"Cinéma contre spectacle" de JL Comolli

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Message par Eyquem Mer 21 Oct 2009 - 8:34

EXTRAIT

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Dans le cinéma d’après la Seconde Guerre mondiale, comment ignorer que tout craque ? L’histoire du cinéma n’avait certes jamais été un paradis. Guerre des brevets, des firmes, des films. Films censurés, projets non réalisés, réalisateurs empêchés et parfois suicidés… Il faudrait écrire une histoire en creux, au négatif. Ce qui n’a pas été possible, ce qui a été écarté, révèle la dimension réelle de ce qui a été. Les ombres font partie du tableau. Comment n’avoir pas en mémoire les tribulations d’Eisenstein en et hors d’URSS, celle de Welles à Hollywood ? Le Greed de von Stroheim (1924) ? Le cinéma est (à peu près) notre contemporain, nous y sommes impliqués en spectateurs, témoins, chroniqueurs, analystes… en acteurs aussi, pôles rayonnants de songes et de chutes. Voilà pourquoi nous demandons aux historiens une histoire du cinéma non pacifiée, une histoire qui prenne en compte la violente torsion créatrice par quoi se lèvent des œuvres qu’aucun contemporain (et moins encore les maîtres des circuits marchands) n’aura désirées, n’aura voulues.

Le cinéma est un champ de bataille, soit. Mais la bataille est devenue mondiale, globale, elle affecte tout ce qui se montre en ce monde, portée comme elle l’est à un haut niveau d’intensité par la puissance nouvelle des médias de masse. Le contrôle social, le formatage idéologique sont liés aujourd’hui plus qu’hier à l’occupation du champ des visibilités par les objets audiovisuels industriels (…) Mon hypothèse est que cette puissance, cette nocivité tiennent aux formes – à elles avant tout. C’est par les formes – mise en images, en sons, montage, narration, mise en forme des corps et des paroles, réglage des durées – que ces objets audiovisuels opèrent le façonnage des réceptions, le moulage des perceptions. La diffusion de normes formelles, l’alignement sur elles des désirs de voir et d’entendre, est aujourd’hui un fait massif, pressenti et redouté par T.W. Adorno - mais non pas imaginé à cette échelle, avec ces conséquences. Ce qui est nouveau, c’est le tuilage des aliénations : culte du profit, de la performance, du succès ; communion dans l’entreprise, ferveur dans le marché ; engloutissement dans le vortex de la culture de masse ; saisissement devant les médias… Les mots et les formes font partout la promotion des pratiques du réglage des « valeurs » de la soumission, les font ainsi accepter et circuler comme normes, si bien que la pratique amatrice se voit réduite à celle de la consommation.
Ce formatage par les formes est un phénomène insuffisamment analysé, tout simplement parce qu’il touche à notre aliénation, au point exquis de la douleur d’aujourd’hui. Notre aliénation, cette compagne de tous les instants, abuse de notre credo individualiste et vaguement libertaire en nous suggérant subtilement d’adopter les produits et les modes du moment du marché, présentés et vantés comme « notre choix », « notre goût », « nos envies », etc. Or, ce qu’on achète puis qu’on goûte, c’est l’argent qui a produit la chose qui reproduit l’argent. Je relève une parenté entre cette fausse variété qui règne sur le marché des images-sons et la pseudo-alternance entre formules politiques siamoises, qui caractérise ce que nous convenons d’appeler « démocraties occidentales ». (…)

Cinéphiles suçant avidement le lait de notre maternelle cinémathèque, nous n’étions pas porter à mépriser une « aliénation » que nous partagions avec beaucoup. On appliquait le précepte léniniste en vogue à l’époque : ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Avoir conscience de la somme d’aliénations charriées, volens nolens, par le cinéma hollywoodien, ne nous empêchait pas d’aimer les films de l’idéologie du bon droit et de la juste cause (L’esclave libre, Walsh, 1957), les success stories exemplaires (Young Mr Lincoln, Ford, 1939 ; American Romance, Vidor, 1944), les films des grandes allégories morales (Morale, Justice, Foi, etc) comme les films de leur envers coupable (Ecrit sur du vent, Sirk, 1956)… Tout ce cinéma était porté par un principe majeur : le droit de prendre en charge le récit du monde. Les origines, la conquête, le partage du Bien et du Mal, la civilisation… Impérialiste, le cinéma américain l’est avant tout comme impérialisme du Récit.

