme historique enfonce son coin. Car c’est une image irrécupérable du passé qui risque de s’évanouir avec chaque présent qui ne s’est pas reconnu visé par elle.

VI

Faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir « comment les choses se sont réellement passées ». Cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger. Il s’agit pour le matérialisme historique de retenir l’image du passé qui s’offre inopinément au sujet historique à l’instant du danger. Ce danger menace aussi bien les contenus de la tradition que ses destinataires. Il est le même pour les uns et pour les autres, et consiste pour eux à se faire l’instrument de la classe dominante. À chaque époque, il faut chercher à arracher de nouveau la tradition au conformisme qui est sur le point de la subjuguer. Car le messie ne vient pas seulement comme rédempteur ; il vient comme vainqueur de l’antéchrist. Le don d’attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance n’appartient qu’à l’historiographe intimement persuadé que, si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté. Et cet ennemi n’a pas fini de triompher.

VII

Pensez aux ténèbres et au grand froid
Dans cette vallée où résonne la désolation.

Brecht, ­L’Opéra de quat’sous

À l’historien qui veut revivre une époque, Fustel de Coulanges recommande d’oublier tout ce qu’il sait du cours ultérieur de l’histoire. On ne saurait mieux décrire la méthode avec laquelle le matérialisme historique a rompu. C’est la méthode de l’empathie. Elle naît de la paresse du cœur, de l’acedia, qui désespère de saisir la véritable image historique dans son surgissement fugitif. Les théologiens du Moyen Âge considéraient l’acedia comme la source de la tristesse. Flaubert, qui l’a connue, écrit : « Peu de gens devineront combien il a fallu être triste pour [entreprendre de] ressusciter Carthage. » La nature de cette tristesse se dessine plus clairement lorsqu’on se demande à qui précisément l’historiciste s’identifie par empathie. On devra inévitablement répondre : au vainqueur. Or ceux qui règnent à un moment donné sont les héritiers de tous les vainqueurs du passé. L’identification au vainqueur bénéficie donc toujours aux maîtres du moment. Pour l’historien matérialiste, c’est assez dire. Tous ceux qui à ce jour ont obtenu la victoire, participent à ce cortège triomphal où les maîtres d’aujourd’hui marchent sur les corps de ceux qui aujourd’hui gisent à terre. Le butin, selon l’usage de toujours, est porté dans le cortège. C’est ce qu’on appelle les biens culturels. Ceux-ci trouveront dans l’historien matérialiste un spectateur réservé. Car tout ce qu’il aperçoit en fait de biens culturels révèle une origine à laquelle il ne peut songer sans effroi. De tels biens doivent leur existence non seulement à l’effort des grands génies qui les ont créés, mais aussi au servage anonyme de leurs contemporains. Car il n’est pas de témoignage de culture qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie. Cette barbarie inhérente aux biens culturels affecte également le processus par lequel ils ont été transmis de main en main. C’est pourquoi l’historien matérialiste s’écarte autant que possible de ce mouvement de transmission. Il se donne pour tâche de brosser l’histoire à rebrousse-poil.

VIII

La tradition des opprimés nous enseigne que l’ « état d’exception » dans lequel nous vivons est la règle. Nous devons parvenir à une conception de l’histoire qui rende compte de cette situation. Nous découvrirons alors que notre tâche consiste à instaurer le véritable état d’exception ; et nous consoliderons ainsi notre position dans la lutte contre le fascisme. Celui-ci garde au contraire toutes ses chances, face à des adversaires qui s’opposent à lui au nom du progrès, compris comme une norme historique. – S’effarer que les événements que nous vivons soient « encore » possibles au XXe siècle, c’est marquer un étonnement qui n’a rien de philosophique. Un tel étonnement ne mène à aucune connaissance, si ce n’est à comprendre que la conception de l’histoire d’où il découle n’est pas tenable.

IX

« Mon aile est prête à prendre son essor
Je voudrais bien revenir en arrière
Car en restant même autant que le temps vivant
Je n’aurais guère de bonheur. »

Gerhard Scholem, Gruß vom Angelus

Il existe un tableau de Klee qui s’intitule « Angelus Novus ». Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.

