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Black Harvest (R. Anderson & B. Connolly - 1992)

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Message par adeline Jeu 25 Oct 2012 - 18:12

Dans un des bouquins que j'avais lus sur le documentaire, il était question de ce film. Niney (c'était lui), le présentait, je parle de mémoire, comme un film très important, l'un des rares où la mort est filmée réellement.
Je l'ai emprunté, je l'ai regardé, et je me dis que le festival du réel, dont il a reçu le grand prix, ne vaut quand même pas grand chose.

C'est plutôt du cinéma direct, du cinéma ethnologique on dit, puisqu'il filme des gens qui ne sont pas des Blancs. Ça raconte l'histoire d'un métis, sa mère était papoue, son père australien, qui a grandi d'abord avec sa mère puis a été recueilli et élevé par son oncle. Complètement occidentalisé, devenu cultivateur et exportateur de café, il passe un accord avec l'une des tribus de la région où il habite pour exploiter avec elle une nouvelle plantation de café. Le partage, 60% pour lui, 40% pour la tribu. À la veille de la première récolte, les prix mondiaux du café s'effondrent complètement. Il faudra travailler pour rien pour espérer sauver le projet en attendant que les prix remontent. Mais ce qui fait vraiment foirer l'histoire, c'est l'éclatement d'une guerre entre tribus. Il n'y a plus de main d'œuvre pour ramasser le café qui pourrit sur pied. Le projet tombe à l'eau, et le mec se met la tribu à dos. Il émigrera finalement au Canada, et la tribu continuera sa vie.

Raconté comme ça, ça ne dit rien du film.

C'est très difficile à regarder, tellement les Papous sont présentés comme des sous-débiles barbares et idiots. On est une fois avec Leahy, le métis entrepreneur, une fois avec le chef de la tribu, les deux se confiant à la caméra sur les raisons du foirage. Mais toute la pensée du film est tournée vers Leahy. Le film est construit de manière complètement fermée, dans une logique narrative sans souffle, sans ouverture. Tout est maîtrisé, alors que pourtant les événements dépassent complètement le cadre dans lequel le film veut les faire rentrer. Ainsi, la guerre qui éclate est présentée comme une guerre illogique, irrationnelle, dans laquelle la tribu entre pour faire plaisir à une autre tribu.
Or, dans le livret, le réalisateur explique l'origine de la guerre. C'est un événement horrible, gravissime, avec des dizaines de morts, qui donne à cette guerre une dimension bien supérieure à ce que le film en dit. Dans le film, on dirait que les Papous sont des gamins qui jouent à la guerre plutôt que d'aller ramasser du café comme tout personne sensée le ferait. La personne sensée, c'est Leahy, et ses raisons d'entrepreneur.
Dans le livret, le réalisateur explique leur logique de travail. Lui et sa femme, qui tournaient à deux, en équipe, elle au son lui à la caméra, n'avaient pas trop de pellicule à gâcher. Il fallait donc réfléchir très précisément à quoi filmer, pour ne pas filmer quelque chose d'inutile (!) au film. C'est incroyable cette idée qui traine partout actuellement que du temps de la pellicule, les gens réfléchissaient avant de filmer, et ne filmaient pas inutilement, alors que maintenant soi-disant, on ne prendrait plus le temps de penser un plan. Bref, il fallait filmer efficacement. Selon la trame narrative qu'ils avaient établie (en gros, montrer les tiraillements de Leahy entre l'Occident et la Papouasie), ils discutaient des heures durant pour savoir quel événement s'y intégrerait et valait la peine de gâcher de la péloche. Terrible comme technique, qui permet de tordre dans le sens qu'on veut ce qui se passe. Dans leur discours, pas de place à la surprise, au hors récit, à la trajectoire déviée. Le résultat, par moment, ressemble à du collage. Deux plans en Australie, où Leahy veut émigré, deux plans chez les Papous, où la guerre continue, deux plans ici, deux plans là, à l'efficacité. La guerre ressemble à un jeu de gamins maquillés qui ne savent pas prendre leurs responsabilités, alors que c'est la guerre, et que les morts dans la tribu se comptent par dizaines. L'idéologie sous-jacente, c'est celle qui dit des uns qu'ils sont des sauvages arriérés, qui ne voient pas que la raison économique est la meilleure, et des autres qu'ils ont tout compris à la vie. Une certaine scène, lorsque le chef papou raconte que Leahy lui a refusé ses toilettes, font penser de Leahy qu'il est finalement raciste. Mais c'est évidemment le film qui est raciste, plus que ce pauvre gars écartelé entre deux mondes.

Et ce truc est un documentaire culte.

adeline

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Message par Invité Jeu 25 Oct 2012 - 21:02

salut Adeline,
étonné et déçu de ce que tu écris. j'avais très envie de voir le film. beaucoup moins maintenant (quand même encore un peu). c'est vrai que tout le monde le cite comme un film important. mais, finalement, est-ce qu'un film important est forcément un "bon" film ?


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Message par adeline Ven 26 Oct 2012 - 19:05

Yepo SP, moi aussi j'étais assez déçue, je l'attendais un peu comme j'avais attendu les films d'Ivens, en me disant que ça serait au moins passionnant sinon merveilleux. Mais c'est un mystère, que Survivance édite un tel film, qu'il ait eu le Grand Prix du réel. Je veux dire, c'est certainement le travail d'une vie (les deux ethnologues ont appris la langue des Papous, ont passé des mois sur place, voire des années, ont écrit des livres sur l'histoire des deux explorateurs qui sont allés pour la première fois d'Australie dans ces régions (les Highlands de Papouasie-Nouvelle-Guinée), c'est l'œuvre de leur vie, choses tout à fait admirables je le reconnais), mais c'est comme si, et c'est souvent le cas dans le documentaire, on jugeait le travail, l'effort, l'aventure du film, ou le "dispositif", plus que le film. Et de film impressionnant, ici, il n'y en a pas. A tout prendre, dans le genre film ethnographique en Papouasie, je préfère celui de Stéphane Breton, "Eux et moi". Il a tous les travers du genre, mais celui qui filme et ceux qui sont filmés sont à une moins grande distance les uns des autres, et cette distance, cette différence, est l'un des thèmes du film.

Rien de tout ça dans "Black Harvest". Il y a les réalisateurs, qui "savent", et les autres, qui sont pris par les événements. Les réalisateurs connaissent à l'avance la surprise que Leahy fait aux Papous (singer une cérémonie funéraire, chose parmi les plus sacrées, pour essayer de leur faire prendre conscience qu'ils tuent la récolte), et donc filment contre les Papous, ça n'est pas possible autrement. Ils "savent" que les Papous tuent la récolte, ils savent où est la modernité, où est la raison. Ils savent aussi où est le danger, et ne filment pas les batailles de trop près (un autre truc étrange, dans le film, la manière dont la guerre est filmée. Ils prennent des risques immenses puisqu'ils sont sur le champ de bataille, à portée des flèches, et filment pourtant de manière qu'on ne sente jamais de réel danger, que les gesticulations prennent le pas sur les gestes).

Le titre sonne étrangement. Que veut-il dire ? "Moisson noire". Noire pour la couleur du café pourri ? Noire pour "effectuée par des Noirs"? Mais la mort est une faucheuse, et on sent la mort dans ce titre. La moisson noire, c'est cette guerre qui décime la tribu ?

adeline

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Message par Invité Sam 27 Oct 2012 - 6:07

tu as vu les deux précédents: Premier contact et Les voisins de Joe Leahy ?
je ne cherche pas à défendre Moisson noire, que de toute façon je n'ai pas vu - et ce que tu en dis est assez rédhibitoire. mais tout ça est assez étrange, non ?
un autre truc étrange, dans le film, la manière dont la guerre est filmée. Ils prennent des risques immenses puisqu'ils sont sur le champ de bataille, à portée des flèches, et filment pourtant de manière qu'on ne sente jamais de réel danger, que les gesticulations prennent le pas sur les gestes
j'ai relu le texte de Gauthier sur la trilogie. apparemment, il n'envisage ce film et le précédent que comme centré sur Leahy, pas tellement comme un document ethnographique à proprement parler (ce qui serait plus le cas du premier film de la trilogie). et au sujet de la guerre, il souligne à quelle point elle est incompréhensible justement du point de vue de Leahy, du métis définitivement étranger à sa tribu d'origine et dont il est devenu l'exploiteur. tout ça a du sens pour toi, qui as vu le film ?


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Message par Invité Sam 27 Oct 2012 - 6:08

ou LES films ? Wink


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Message par adeline Sam 27 Oct 2012 - 8:37

Je n'ai vu que Black Harvest, pas les précédents. Et je n'ai pas lu le texte de Gauthier dont tu parles. Mais si Gauthier est le mec qui a écrit le livre Le documentaire, un autre cinéma, je ne lui accorderai aucun crédit, tellement ce livre est mauvais. Wink

Sans doute le premier film de la trilogie est-il plus un document qu'un film, un travail d'ethnographe plus que de cinéaste, et c'est vrai qu'ils ont ensuite décidé d'écrire leur deux autres films sur John Leahy, celui des métis issus de la première rencontre qui les intéressait le plus. D'ailleurs, au début du tournage de Black Harvest, ils étaient à la fin d'un projet en train de capoter : Leahy voulait emmener les chefs et responsables de la tribu en Australie pour leur montrer "un vrai pays", et les réalisateurs voulaient filmer ça. Mais le projet ne s'est jamais concrétisé, et comme le projet de plantation commençait à capoter, ils se sont décidés à filmer l'histoire de la plantation plutôt.
Que Leahy soit la figure centrale, c'est sûr, mais en dehors de ce que Connolly explique, lorsqu'on regarde le film sans rien en savoir, ce parti-pris résonne bizarrement. Le film reste ethnographique au mauvais sens du mot, dans la mesure où, justement, il fait des Papous des êtres irrationnels, incompréhensibles pour John Leahy, qui vivent dans le jeu, l'irresponsabilité. Mais ce que fait John Leahy est aussi irrationnel pour la tribu, qui est confronté à la plus grave guerre de son histoire peut-être, et cela n'est pas montré.

Tout ce que je raconte vient du sentiment provoqué par le film pendant que je le regardais. J'avais constamment l'impression de voir un film de Blanc, tu vois ? Quelque chose de très désagréable, et tous les discours qui entourent le film ne pourront pas enlever ce sentiment en moi…

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Message par Invité Sam 27 Oct 2012 - 13:35

J'avais constamment l'impression de voir un film de Blanc, tu vois ? Quelque chose de très désagréable, et tous les discours qui entourent le film ne pourront pas enlever ce sentiment en moi…
j'imagine un peu... mais te laisses pas abattre ! Laughing


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Message par adeline Dim 11 Nov 2012 - 11:33

J'ai repensé un peu au film hier soir, une chose m'est venue à l'esprit.
S'attachant à une dimension "ethnographique", les réalisateurs n'ont jamais essayé de s'en éloigner pour inscrire le film dans d'autres logiques, dans une autre dimension. Ils auraient pourtant pu la trouver sans problème au sein même de l'histoire qu'ils avaient décidé de filmer. Les Raisins de la colère m'y ont fait penser.
Ils auraient pu dégager au sein de la situation particulière (la plantation de café prétendument copropriété, les ouvriers (les hommes de la tribu) soi-disant responsable de la récolte, de leur travail, etc.) les logiques biaisées et les similitudes ou différences par rapport aux rapports habituels de domination. Dans un cas comme dans celui des Raisins de la colère, le propriétaire est maître des salaires, il baisse ceux-ci à l'envie si l'offre de main d'œuvre est forte.
Dans Black Harvest, c'est le cours du café qui s'effondre, au niveau international, avant la récolte. Le prix de vente sera tellement bas qu'on ne pourra pas dégager de salaires.
Or, il me semble que la réponse des membres de la tribu est incroyable, et géniale. Si on travaille pour rien, pourquoi travailler ? Si les prix ont tellement baissé, pourquoi se fatiguer ? Surtout s'il y a d'autres choses à faire plus importantes, plus vitales. Finalement, c'est une forme de résistance incroyable, et eux, les réalisateurs, n'en font rien.

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Message par Borges Dim 11 Nov 2012 - 11:52

Oui, mais on peut aussi dire que les personnages des "raisins de la colère", cherchent à bosser, ne demandent qu'à bosser, et que le film est une "apologie" de la politique de Roosevelt (le superbe camp d'Etat);

une autre piste pour les réalisateurs de ce truc complètement réactionnaire, raciste, aurait été de suggérer que la guerre (dans les sociétés dites primitives) comme l'a montré l'anthropologue Pierre Clastres a pour but d'empêcher la naissance d'un Etat...

Machine de guerre contre machine étatique-économique, contre l'emprise du marché mondiale; une autre finalité pour le corps; les "primitifs" auraient ainsi échappé au jugement progressiste, et permet une critique...:

"On a souvent défini les sociétés primitives comme des sociétés sans Etat, c'est-à-dire où n'apparaissent pas des organes de pouvoir distincts. Mais on en concluait que ces sociétés n'ont pas atteint le degré de développement économique, ou le niveau de différenciation politique, qui rendraient à la fois possible et inévitable la formation d'un appareil d'Etat : les primitifs dès lors ne comprennent pas un appareil si complexe. Le premier intérêt des thèses de Clastres est de rompre avec ce postulat évolutionniste. Non seulement il doute que l'Etat soit le produit d'un développement économique assignable, mais il demande si les sociétés primitives n'ont pas le souci potentiel de conjurer et prévenir ce monstre qu'elles sont censées ne pas comprendre. Conjurer la formation d'un appareil d'Etat, rendre impossible une telle formation, serait l'objet d'un certain nombre de mécanismes sociaux primitifs, même s'ils dépassent la claire conscience (...) la discipline devient le caractère exigé des armées, quand l'Etat se les approprie ; mais la machine de guerre répond à d'autres règles dont nous ne disons certes pas qu'elles valent mieux, mais qu'elles animent une indiscipline fondamentale du guerrier, une remise en question de la hiérarchie, un chantage perpétuel à l'abandon et à la trahison, un sens de l'honneur très susceptible, et qui contrarie la formation d'Etat"
(D/G; mille plateaux)
Borges
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