Nous en faisions la critique, nous en goûtions en même temps les fruits cinématographiques. Il s’agissait – il s’agit encore pour moi – de sauver le cinéma d’un toujours possible naufrage dans l’idéologie qui le borde et le déborde. La réduction d’un film – à condition qu’il soit un peu dense, réseau complexe de signifiants, nœud de tensions et de contradictions – aux énoncés idéologiques, explicites ou non, qu’il porte avec lui, nous a toujours parue débile. C’était notre manière et peut-être aussi notre manie d’aller contrer le discours militant sur ce terrain où formes et sens s’articulaient autrement que sens et énoncés. (…) Bref, la question de l’aliénation était pour le groupe des Cahiers une question vraiment politique. Il y avait le risque de renier cela même qui nous avait fait aimer le cinéma, qu’il était un art populaire, qu’il l’avait été, qu’il voulait l’être encore. Il faudrait dire pourquoi il ne l’est plus de la même manière. Là encore, cette histoire reste à faire. Quelques repères parcourus à grands pas : la montée en puissance de la télévision, détrônant le cinéma d’une part de ses séductions et de ses pouvoirs ; la fameuse « segmentation du marché », qui a divisé les salles, les classes de films et bien sûr les familles de spectateurs ; l’augmentation du prix des places, c’est-à-dire la mainmise par le commerce le plus avide sur la circulation des films, la gonflant ou l’étouffant ; les multiplexes, qui fabriquent des consommateurs, seule idée qu’ils aient du « populaire » ; le rôle accru du marketing, de la publicité, des produits dérivés… Tout ce qui marque l’entrée du cinéma dans le supermarché, serait-il « culturel ». (…)

Reste que cette dimension populaire reconnue au cinéma, rêvée ou pas, recouvrait exactement celle de l’aliénation des masses. La condamner sans reste, c’était renoncer à faire jouer le cinéma dans l’arc historique et politique du monde où nous vivions. Nous étions plus ambitieux. Nous ne voulions pas d’un cinéma rangé sur l’étagère culturelle prête à le recevoir. Nous étions contre la culture qui fabrique des « valeurs », du « bien culturel », à partir d’expériences artistiques mises à part, détachées du corps social. Et en cela, nous étions malgré tout proches des situationnistes. D’autre part, effet de Mai 68 sur notre petit groupe, nous nous étions implicitement (parfois explicitement) interdits d’apparaître en accord ou en complicité avec la société que nous combattions, en publiant par exemple des livres. (…)


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Message par Eyquem Mer 21 Oct 2009 - 8:39

(SUITE)

Nous ne voulions pas d’un « art coupé du peuple ». C’est pourquoi nous avons obstinément défendu le cinéma américain, et nos auteurs, dans Hollywood même, alors que la mode n’en était pas encore venue et que ce cinéma était l’un des principaux vecteurs de l’idéologie dont nous voulions être, nous, les adversaires les plus résolus.
Ainsi s’explique, du moins pour ce regard tardif que je porte en arrière, qu’il m’ait été difficile d’aimer vraiment le cinéma dit expérimental new-yorkais ; l’admirer, oui ; comprendre son combat ; mais de loin, du dehors. Quelque étonnants qu’ils puissent être, quelque subversifs, ces places ne me laissaient pas d’autre place que celle du non-dupe. J’avais besoin de croire, d’être pris dans l’illusion et dépassé par elle, un spectateur comme les autres, ni pire ni meilleur, abusé et amusé, comme dans ce jeu de yo-yo avec les spectateurs (le fort/da freudien) poussé à la limité par "To be or not to be". La déconstruction du leurre sans le leurre, sans la construction du leurre, m’ennuyait vite. De la même manière, les films dits d’avant-garde, le cinéma des artistes, me semblaient trop vite vieillis, trop tôt sortis de l’enfance, ne prenant plus la peine de rejouer dans le leurre l’enfant perdu qui marque à jamais la place du spectateur. Que penser du retour en force, aujourd’hui, des « films d’artiste » ? Souvent ces films semblent s’adresser à des spectateurs censés être ou devenirs des « connaisseurs », voire des acheteurs, qu’il convient donc d’entourer de commentaires savants, où la bande avant même d’être exposée ou vue est décortiquée par des voix autorisées. Mais qu’en est-il dans ces œuvres de la mise en scène du spectateur ? Les spectateurs de Fritz Lang ou d’Ernst Lubitsch devaient, d’une manière ou d’une autre, y croire, ne pas être placés en surplomb de la fable, du leurre, être plongés dans l’illusion, quitte à ce que les cartes fussent retournées au moment fatidique. N’est-ce pas tout ce jeu dialectique avec un spectateur désiré comme confiant, complice, voire victime consentante, c’est-à-dire en définitive naïf et crédule, qui ne se vend pas dans les galeries d’art contemporain ? On me dira : mais le spectateur d’hier n’a plus cours. C’est justement ce glissement idéologique (qui est peut-être un vacillement anthropologique) qui est troublant, qu’il faut interroger. Avec quelle sorte de spectateur voyageons-nous dans nos vies ? Et lequel nous attend au tournant ?

Est-ce l’une des raisons qui m’avaient fait renâcler devant les thèses de Guy Debord (La Société du spectacle, 1967) ? Et qui me retiennent toujours d’y adhérer sans réserve ? Je vois qu’il n’hésite pas un seul instant, lui, à jeter tout le cinéma, tout l’art par-dessus bord, ne concédant aucune importance aux batailles internes qui déchirent tous les champs artistiques, et notamment le cinéma. Ecrivant « Technique et idéologie », j’avais conscience de tenter de résister à cette liquidation brutale, d’un coup, de toute la question des arts au XXe siècle, indignes de la moindre considération en tant que vassalisés au capital. Il me semblait, effet de la période, qu’il manquait peut-être dans ces analyses puissantes et qui touchent juste les plus vastes cibles, la finesse de prendre en compte les aspects principaux et secondaires des contradictions principales et secondaires… Je voyais la grande casuistique maoïste ne pas contredire Debord, le compléter malgré lui. « Technique et idéologie » raconte aussi cela : qu’on n’en finit pas si simplement avec le récit, avec l’illusion ; que l’impression de réalité analysée par Bazin est bien ce qui fonde le leurre, sans doute, mais que ce leurre n’est pas réductible à la nocivité attribuée aux pouvoirs de l’illusion ; qu’il y a une positivité de l’ambiguïté cinématographique, qui trompe pour détromper plutôt qu’elle ne détrompe pour tromper ; que le leurre a une histoire, et donc du sens, qu’il est donc un outil permettant de déconstruire quelque chose de nos aveuglements et surdités ordinaires. En somme, retournant l’aliénation sur elle-même, nous nous servions du cinéma (historiquement défini) pour critiquer le cinéma (idéologiquement prégnant). Le leurre cinématographique, support et ressort de l’aliénation spectaculaire, jouait comme modèle réduit du fonctionnement des croyances dans nos sociétés politiques. Et comme nous croyons au peuple, et qu’il se trouve que le peuple croit, et que comme lui nous croyons (en toutes sortes de choses), nous traversons le cinéma comme le terrain de jeu où s’essaient les formes de croyance mobilisées par les rapports de force politiques. J’en suis toujours là. Le cinéma est politique parce qu’il se fonde sur un système de leurres mettant en jeu de la croyance du côté du spectateur. Et, étant entendu que le cinéma est un champ de bataille, il me semble que c’est la domination du spectacle dénoncée par Debord qui s’y trouve mise en crise. Et que c’est de l’intérieur même de ce champ, avec les outils théoriques forgés dans l’analyse des films, que nous pouvons mieux comprendre et combattre la sainte alliance du capital et du spectacle.

***************************************************************

Jean-Louis Comolli, "Filmer le désastre", in Cinéma contre spectacle.
Les italiques sont de l'auteur.
En gras, c'est moi qui souligne.


Dernière édition par Eyquem le Mer 21 Oct 2009 - 10:39, édité 1 fois
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Message par Borges Mer 21 Oct 2009 - 10:11

Très intéressant, tout ce thème de la croyance.

J'admire, humainement, Jean-Louis Comolli.
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Message par Invité Mer 21 Oct 2009 - 11:56

Intéressant à "comparer" avec Rancière, non ?

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Message par Largo Jeu 29 Oct 2009 - 13:05

J'ai lu, merci pour l'extrait.

L'idée de leurre qu'il développe dans tout l'extrait, je crois que c'est la première fois que je la rencontre dans les textes critiques sur le cinéma. C'est propre à sa pensée du cinéma ? Et surtout en quoi les connotations du terme diffèrent-elles de la manipulation, du mensonge, de l'illusion, qui servent habituellement pour parler du cinéma ?

Sinon, même si ça n'a rien de comparable, je me retrouve bien dans son approche de la Société du Spectacle, cette impossibilité de jeter par dessus bord tout l'art du 20ème siècle...
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Message par Borges Ven 30 Oct 2009 - 20:11

P O L I T I S 22 octobre 2009

POLITIS Commençons par une remarque sur les Cahiers du cinéma. Votre livre Cinéma contre spectacle s’organise à partir d’une série d’articles parus en 1971 et 1972, intitulée « Technique et idéologie ». Ce qui frappe, c’est la clarté et la force intacte de ces textes, alors que cette période de la revue, dont vous avez partagé pendant quelques années, avec Jean Narboni, la rédaction en chef, a la réputation d’être illisible et dogmatique…

Jean-Louis Comolli : Beaucoup de choses passionnantes se sont pourtant passées dans cette période-là, de 1966 jusqu’en 1972, date à laquelle les Cahiers ont effectivement basculé dans une phraséologie maoïste. Au cours de cette période, a eu lieu une tentative suivie pour penser le cinéma dans le moment historique. Pour faire de la revue non pas seulement un objet de culture cinéphilique, mais un objet de réflexion sur ce qui se passait dans le monde. Plus tard, quand Serge Toubiana a pris la direction des Cahiers, a commencé une réécriture de l’histoire des Cahiers qui a permis à Toubiana (aujourd’hui directeur général de la Cinémathèque) de refouler ce à quoi il avait participé, lui qui était présent pendant la période mao, et qui était entré aux Cahiers sur une base militante et non cinéphilique. D’où l’offensive qui a consisté à confondre toute cette période de la revue et à la déclarer incompréhensible.


On constate un continuum dans Cinéma contre spectacle entre vos textes d’hier et ceux d’aujourd’hui. Si votre écriture a évolué, la dimension politique est la même…


Je n’ai rien renié. Nous étions d’ailleurs quelques-uns à penser que ce qui pouvait nous arriver de pire, c’était d’entrer dans le club des renégats. La dimension politique intrinsèque au cinéma reste pour moi une question capitale. Par exemple, à travers les choix techniques, qui ne sont pas neutres. C’est ce que je développais dans cette série d’articles, «Technique et idéologie ».


Dans quel sens a évolué la technique au cinéma ?

Tout ce qu’il y a d’artificiel dans le cinéma a été de plus en plus naturalisé, pour rapprocher le cinéma de l’expérience non cinématographique d’un spectateur ordinaire qui se promène dans la rue. La place du visible dans une société change. Elle est liée à des considérations historiques, mais aussi à une logique marchande, qui induit l’accumulation, la surenchère constantes des effets. Le visible, lui aussi, est devenu une marchandise.


Mais vous dites à ce propos que le cinéma est le lieu d’une tension, d’une contradiction…


Oui, le cinéma est bipolaire. Il y a le pôle du spectacle. Là, il n’y a pas de cadre. Par exemple, un feu d’artifice, ce n’est pas cadré. Le ballet de l’opéra non plus. De ce côté-là, le désir de voir est sans limites, la pulsion scopique non disciplinée. L’autre pôle est celui que, faute de mieux, j’appelle l’écriture, là où règne la contrainte. Je reprends le mot d’André Bazin: « Un cadre est un cache. »Le cadre est une contrainte. La pulsion scopique est réfrénée, contenue, enfermée par le cadre. La pulsion est ré-élaborée. Elle est soumise à censure, à toutes sortes de forces qui la contiennent. On pourrait dire que la socialisation revient à mettre des freins à tout ce qui est pulsionnel, à donner une forme au battement pulsionnel.

Le spectateur est le sujet de cette contradiction. Il est entre le désir d’en voir toujours plus, et la nécessité d’accepter qu’on ne peut voir qu’à travers un cadre donné. On peut dire la même chose pour ce qui relie l’impression de réalité et la conviction qu’on est dans l’artifice. C’est ce que j’appelle la dénégation constitutive du spectateur : « Je sais bien que je suis au cinéma, mais quand même je crois que c’est la réalité. » Ce « je sais bien mais quand même» est aussi une contradiction non résolue. Aucun des deux termes ne cède devant l’autre.

La croyance du spectateur est toujours accompagnée de conscience. Dans un monde où l’on est constamment sommé de choisir, j’interprète cela comme une expérience de liberté. Au cinéma, le spectateur est dans une sorte de flottement qui libère. Mais il semble que l’impression de réalité soit de plus en plus dominante, d’où une confusion dans certains esprits, qui peut aboutir à une exigence de censure… Avec le son surround, la couleur, et le relief bientôt peut-être, le leurre s’est perfectionné. Et, se perfectionnant, le leurre a sans doute atténué la dénégation dont je parlais tout à l’heure. Le « je sais bien mais quand même » n’est plus tout à fait le même que lors des premières projections des frères Lumière. Celles-ci ont eu certes un effet saisissant de réel. Pourtant l’image était dans un noir et blanc peu réaliste, il n’y avait pas de son, etc. En fait, l’impression de réalité du cinéma, pendant les premières années de son existence, a été le fruit d’une forte construction dans l’esprit du spectateur.

Aujourd’hui, le « je sais bien » s’est atténué, et le « mais quand même » s’est atrophié…

Exactement. Il n’y a plus d’équilibre. Du coup, le sentiment de clivage qui constitue la place du spectateur est moins intense, et probablement la conscience qu’on peut avoir de cette dimension leurrante s’affaiblit elle aussi. Par conséquent, on croit plus naïvement à ce qu’on voit. Cela dit, dans mon livre précédent (1), je notais qu’il y aurait une histoire du spectateur à faire. Le spectateur est un être historique. Il est probable que le fait de moins montrer donnait dans le passé plus de plaisir au peuple spectateur que ce n’est le cas aujourd’hui. Ce n’est pas par hasard. Il y a là un effet de la massification du spectacle, et, au fond, de la mise en forme du spectateur par le spectacle. Nous sommes capturés par les formes, qui nous organisent plus que nous le pensons.


Quelles formes imposent le spectacle ?

Le rythme des films est accéléré. Il y a davantage d’images, ou plus exactement de plans, dans un film aujourd’hui qu’il n’y en avait il y a dix ou trente ans. Le spectateur est soumis à un bombardement de stimuli visuels, c’est-à-dire de plans qui changent toutes les 3 ou 4 secondes, comme on le voit dans beaucoup de films, y compris à la télévision – la série Apocalypse en étant l’un des derniers exemples à succès. Quel est le but de cette accélération ? Au cinéma, il y a en réalité deux projections : celle qui part de l’écran vers la salle, et celle qui part du spectateur vers l’écran. Il y a deux écrans, l’écran matériel de la salle et l’écran mental du spectateur. Le cinéma, c’est la relation des deux. Relation en partie obligée, déterminée par le film, mais en partie aussi aléatoire, le spectateur voyant ce qu’il veut. La séance de cinéma est une expérience subjective. Or, l’expérience subjective n’est pas rentable. Elle est hors marché. Elle doit donc être remise dans le circuit marchand. Et la meilleure manière d’accomplir cela, c’est d’interdire cette projection du spectateur vers le film en accélérant le rythme des montages, en diminuant la durée des plans, puisque cette intériorisation du film demande du temps, du temps d’approche et de pénétration, la mise en route de la subjectivité n’étant pas instantanée. À l’inverse, on constate dans certains films un académisme du plan-séquence, du plan qui dure, sans autre nécessité que de le faire durer…

Ce serait stupide en effet de faire de la durée une loi ou un principe. La nécessité de la durée est évidemment liée à ce qui se joue dans la scène et dans le plan. Cela dit, cette question est aussi historique, et aujourd’hui où l’accélération est la forme dominante, il devient politique de jouer la carte opposée et de tenter de résister à cet émiettement du monde en pratiquant un cinéma où la durée retrouve du sens et du poids.

Dans la lutte contre le contrôle du spectateur par le marché, la critique a un rôle à jouer. La critique que vous préconisez, et que vous avez toujours exercée, s’attache davantage aux formes qu’aux contenus ou aux discours…

Prendre conscience que le sens est avant tout lié à la forme est un enjeu majeur. Les formes conforment notre esprit et notre sensibilité. Or, la critique de gauche traditionnelle a refusé de penser la forme, ou alors elle l’a pensée de manière faible, comme quelque chose qui agrémente un sujet, pas plus. Je vois dans cette difficulté à penser les formes comme portant du sens – et donc, si elles portent du sens, elles sont politiques – une faiblesse constitutive de la pensée de gauche, et un certain conformisme. Il suffit que le film dise la bonne parole pour qu’on ne s’intéresse absolument plus ni à la forme de la parole ni à la forme du film. Les sujets les plus divers, bons ou mauvais, de droite ou de gauche, progressistes ou pas, sont trop souvent traités de la même manière. Ce qui, logiquement, signifie que le sujet n’a aucune importance et que c’est la forme, cette forme unique, qui compte. Sinon, il y aurait une diversité, une pluralité des formes. Une révolution mentale est nécessaire et urgente afin de prendre conscience que la domination du marché s’exerce par le contrôle des formes.
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Message par Largo Mar 3 Nov 2009 - 22:22

La version pdf originale : http://www.capricci.fr/medias/pages/politis.pdf
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Message par Van Stratten Sam 14 Nov 2009 - 10:24

Voir "Le Triomphe du simulacre", bientôt augmenté sur ce même réseau.

La vieille garde des cahiers se réveille, effarée, au sortir endolori du songe.

Merci de l'information, Spectres. Voici donc des paroles affranchies momentanément de l'idolâtrie régnante.

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Message par Van Stratten Mar 24 Nov 2009 - 13:41

Ainsi, rien à écrire sur ce livre passionnant ? Pas un mot ?
Allons, en route !

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Message par Invité Mer 16 Déc 2009 - 22:23

Le bouquin de Comolli figure pas dans la liste de Noël des Cahiers.. hi hi

Par contre y figure un nouveau livre sur JZK, le résumé donne pas follement envie de lire, l'impression qu'on va retrouver sous la plume d'un universitaire tout ce qui a déjà été un peu écrit ailleurs depuis quelques années sur le cinéaste qui fait partie des "oubliés" des tops de la rédaction (seul Tesson met "24 City" dans ses films les plus importants de l'année écoulée, je crois).

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Message par Le_comte Mar 2 Mar 2010 - 21:27

Quelle est votre position vis-à-vis de ce livre (qui reprend aussi "technique et idéologie") ?

Le_comte

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Message par Van Stratten Mer 3 Mar 2010 - 12:34

Livre passionant. En rendre compte en deux minutes n'est pas possible, et je n'ai pas terminé de lire la somme "technique et idélogie". Je me risque pour dire que Comolli, dans l'essai Cinéma contre Spectacle, me semble un peu le seul à défendre encore l'idée du cinéma contre le règne du tout-image.
Il me semble toutefois que sa réflexion sur le montage est très partielle, et que sa défiance vis à vis du jump-cut, justifiée et étayée, ne tient plus quand il l'oppose au montage classique, celui de la vraisemblance : il me semble en effet que le montage tous azimuts de la télévision, qui domine désormais le nouveau cinéma mondialisé, ne se situe plus sur le même plan, qu'on ne peut plus le ranger d'une part ou de l'autre du doublé raccord/faux raccord. Comolli à mon sens remet très bien (et très savamment) les pendules à l'heure, mais ne va pas assez loin.
Un autre problème : sa défense acharnée du "bon documentaire". Si l'on pousse son analyse des images actuelles, on se rend compte que la vieille dualité documentaire/fiction, qui d'autre part n'a jamais eu de véritable fondement, est désormais caduque elle aussi et demande, si l'on croit encore au cinéma, à être remise en cause et largement dépassée.
Par ailleurs, comme le montre Comolli, l'image fait désormais partie intégrante du réel (ou si l'on veut : elle a absorbé le monde, interagissant dans toutes les relation humaines). L'image non seulement est partout, mais même, et surtout, quand elle semble ne pas y être : voilà qui jette le discrédit, voilà qui sappe toute entreprise foncièrement "documentaire", et qui ne permet plus de croire à une possibilité d'existence autonome de la catégorie "film documentaire". Voilà sur quoi Comolli fait l'impasse. Mais il ne la fait pas dans ses films. (il faut voir les films de Marseille contre Marseille).

Van Stratten

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Message par Invité Mer 3 Mar 2010 - 13:03

Salut VS,

Van Stratten a écrit:le nouveau cinéma mondialisé,

Je crois que Watkins appelle cela la "mono-forme"...

http://video.google.fr/videoplay?docid=7658285768239194355&ei=2VuOS9m2NNOv-AaRxtmGAQ&q=watkins&hl=fr&client=firefox-a#

Par ailleurs, comme le montre Comolli, l'image fait désormais partie intégrante du réel (ou si l'on veut : elle a absorbé le monde, interagissant dans toutes les relation humaines). L'image non seulement est partout, mais même, et surtout, quand elle semble ne pas y être : voilà qui jette le discrédit, voilà qui sappe toute entreprise foncièrement "documentaire", et qui ne permet plus de croire à une possibilité d'existence autonome de la catégorie "film documentaire". Voilà sur quoi Comolli fait l'impasse. Mais il ne la fait pas dans ses films. (il faut voir les films de Marseille contre Marseille).

Je ne comprends pas ce que tu entends par "entreprise foncièrement "documentaire"" ?!

Je me souviens de ce long plan sur une grue qui avale un serpent dans "Marseille contre Marseille", c'est quoi ? Une image faisant partie intégrante du réel ?

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