X

Les objets que la règle claustrale assignait à la méditation des moines visaient à leur enseigner le mépris du monde et de ses pompes. Les réflexions que nous développons ici servent une fin analogue. À l’heure où gisent à terre les politiciens en qui les adversaires du fascisme avaient mis leur espoir, à l’heure où ils aggravent encore leur défaite en trahissant leur propre cause, nous voudrions libérer l’enfant du siècle des filets dans lesquels ils l’ont entortillé. Le point de départ est que la foi aveugle de ces politiciens dans le progrès, leur confiance dans le « soutien massif de la base », et finalement leur adaptation servile à un appareil politique incontrôlable n’étaient que trois aspects d’une même réalité. Nous voudrions suggérer combien il coûte à notre pensée habituelle d’adhérer à une vision de l’histoire qui évite toute complicité avec celle à laquelle ces politiciens continuent de s’accrocher.

XI

Le conformisme dès l’origine inhérent à la social-démocratie n’affecte pas seulement sa tactique politique, mais aussi ses vues économiques. C’est là une des causes de son effondrement ultérieur. Rien n’a plus corrompu le mouvement ouvrier allemand que la conviction de nager dans le sens du courant. À ce courant qu’il croyait suivre, la pente était selon lui donnée par le développement de la technique. De là il n’y avait qu’un pas à franchir pour s’imaginer que le travail industriel, qui s’inscrit à ses yeux dans le cours du progrès technique, représente un acte politique. Chez les ouvriers allemands, la vieille éthique protestante du travail réapparut sous une forme sécularisée. Le programme de Gotha porte déjà les traces de cette confusion. Il définit le travail comme « la source de toute richesse et de toute culture ». À quoi Marx, animé d’un sombre pressentiment, objectait que celui qui ne possède d’autre bien que sa force de travail « est nécessairement l’esclave des autres hommes, qui se sont érigés […] en propriétaires. » Ce qui n’empêche pas la confusion de se répandre de plus en plus, et Josef Dietzgen d’annoncer bientôt : « Le travail est le Messie des temps modernes. Dans l’amélioration […] du travail […] réside la richesse, qui peut maintenant accomplir ce qu’aucun rédempteur n’a accompli jusqu’à présent. » Cette conception du travail, caractéristique d’un marxisme vulgaire, ne prend guère la peine de se demander en quoi les biens produits profitent aux travailleurs eux-mêmes, tant qu’ils ne peuvent en disposer. Elle n’envisage que les progrès de la maîtrise sur la nature, non les régressions de la société. Elle présente déjà les traits technocratiques qu’on rencontrera plus tard dans le fascisme. Notamment une approche de la nature qui rompt sinistrement avec les utopies socialistes d’avant 1848. Tel qu’on le conçoit à présent, le travail vise à l’exploitation de la nature, exploitation que l’on oppose avec une naïve satisfaction à celle du prolétariat. Comparées à cette conception positiviste, les fantastiques imaginations d’un Fourier, qui ont fourni matière à tant de railleries, révèlent un surprenant bon sens. Si le travail social était bien ordonné, selon Fourier, on verrait quatre Lunes éclairer la nuit terrestre, les glaces se retirer des pôles, l’eau de mer s’adoucir, les bêtes fauves se mettre au service de l’homme. Tout cela illustre une forme de travail qui, loin d’exploiter la nature, est en mesure de l’accoucher des créations virtuelles qui sommeillent en son sein. À l’idée corrompue du travail correspond l’idée complémentaire d’une nature qui, selon la formule de Dietzgen, « est offerte gratis ».

