César doit mourir (Paolo et Vittorio Taviani)

Je ne suis pas un fan du cinéma lourdingue des Taviani mais bon, avec l'âge, le leur, je me suis dit qu'ils allaient faire plus léger.

Non ! Le sujet ? Des détenus d'une prison de Rome sont castés pour monter César doit Mourir pièce de Shakespeare. L'expérience culturelle est surtout montrée dans son résultat, c'est à dire le résultat final sur scène où dans les moindres recoins de la prison où, les prisonniers doivent se rabattre pour s'entraîner à leur scène en attendant que la salle de fortune soit montée. Très peu de répétitions sont montrées avec le travail à reprendre. Rien ou peu s'en faut ne sera montré des différends entre comédiens. Les rapports humains, sauf une ou deux fois, sont présents dans la pièce et ruissellent silencieusement sur ceux qui la joue. Le propos n'est pas naturaliste mais bien plutôt expressionniste - on retiendra à cet égard le peuple de Rome joué par les détenus accrochés aux grilles de leur fenêtre filmés en contre plongée assez sombre devant la dépouille de César, en plongée, étendue dans la cour de promenade inondée de soleil. Pour être honnête il faut aussi signaler que la personnalité de l'acteur, c'est vrai pour César en particulier, sert le personnage - il y a là comme un aspect documentaire.

Chacun selon sa sensibilité appréciera, s'émotionnera - ou non -devant cette mise en abîme de la pièce dans le film et la répétition - c'est le même mot que le travail du jeu des comédiens - ritualisée des plans, l'entrée dans les cellules, le soir et ce qui à mon avis est le seul plan documentaire du film, un panoramique en surplomb à la tombée du jour sur les bâtiments de la prison aux cellules éclairées, réitéré deux fois.

Je ne sais pas si le public français reconnaîtra les dialectes parlés comme le public italien, ou la sociologie de tous les délinquants/acteurs ou même la déliquescence de l'administration des villes comme Rome, Naples ou Milan en tout cas je suis sûr qu'il saura décrypter la question finalement posée par les Taviani.

Cette question est : pourquoi tous ces hommes de l'ombre, assassins, mafieux, trafiquants, condamnés à 20 ans de prison voire plus, viennent-ils chercher au théâtre la lumière comme des phalènes ?

Tout le film pose cette question : comment être dans la lumière, ou en d'autre terme quelle est la légitimité du film.

On peut hésiter, avec les Taviani, mais la dernière remarque, jouée, fictive, de Cassius à la fin du film au retour dans sa cellule après la représentation est : "depuis que j'ai découvert l'art ma cellule est une prison".

Jeu de mot pour jeu de mot celui-ci en vaut bien un autre mais qui ne peut pas cacher l'impasse esthétique où les Taviani ont fait de leur mieux : c'est beau, mais c'est vain !

Comme le film fait une heure et quart, je l’ai regardé deux fois de suite tellement ça m’a emballé. La première, c’était saisissant : j’avais l’impression de voir trois films en même temps, un film sur la prison, un film sur le théâtre, et "Jules César" de Shakespeare. L’idée est d’effacer toute rupture de ton entre les trois : les acteurs jouent les personnages de Shakespeare et leur propre rôle de la même façon, si bien qu’on passe insensiblement d’un niveau de représentation à l’autre. Faut voir par exemple, la scène où un des conjurés tente d’attirer César au Sénat et où l’acteur qui joue César embraye dans le cours du dialogue sur une dispute personnelle avec l’acteur qui joue le conjuré, en reprenant les mots de Shakespeare.
Rien que la scène d’ouverture m’a retourné, quand on voit les acteurs jouer le dénouement de la pièce, saluer le public puis se faire embarquer par les flics. On voit pas ça tous les jours. Et puis celle de l’audition, où les Taviani font une série de gros plans sur les acteurs, accompagnés du son d’un harmonica, comme si on était dans un western. Il y a des scènes absolument géniales, comme celle des tirades de Brutus et Antoine sur la dépouille de César, dans la cour de la prison, avec le chœur des prisonniers et des gardiens, dont le texte de Shakespeare sort avec une intensité décuplée. Faudrait tout citer de ce film.

slimfast a écrit:On peut hésiter, avec les Taviani, mais la dernière remarque, jouée, fictive, de Cassius à la fin du film au retour dans sa cellule après la représentation est : "depuis que j'ai découvert l'art ma cellule est une prison".

Jeu de mot pour jeu de mot celui-ci en vaut bien un autre mais qui ne peut pas cacher l'impasse esthétique où les Taviani ont fait de leur mieux : c'est beau, mais c'est vain !

