Moonrise Kingdom (Wes Anderson)
2 participants
Moonrise Kingdom (Wes Anderson)
C’est plein de trucs et ficelles, mais ça m’a plu.
On pourrait redire à son sujet ce que Barthes écrivait à propos de Jules Verne :
Il y a tout ça dans le film : la pipe et le coin du feu, une île mystérieuse, un monde miniaturisé, un désir de classer et de nommer… évidemment, c’est du second degré, puisqu’on n’est plus au temps de Jules Verne, mais au temps où il n’y a plus que des grands dadais comme Wes Anderson pour trouver encore du charme à ces romans vraiment pénibles à lire aujourd’hui. Et puis, c’est fini, le temps des terres encore inconnues : du coup, la fièvre taxinomique se reporte sur les biens culturels : les disques, les livres, un tas d’objets « collector » ou « vintage »…
Il faut être d’humeur, et je comprends que cet univers puisse taper sur les nerfs : on se demande quel intérêt ça a, de filmer des scouts de 1965, écoutant du Françoise Hardy. Franchement, faut rien avoir de plus urgent.
Ce qu’Anderson essaie de travailler, malgré tout, c’est l’intrusion de la mort dans cette maison de poupées. Il a beau réduire le monde à une série de vignettes sans profondeur, il n’ignore pas que la mort existe. Alors il filme la mort d’un chien, il met en scène des orphelins, il filme une oreille qui saigne parce qu’on y a planté un bijou, ou il filme l’irruption dans le plan d’un père de famille armé d’une hache, ou des gamins armés jusqu’aux dents :
(ce plan fait penser à Shining : le film est plein de références à Kubrick : le camp scout est filmé comme la caserne de Full Metal Jacket ; les enfants suivent une piste indienne, comme dans Shining ; Anderson tente même de violents zooms avant, dans les scènes dramatiques, comme dans Shining ou Eyes Wide Shut. Il est encore loin du compte…)
Chacun de ses films est une tentative de se confronter à cet infini dont parle Barthes : la mort, un requin, un loup, une tempête. Les personnages sont toujours travaillés par un désir d’en finir ou d’en sortir, de quitter la maison miniature : le problème, dans Moonrise Kingdom comme dans les autres, c’est que ce dehors est introuvable ; le monde extérieur n’est pas moins domestique que l’intérieur de la maison ; le monde, dehors, n’est jamais filmé comme un espace différent, un lieu où se perdre. La confrontation avec la tempête, avec l’infini, n’amène jamais le film à se dérégler, ne bouleverse jamais le story board, n’amène jamais le film à buter sur une limite. C’est quand même un problème : le scénario raconte une évasion, une sortie, une prise de risque au dehors, et les images nous disent le contraire : il n’y a pas de dehors, il n’y a pas de tempête, il n’y a pas de plage non foulée, sans tourne-disque où écouter du Françoise Hardy.
(j'adore ce dessin)
La fin est vraiment ratée à ce titre : Barthes parle du plaisir de fumer la pipe quand dehors la tempête fait rage (selon le topos du « Suave mari magno », bien plus vieux que Verne) ; Anderson voudrait faire entrer la tempête et la foudre dans son film, mais même cette tempête, il ne peut pas s’empêcher de la « miniaturiser » comme le reste : on n’y croit pas, c’est pas une « vraie » tempête et la foudre est seulement le prétexte d’un gag. Rien d’inquiétant. Pour que la conquête de ce royaume fût vraiment émouvante, il aurait fallu que le môme l’emporte contre autre chose que cette tempête de pacotille.
Tout ça n’empêche pas que j’y ai pris beaucoup de plaisir. Les deux mômes sont vraiment très chouettes, et toute la partie centrale où ils sont ensemble, ça doit faire partie de ce qu’Anderson a fait de mieux. C’est une scène de bonheur et de découverte : les deux mômes attendent, fermement décidés à ne rien faire d’autre que peindre et lire, se baigner et danser. Au fond, il n’y a pas d’autre « infini » chez lui que celui des rencontres amoureuses.