XII

« Nous avons besoin de l’histoire, mais
nous en avons besoin autrement que le flâneur
raffiné des jardins du savoirs. »

Nietzsche, De l’utilité et des inconvénients
de l’histoire pour la vie

Le sujet de la connaissance historique est la classe combattante, la classe opprimée elle-même. Elle apparaît chez Marx comme la dernière classe asservie, la classe vengeresse qui, au nom de générations de vaincus, mène à son terme l’œuvre de libération. Cette conscience, qui se ralluma brièvement dans le spartakisme, fut toujours scandaleuse aux yeux de la social-démocratie. En l’espace de trois décennies, elle parvint presque à effacer le nom d’un Blanqui, dont les accents d’airain avaient ébranlé le XIXe siècle. Elle se complut à attribuer à la classe ouvrière le rôle de rédemptrice des générations futures. Ce faisant elle énerva ses meilleures forces. À cette école, la classe ouvrière désapprit tout ensemble la haine et l’esprit de sacrifice. Car l’une et l’autre se nourrissent de l’image des ancêtres asservis, non de l’idéal d’une descendance affranchie.

XIII

« Tous les jours notre cause devient plus claire
et le peuple tous les jours plus intelligent. »

Joseph Dietzgen,
La Philosophie de la social-démocratie

Dans sa théorie, et plus encore dans sa pratique, la social-démocratie a été guidée par une conception du progrès qui ne s’attachait pas au réel, mais émettait une prétention dogmatique. Le progrès, tel qu’il se peignait dans la cervelle des sociaux-démocrates, était premièrement un progrès de l’humanité elle-même (non simplement de ses aptitudes et de ses connaissances). Il était deuxièmement un progrès illimité (correspondant au caractère indéfiniment perfectible de l’humanité). Il était deuxièmement un progrès illimité (correspondant au caractère indéfiniment perfectible de l’humanité). Il était envisagé, troisièmement, comme essentiellement irrésistible (se poursuivant automatiquement selon une ligne droite ou une spirale). Chacun de ces prédicats est contestable, chacun offre prise à la critique. Mais celle-ci, si elle se veut rigoureuse, doit remonter au-delà de tous ces prédicats et s’orienter vers quelque chose qui leur et commun. L’idée d’un progrès de l’espèce humaine à travers l’histoire est inséparable de celle d’un mouvement dans un temps homogène et vide. La critique de cette dernière idée doit servir de fondement à la critique de l’idée de progrès en général.

XIV

L’origine est le but.

Karl Kraus, Work in Versen I

L’histoire est l’objet d’une construction dont le lieu n’est pas le temps homogène et vide, mais le temps saturé d’ « à-présent ». Ainsi, pour Robespierre, la Rome antique était un passé chargé d’ « à-présent », qu’il arrachait au continuum de l’histoire. La Révolution française se comprenait comme une seconde Rome. Elle citait l’ancienne Rome exactement comme la mode cite un costume d’autrefois. La mode sait flairer l’actuel, si profondément qu’il se niche dans les fourrés de l’autrefois. Elle est le saut du tigre dans le passé. Mais ceci a lieu dans un arène où commande la classe dominante. Le même saut, effectué sous le ciel libre de l’histoire, est le saut dialectique, la révolution telle que la concevait Marx.

XV

Les classes révolutionnaires, au moment de l’action, ont conscience de faire éclater le continuum de l’histoire. La Grande révolution introduisit un nouveau calendrier. Le jour qui inaugure un calendrier nouveau fonctionne comme un accélérateur historique. Et c’est au fond le même jour qui revient sans cesse sous la forme des jours de fête, qui sont des jours de commémoration. Les calendriers ne mesurent donc pas le temps comme le font les horloges. Ils sont les monuments d’une conscience historique dont toute trace semble avoir disparu en Europe depuis cent ans, et qui transparaît encore dans un épisode de la révolution de juillet. Au soir du premier jour de combat, on vit en plusieurs endroits de Paris, au même moment et sans concertation, des gens tirer sur les horloges. Un témoin oculaire, qui devait peut-être sa clairvoyance au hasard de la rime, écrivit alors :

« Qui le croirait ! On dit qu’irrités contre l’heure,
De nouveaux Josués, au pied de chaque tour.
Tiraient sur les cadrans pour arrêter le jour. »

XVI

L’historien matérialiste ne saurait renoncer au concept d’un présent qui n’est point passage, mais arrêt et blocage du temps. Car un tel concept définit justement le présent dans lequel, pour sa part, il écrit l’histoire. L’historicisme compose l’image « éternelle » du passé, le matérialisme historique dépeint l’expérience unique de la rencontre avec ce passé. Il laisse d’autres se dépenser dans le bordel de l’historicisme avec la putain « Il était une fois ». Il reste maître de ses forces : assez viril pour faire éclater le continuum de l’histoire.