Ce dernier plan est génial, lui aussi. C’est difficile de décrire tout ce qu’on peut ressentir à ce moment-là. On est accablé de voir que ces hommes ne sont pas plus libres qu’au début; accablé de voir celui qui jouait Cassius redevenir un simple prisonnier, qui fait son café, tout seul, dans sa cellule, d’autant plus qu’on sait qu’il est condamné à perpétuité. Mais tout dépend ce qu’on met sous le mot "liberté".
Ce plan, qui est presque le plus "documentaire" du film (un prisonnier fait son café), si tu as remarqué, est en couleur. Pendant tout le film, les scènes en prison sont en noir et blanc; les seules séquences en couleur, ce sont celles où ils jouent sur la scène du théâtre.
Ce plan final, selon la logique du film, devrait donc être en noir et blanc. Pourquoi est-il en couleur ? En un sens, ce que dit l’acteur à ce moment-là, est encore du Shakespeare: "Depuis que j’ai découvert l’art, ma cellule est une prison." On dirait un passage de Hamlet, sur les malheurs de la réflexion, de la conscience.
On aurait pu penser que le prisonnier dirait le contraire : que depuis qu’il est comédien, qu’il s’est ouvert au monde de la littérature, il est "libre" d'une façon qu'il n'avait jamais connue, il n’est plus le même homme.
C’est dans le même mouvement que la découverte de la littérature le libère et l’emprisonne : c’est maintenant que le monde lui est apparu qu’il s’en sent privé.
Tu dis que c’est vain, mais ce serait plus juste de dire que le film, à ce moment-là, pointe les limites de ce qu’il peut, va aussi loin qu’il peut aller. Le film n’a pas fait sortir les prisonniers de prison, mais il les a accompagnés dans la révélation d’une liberté intérieure, d’un monde qui est à présent en eux, et où ils sont libres.
Donc d’un côté, l’acteur reste en prison, dit qu’il est encore plus enfermé qu’avant, et il a raison: ces murs, le cinéma, le théâtre, la lecture, ne peuvent pas les abattre – au contraire, ils les rendent d’autant plus réels, d’autant plus infranchissables. (à ce titre, c'est pas un faux documentaire sur la prison: les murs d'une prison, suffit pas de les filmer, faut les rendre réels, pour qu'on les voie et on les sente vraiment: on quitte le film avec une idée plus précise de ce que ça veut dire, pour ces hommes, être enfermés)
Mais le fait que cela soit dit dans un plan en couleur, que le prisonnier joue ce qu’il est, dise ce qu’il ressent en tant que prisonnier comme s’il était sur une scène de théâtre, dans une pièce de Shakespeare, c’est une manière de dire aussi qu’il s’est ouvert un monde à lui, où ces murs ne comptent plus pour rien.
C’est pas vain du tout, c’est déchirant. Ca m’a tellement bouleversé que j’ai aussitôt remis le film au début.

Je ne sais pas si le public français reconnaîtra les dialectes parlés comme le public italien,

J'ai vraiment regretté de pas entendre la différence...

Spoiler:

j'ai ressenti ce que tu dis et j'ai aussi été asphyxié par l'aspect visuel, la couleur et cette lumière blanche intense aussi de la scène dont tu parles dans la cour de la prison. Mais en plus de la prison à laquelle ces acteurs sont condamnés, il y a cette captation de leur image par le cinéma qui est cruelle, purement mentale, image - je ne sais pas s'ils l'ont vue par la suite - à laquelle ils sont aussi condamnés. Elle sera sans suite. C'est triste de penser que quand les projecteurs seront éteints ils redeviendront des spectres. Mais le spectacle est beau, c'est vrai.

à y réfléchir à nouveau, maintenant, je trouve qu'il y a une parenté entre ce film et celui des Dardenne : parenté est le mot juste ce sont des histoires de frères, dans les deux cas (qu'est-ce que ça veut dire être frères) et si je t'ai bien lu, Eyquem, au fond, tu poses cette question au sujet du film des Taviani. Est-ce que je me trompe ?

Mais comme le dit dans un autre post, plus bas, Borges, et dans un autre contexte, c'est aussi, chez les uns, Taviani, comme chez les autres, Dardenne, affaire de style.

Slimfast a écrit:Mais en plus de la prison à laquelle ces acteurs sont condamnés, il y a cette captation de leur image par le cinéma qui est cruelle, purement mentale, image - je ne sais pas s'ils l'ont vue par la suite - à laquelle ils sont aussi condamnés. Elle sera sans suite. C'est triste de penser que quand les projecteurs seront éteints ils redeviendront des spectres.

Les cartons de la fin nous apprennent que certains ont écrit des bouquins; celui qui joue Brutus est devenu acteur à sa sortie (il était déjà dehors quand le film a été tourné), il a joué dans "Gomorra" notamment.

Le film a été projeté à Rebibbia, en présence des acteurs, des Taviani et quelques "grosses têtes":
http://www.adnkronos.com/IGN/Mediacenter/Musa_TV/Proiezione-speciale-nel-carcere-di-Rebibbia-per-Cesare-deve-morire_313139349995.html

Dont acte je ne me rappelais pas cela : pour moi cela date d'il y a un an ... Mais c'est bien, c'est bien. Ca rapproche encore plus leur entreprise - réelle - de celle des Dardenne - fictionnelle.