On pourrait redire à son sujet ce que Barthes écrivait à propos de Jules Verne :
[Le principe existentiel de l’œuvre de Jules Verne] me paraît être le geste continu de l’enfermement. L’imagination du voyage correspond chez Verne à une exploration de la clôture, et l’accord de Verne et de l’enfance ne vient pas d’une mystique banale de l’aventure mais au contraire d’un bonheur commun du fini, que l’on retrouve dans la passion enfantine des cabanes et des tentes : s’enclore et s’installer, tel est le rêve existentiel de l’enfance et de Verne. L’archétype de ce rêve est ce roman presque parfait : L’île mystérieuse, où l’homme-enfant réinvente le monde, l’emplit, l’enclôt , s’y enferme, et couronne cet effort encyclopédique par la posture bourgeoise de l’appropriation : pantoufles, pipe et coin du feu, pendant que dehors, la tempête, c’est-à-dire l’infini, fait rage inutilement.
Verne a été un maniaque de la plénitude : il ne cessait de finir le monde et de le meubler, de le faire plein à la façon d’un œuf ; son mouvement est exactement celui d’un encyclopédiste du 18e siècle ou d’un peintre hollandais : le monde est fini, le monde est plein de matériaux numérables et contigus. L’artiste ne peut avoir d’autre tâche que de faire des catalogues, des inventaires, de pourchasser de petits coins vides, pour y faire apparaître en rangs serrés les créations et instruments humains. […] Son œuvre affiche que rien ne peut échapper à l’homme, que le monde, même le plus lointain, est comme un objet dans sa main.
(Mythologies)
Il y a tout ça dans le film : la pipe et le coin du feu, une île mystérieuse, un monde miniaturisé, un désir de classer et de nommer… évidemment, c’est du second degré, puisqu’on n’est plus au temps de Jules Verne, mais au temps où il n’y a plus que des grands dadais comme Wes Anderson pour trouver encore du charme à ces romans vraiment pénibles à lire aujourd’hui. Et puis, c’est fini, le temps des terres encore inconnues : du coup, la fièvre taxinomique se reporte sur les biens culturels : les disques, les livres, un tas d’objets « collector » ou « vintage »…
Il faut être d’humeur, et je comprends que cet univers puisse taper sur les nerfs : on se demande quel intérêt ça a, de filmer des scouts de 1965, écoutant du Françoise Hardy. Franchement, faut rien avoir de plus urgent.
Ce qu’Anderson essaie de travailler, malgré tout, c’est l’intrusion de la mort dans cette maison de poupées. Il a beau réduire le monde à une série de vignettes sans profondeur, il n’ignore pas que la mort existe. Alors il filme la mort d’un chien, il met en scène des orphelins, il filme une oreille qui saigne parce qu’on y a planté un bijou, ou il filme l’irruption dans le plan d’un père de famille armé d’une hache, ou des gamins armés jusqu’aux dents :
(ce plan fait penser à Shining : le film est plein de références à Kubrick : le camp scout est filmé comme la caserne de Full Metal Jacket ; les enfants suivent une piste indienne, comme dans Shining ; Anderson tente même de violents zooms avant, dans les scènes dramatiques, comme dans Shining ou Eyes Wide Shut. Il est encore loin du compte…)
Chacun de ses films est une tentative de se confronter à cet infini dont parle Barthes : la mort, un requin, un loup, une tempête. Les personnages sont toujours travaillés par un désir d’en finir ou d’en sortir, de quitter la maison miniature : le problème, dans Moonrise Kingdom comme dans les autres, c’est que ce dehors est introuvable ; le monde extérieur n’est pas moins domestique que l’intérieur de la maison ; le monde, dehors, n’est jamais filmé comme un espace différent, un lieu où se perdre. La confrontation avec la tempête, avec l’infini, n’amène jamais le film à se dérégler, ne bouleverse jamais le story board, n’amène jamais le film à buter sur une limite. C’est quand même un problème : le scénario raconte une évasion, une sortie, une prise de risque au dehors, et les images nous disent le contraire : il n’y a pas de dehors, il n’y a pas de tempête, il n’y a pas de plage non foulée, sans tourne-disque où écouter du Françoise Hardy.