XVII

L’historicisme trouve son aboutissement légitime dans l’histoire universelle. Par sa méthode, l’historiographie matérialiste se distingue de ce type d’histoire plus nettement peut-être que de tout autre. L’histoire universelle n’a pas d’armature théorique. Elle procède par addition : elle mobilise la masse des faits pour remplir le temps homogène et vide. L’historiographie matérialiste, au contraire, est fondée sur un principe constructif. La pensée n’est pas seulement faite du mouvement des idées, mais aussi de leur blocage. Lorsque la pensée s’immobilise soudain dans une constellation saturée de tensions, elle communique à cette dernière un choc qui la cristallise en monade. L’historien matérialiste ne s’approche d’un objet historique que lorsqu’il se présente à lui comme une monade. Dans cette structure il reconnaît le signe d’un blocage messianique des événements, autrement dit le signe d’une chance révolutionnaire dans le combat pour le passé opprimé. Il saisit cette chance pour arracher une époque déterminée au cours homogène de l’histoire, il arrache de même à une époque telle vie particulière, à l’œuvre d’une vie tel ouvrage particulier. Il réussit à recueillir et à conserver dans l’ouvrage particulier l’œuvre d’une vie, dans l’œuvre d’une vie l’époque et dans l’époque le cours entier de l’histoire. Le fruit nourricier de la connaissance historique contient en son cœur le temps comme sa semence précieuse, mais une semence indiscernable au goût.

XVIII

« Les misérables cinquante millénaires de l’homo sapiens, écrit un biologiste moderne, représentent relativement à l’histoire de la vie organique sur terre, quelque chose comme deux secondes à la fin d’une journée de vingt-quatre heures. À cette échelle, toute l’histoire de l’humanité civilisée remplirait un cinquième de la dernière seconde de la dernière heure. » L’à-présent qui, comme un modèle du temps messianique, résume en un formidable raccourci l’histoire de toute l’humanité, coïncide exactement avec la figure que constitue dans l’univers l’histoire de l’humanité.

APPENDICE

A


L’historicisme se contente d’établir un lien causal entre divers moments de l’histoire. Mais aucune réalité de fait ne devient, par sa simple qualité de cause, un fait historique. Elle devient telle, à titre posthume, sous l’action d’événements qui peuvent être séparés d’elle par des millénaires. L’historien qui part de là cesse d’égrener la suite des événements comme un chapelet. Il saisit la constellation que sa propre époque forme avec telle époque antérieure. Il fonde ainsi un concept du présent comme « à-présent », dans lequel se sont fichés des éclats du temps messianique.

B

Les devins qui interrogeaient le temps pour savoir ce qu’il recélait en son sein ne le percevaient certainement pas comme un temps homogène et vide. Celui qui considère cet exemple se fera peut-être une idée de la manière dont le temps passé était perçu dans la commémoration : précisément de cette manière. On sait qu’il était interdit aux Juifs de sonder l’avenir. La Torah et la prière, en revanche, leur enseignaient la commémoration. La commémoration, pour eux, privait l’avenir des sortilèges auxquels succombent ceux qui cherchent à s’instruire auprès des devins. Mais l’avenir ne devenait pas pour autant, aux yeux des Juifs, un temps homogène et vide. Car en lui, chaque seconde était la porte étroite par laquelle le Messie pouvait entrer.



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Message par Borges Mer 23 Déc 2009 - 13:03

étrange, je pense qu'un message (de moi) suivant celui de JM a disparu; ou alors, j'ai pas bien posté...
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Message par ^x^ Mer 23 Déc 2009 - 21:15

Oui, en effet.
Message lu ce matin ou ce midi d'ailleurs (le tiens).
^x^
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Message par Borges Mer 23 Déc 2009 - 23:42

merci de confirmer; je me disais bien que j'avais pas rêvé. Curieux.
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Message par adeline Mar 15 Fév 2011 - 19:10

Un texte d'Eisenchitz sur le période télé de Rossellini :

http://www.monde-diplomatique.fr/2010/12/EISENSCHITZ/19949

Rossellini éducateur

Quand Roberto Rossellini, dont les films Rome, ville ouverte (1945) et Païsa (1946) avaient bousculé le cinéma, invente une forme nouvelle, ni fiction ni documentaire, avec Inde, terre mère (1957-1959), il est au bord d’une crise majeure. Convaincu de vivre la fin d’une civilisation, il rejette bientôt l’art et le cinéma, qu’il a toujours fait passer après la vie et l’expérience. En 1959, il déclare publiquement : « Le cinéma est mort », alors même que Le Général Della Rovere (1959) ou Les Evadés de la nuit (1960) rencontrent le succès, tant public que critique. Et il part à nouveau sur des voies inexplorées en lançant le projet d’une encyclopédie historique. Il met son espoir dans la jeune télévision. Le regard du téléspectateur, affirme-t-il, n’est pas « pollué » par l’esthétique du cinéma. Il est possible de redécouvrir une image pure, qui « montre » au lieu de « démontrer », et d’user de ces nouveaux et puissants moyens « pour nous sauver, pour nous faire recouvrer la raison et nous améliorer » en inventant « une nouvelle méthode d’éducation, libre, facile, agréable et intégrale » (1).

Entre 1960 et 1975, Rossellini conçoit le plan, organise la production, assure la réalisation ou la supervision d’une douzaine de films, téléfilms ou miniséries. Comme pour manifester l’abandon de toute notion d’auteur, il confie la mise en scène des deux premières réalisations, L’Age du fer (1963-1965) et La Lutte de l’homme pour sa survie (1967-1971), à son fils, Renzo Rossellini Jr. Les autres « chapitres » réalisés de son projet ont pour sujets de grandes figures de l’histoire, ce qu’illustre le coffret de Carlotta Films (2) : Blaise Pascal, Augustin d’Hippone, Descartes, Cosme de Médicis et Léon Battista Alberti pour les quatre heures consacrées à la Florence du Quattrocento. Cette histoire des grands hommes, il la « déshéroïse » et la dédramatise radicalement. C’est là son apport principal à La Prise de pouvoir par Louis XIV (1966), pour lequel il a été engagé alors que le film était entièrement préparé. Semblablement, le héros de Vive l’Italie ! (1960) n’est pas Giuseppe Garibaldi, mais son aide de camp. Le Messie (1976) est privé non seulement des miracles, mais de la Passion.

Pour comprendre ce qu’il a réellement fait de cette « dernière utopie » à laquelle il consacre toute la fin de sa vie (il est mort en 1977, âgé de 71 ans), un détour par la fabrication est sans doute éclairant (3). Rossellini invente un système de zoom télécommandé, qu’il dirige de sa place et qui lui permet de tourner en plans-séquences interminables, isolant des moments de l’action ou des personnages. On en trouve un exemple éclairant au début de L’Age de Cosme de Médicis, où un rituel de funérailles devient le lieu d’intrigues de pouvoir. Il utilise aussi un truquage à miroirs dérivé d’un procédé inauguré dans le Metropolis de Fritz Lang, grâce auquel il reconstitue, dans un style d’illustration naïve, Jérusalem, Athènes ou Florence. Autre point notable, le cinéaste garde une prédilection — datant du Navire blanc (1941) et de Païsa — pour des acteurs non professionnels. Il les choisit soit pour leur ressemblance supposée avec le modèle historique, soit pour réserver au spectateur gavé d’images pieuses le choc d’un saint Augustin berbère. Selon ses collaborateurs, Rossellini arrivait une fois les scènes préparées, et les filmait comme un opérateur d’actualités. Contradiction apparente, il manifeste un mépris total pour le son, simple support d’une parole qui n’a valeur que de transmission. Voix détachées des corps, propos souvent abstraits — prendre et laisser, c’est l’attitude de Rossellini, qu’il incite le spectateur à adopter.

Nulle pédagogie donc dans ces entreprises pédagogiques. On ne saura pas quels intérêts représentent les ennemis de Cosme, comment fonctionne la machine à calculer de Pascal, contre quelles hérésies lutte Augustin. En revanche, impôts, affaires d’héritage, repas, maladies, le quotidien de la vie est détaillé : l’époque y gagne une étrangeté familière, nourrie d’indices sur une manière de vivre et de penser. Inutile d’y chercher l’influence de la « microhistoire », apparue en Italie dans les mêmes années : ce ne sont que des indices, on n’en saura pas plus. Or, cette combinaison d’imperfections et de curiosités produit précisément ce dont Rossellini ne voulait plus : ce qui passionne dans ses films, c’est bien le cinéma même, un cinéma qui ne ressemble à nul autre.

Pour Rossellini, au suicide d’une civilisation doit succéder une renaissance. Chaque film montre le passage d’une époque à la suivante. L’histoire est vue comme une intersection dramatique de cycles : la circulation de l’argent primant sur la civilisation paysanne (L’Age de Cosme de Médicis) ; l’intégration de la culture antique dans le christianisme (Augustin d’Hippone) ; l’apparition de l’expérimentation en réponse au dogme (Descartes)…

Il est facile d’objecter au « grand projet » rossellinien que le téléspectateur des années 1970 était aliéné par une esthétique et un discours imposés, bien plus que le spectateur qui découvrait le cinéma. Ce ne serait pas une raison suffisante pour disqualifier l’entreprise. L’histoire du cinéma a connu d’autres bouteilles lancées à la mer.

Bernard Eisenschitz.

(1) Cité par Adriano Aprà dans l’introduction à La Télévision comme utopie, textes de Roberto Rossellini choisis et présentés par Aprà, traduction de l’italien par Diane Bodart, Cahiers du cinéma - Auditorium du Louvre, Paris, 2001.

(2) Une encyclopédie historique de Roberto Rossellini en quatre films : Blaise Pascal (1972), Augustin d’Hippone (1974), L’Age de Cosme de Médicis (1973), Descartes (1974), préfacée par Aurore Renaut. 5 DVD, Carlotta Films, Paris, 2009, 630 minutes, 50 euros.

(3) Celle-ci est décrite en détail dans le film de Jean-Louis Comolli, La Dernière Utopie. La télévision selon Rossellini, INA-Vivo Films, Paris, 2006.

adeline

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Message par Rotor Mar 15 Fév 2011 - 21:58

J'aime beaucoup les films écrits pour la TV de Rosselini.
Sa fille Isabella dans une interview a dit un jour que "La prise du pouvoir par Louis XIV" était le film de son père qu'elle préférait.
Je l'ai donc regardé puis j'ai continué avec le Pascal, le Descartes et le Socrate, films que j'ai vu en italien sous-titrés anglais. C'est dire ma motivation !
Je ne me risquerai pas à un long développement sur les qualités respectives de ses oeuvres qui m'ont enchanté. (Un peu moins le Socrate et je n'ai pas encore vu le Saint-Agustin, ni la série sur les Medicis que je possède pourtant.)
Mais je trouve qu'il y a une simplicité et une vérité essentielle dans ses essais pour la télévision qui me font penser aux travaux des Straub. Une sorte de minimalisme minéral, d'approche frontale et dénué d'artifice que je trouve particulièrement rare. Et qui ne sont pas du tout le signe d'un déclin ou d'une panne d'inspiration du cinéaste, mais au contraire la marque d'une épure.
Et je crois que c'est le signe d'une grande intelligence au travail que d'éliminer le superflu. Et si vous avez l'occasion de voir le Descartes, écoutez-donc la musique, c'est juste incroyable de modernité. Et le meilleur dans ces films est la disponibilité de Rosselini à se mettre au service d'oeuvres dont il se fait le simple scripteur cinématographique. Sans aucune vanité.

PS : Le "Pascal" est en VF et Pierre Arditti joue l'auteur français...Mais n'ayez crainte, c'est beau, très agonisant, austère et ça ressemble un peu à une toile de Georges de la Tour.

PS2 : Je suis un complet autodidacte, veuillez pardonner mon langage peu orthodoxe et peu instruit en matière de critique cinéma. Je me contente de regarder. Je laisse penser les autres...(Et je ne lis pas Badiou...)


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