(j'adore ce dessin)
La fin est vraiment ratée à ce titre : Barthes parle du plaisir de fumer la pipe quand dehors la tempête fait rage (selon le topos du « Suave mari magno », bien plus vieux que Verne) ; Anderson voudrait faire entrer la tempête et la foudre dans son film, mais même cette tempête, il ne peut pas s’empêcher de la « miniaturiser » comme le reste : on n’y croit pas, c’est pas une « vraie » tempête et la foudre est seulement le prétexte d’un gag. Rien d’inquiétant. Pour que la conquête de ce royaume fût vraiment émouvante, il aurait fallu que le môme l’emporte contre autre chose que cette tempête de pacotille.
Tout ça n’empêche pas que j’y ai pris beaucoup de plaisir. Les deux mômes sont vraiment très chouettes, et toute la partie centrale où ils sont ensemble, ça doit faire partie de ce qu’Anderson a fait de mieux. C’est une scène de bonheur et de découverte : les deux mômes attendent, fermement décidés à ne rien faire d’autre que peindre et lire, se baigner et danser. Au fond, il n’y a pas d’autre « infini » chez lui que celui des rencontres amoureuses.
Eyquem- Messages : 3126
Re: Moonrise Kingdom (Wes Anderson)
Le principe existentiel de l’œuvre de Jules Verne] me paraît être le geste continu de l’enfermement. L’imagination du voyage correspond chez Verne à une exploration de la clôture, et l’accord de Verne et de l’enfance ne vient pas d’une mystique banale de l’aventure mais au contraire d’un bonheur commun du fini, que l’on retrouve dans la passion enfantine des cabanes et des tentes : s’enclore et s’installer, tel est le rêve existentiel de l’enfance et de Verne. L’archétype de ce rêve est ce roman presque parfait : L’île mystérieuse, où l’homme-enfant réinvente le monde, l’emplit, l’enclôt , s’y enferme, et couronne cet effort encyclopédique par la posture bourgeoise de l’appropriation : pantoufles, pipe et coin du feu, pendant que dehors, la tempête, c’est-à-dire l’infini, fait rage inutilement.
hello eyquem; je sais pas si c'est propre à jules vernes, si c'est pas en soi la passion de l'imaginaire, de la fiction, de l'oeuvre, cette passion de la limite, du fini; la cabane, l'île, ou leurs équivalents, on retrouve ça chez malick, godard, hawks, kubrick... et lire, écouter de la musique, voir un film, encore plus au cinéma (dans une salle coupée du monde) n'est-ce pas un désir d'enfermement, mais le mot n'est pas bon; je trouve un peu débile de décrire ça comme une posture d'appropriation bourgeoise,
"pantoufles, pipe et coin du feu", là je crois que Barthes nous fait son autoportrait; il devait un peu ressembler à ça, enfermé chez lui, dans son grenier... écrivant...et se rêvant vivant au coeur de la tempête, prince de la transgression se risquant dans le grand dehors...
il faut distinguer :
la tempête n’est sublime que pour celui qui est en sécurité sur le rivage, non parce que (tel l’épicurien du célèbre début du livre II du De Rerum natura : « Suave, mari magno… ») il jouit de se sentir à l’abri, mais parce que l’humanité en nous mesure sa force d’âme à la force aveugle des éléments déchaînés. C’est donc le pouvoir moral que nous opposons à la menace de mort qui se réfléchit dans le sentiment dynamique du sublime.
(JFlyotard)
Borges- Messages : 6044
Re: Moonrise Kingdom (Wes Anderson)
http://cinema-fanatic.com/
John T. Chance: It’s nice to see a smart kid for a change.
cette prison, avec son smart kid, c'est vraiment une île : un désir de séparation, et d'origine, de recommencement de soi et de la communauté :
on pense aux analyses de deleuze :
"
Rêver des îles, avec angoisse ou joie peu importe, c'est rêver qu'on se sépare, qu'on est déjà séparé, loin des continents, qu'on est seul et perdu ou bien c'est rêver qu'on repart à zéro, qu'on recrée, qu'on recommence (...) l'île, c'est aussi l'origine, l'origine radicale et absolue. Séparation et recréation ne s'excluent pas sans doute, il faut bien s'occuper quand on est séparé, il vaut mieux se séparer quand on veut recréer..."
deleuze détestait robinson, contrairement à derrida (qui lui a consacré des tonnes de pages, parfois bien ennuyeuses) : "On imagine mal un roman davantage ennuyeux, c'est une tristesse de voir encore des enfants le lire. La vision du de Robinson réside exclusivement dans la propriété, on n'a vu de propriétaire aussi moralisant. La recréation mythique du monde à partir de l'île déserte a fait place à la recomposition de la vie quotidienne bourgeoise à partir d'un capital. Tout est tiré du bateau, rien n'est inventé, tout est appliqué péniblement sur l'île. Le temps n'est que le temps nécessaire au capital pour rendre un bénéfice à l'issue d'un travail (...) Le compagnon de Robinson, Vendredi, docile au travail, heureux d'être esclave, trop vite dégoûté de l'anthropophagie. Tout lecteur sain rêverait de le voir enfin manger Robinson. Ce roman représente la meilleure illustration de la thèse affirmant le lien du capital et du protestantisme."
Borges- Messages : 6044
Re: Moonrise Kingdom (Wes Anderson)
salut Borges,
Ce qu'il dit est proche de ce qu'écrit Deleuze de Robinson : c'est quand même bien vrai que, dans les romans de Verne, les personnages ne parcourent le monde que pour y faire partout comme chez eux ; c'est pas la même notion de l'aventure que chez Melville, qui aimait lui aussi les îles, les archipels.
Je ne pense pas qu'il critique cette "passion du fini" en elle-même : je pense qu'il aimait bien le côté encyclopédique de Verne, les catalogues, les listes : Fragments d'un discours amoureux, Barthes par Barthes, c'est aussi des sortes d'inventaires alphabétiques, des dictionnaires.Borges a écrit:
je sais pas si c'est propre à jules vernes, si c'est pas en soi la passion de l'imaginaire, de la fiction, de l'oeuvre, cette passion de la limite, du fini; la cabane, l'île, ou leurs équivalents, on retrouve ça chez malick, godard, hawks, kubrick... et lire, écouter de la musique, voir un film, encore plus au cinéma (dans une salle coupée du monde) n'est-ce pas un désir d'enfermement, mais le mot n'est pas bon; je trouve un peu débile de décrire ça comme une posture d'appropriation bourgeoise,
Ce qu'il dit est proche de ce qu'écrit Deleuze de Robinson : c'est quand même bien vrai que, dans les romans de Verne, les personnages ne parcourent le monde que pour y faire partout comme chez eux ; c'est pas la même notion de l'aventure que chez Melville, qui aimait lui aussi les îles, les archipels.
Eyquem- Messages : 3126
Re: Moonrise Kingdom (Wes Anderson)
la musique fait merveilleusement le lien entre les scènes et je suis comme Eyquem j'y ai vu des ficelles énormes et je suis resté jusqu'à la fin, ébahi, les yeux grand-ouvert.
il faut sans doute y voir quelque chose comme une bénédiction du groupe la famille où les scouts et une joyeuse apologie du désordre face à l'horrible aide sociale.
peut être même une identité des sentiments entre tous, de tous âges, comme la chose la mieux répartie.
j'aime beaucoup cette idée qui culmine avec le mariage des deux enfants aventuriers épris de lecture et qui tourne en ridicule le mariage de façon générale.
il faut sans doute y voir quelque chose comme une bénédiction du groupe la famille où les scouts et une joyeuse apologie du désordre face à l'horrible aide sociale.
peut être même une identité des sentiments entre tous, de tous âges, comme la chose la mieux répartie.
j'aime beaucoup cette idée qui culmine avec le mariage des deux enfants aventuriers épris de lecture et qui tourne en ridicule le mariage de façon générale.
Invité- Invité
Sujets similaires
» Animal Kingdom (David Michôd - 2010)
» Paul Thomas Anderson
» The Master de Paul Thomas Anderson
» Grand Budapest Hotel (Wes Anderson, 2014)
» Black Harvest (R. Anderson & B. Connolly - 1992)
» Paul Thomas Anderson
» The Master de Paul Thomas Anderson
» Grand Budapest Hotel (Wes Anderson, 2014)
» Black Harvest (R. Anderson & B. Connolly - 1992)
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum