Mais d'où vient donc Marta ? (knives out 2019)
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Mais d'où vient donc Marta ? (knives out 2019)
Rian Johnson répondrait à cette question par un haussement d'épaule peut être contrarié. La famille bourgeoise que de nombreux acteurs connus s 'amusent à croquer en un ensemble un peu caricatural semble au gré de certaine scènes s'intéresser à la jeune infirmière ou la dame de compagnie du pater familias, Marta Cabrera (nom absolument générique).
L'un assurera avec force qu'elle vient, elle et sa famille, du Brésil, l'autre du Paraguay, un autre encore du Pérou sans que jamais ces affirmations ne soient démenties ou confirmées par une Marta intimidée ou par un récit effréné.
Il est aisé de comprendre qu'ainsi Johnson trace avec un certain humour l'arrogance de cette classe dont il excelle à décrire les petits moments de médiocrité _ jusqu'à prêter à Don Johnson, dont le retour en grâce à Hollywood satisfait au grotesque, un amour sensible pour Trump.
On sent bien chez le réalisateur l'intention, que l'on pourrait qualifier d'opportuniste, de cocher toutes les cases de la bonne conscience démocrate et libérale :
La famille de l'écrivain fortuné dont s'occupe Marta est à l'image d'une société divisée en proie à l'avidité, et soutenue par la fortune du vieil écrivain ; une manne qui, c'est le souci de ce dernier qui sent arriver la fin, empêche, selon lui, les membres de la famille de produire, créer de nouvelles richesses, s'affirmer en leur nom propre au lieu de végéter sous sa tutelle.
Bref, Johnson a dû lire le dernier livre de Michelle Obama et en est sorti ébloui.
Johnson suit là une tradition tout à fait américaine de se méfier, de critiquer, les mécanismes d'héritage, de filiation qui renvoient à des processus européens, peut être, dans l'esprit des habitants du nouveau monde. La société doit constamment briser le conformisme des structures, familiales, sociales et introduire de la nouveauté sous la forme d'une extériorité qui oublierait, dépasserait ses propres limites par un éxil radical. Quelque chose du genre.
Marta, dans ce tableau très académique, tient un rôle pour le moins contraint bien que central.
Elle offre l'opportunité de réinvestir le rêve américain à travers l'histoire d'une immigré qui réussie au delà de tout ce qu'elle pouvait espérer dans cette Amérique à la Capra.
Si bien que si l'on revient au point d'interrogation de son origine, Johnson ne la dispense pas parce que, précisément, selon lui, Marta n'est pleinement là, dans le représentation, que dans son devenir américain. Comme un processus dont le commencement ne serait pas un lieu, qui ne pourrait pas l'être.
Le détective joué par Daniel Craig, tout en lourdeur et en espièglerie, (Benoît Blanc, il fallait oser) dirait en musardant sur la piste de la vérité, qu'il s'agit du trou d'un donut _ un ouvert.
Je dois cependant confesser le plaisir non feint que l'amateur de roman policier que je suis a éprouvé en suivant l'ingénieuse structure du film de Johnson qui se prête au jeu des fausses pistes et autre chausses trappes jusque dans ses invraisemblances.
Les influences qu'il convie vont d'Agathe Christie à Columbo, voire Hitchcock (dans cette manière de dévoiler au tiers du récit une partie des enjeux propres à ce type d'histoire) et sans doute nombre de ces influences me sont passées à côté.
Mais il faut ajouter à cette liste le sleuth de Mankiewicz, véritable matrice du projet, repetitio est mater studiorum. On peut par exemple remarquer tout le bric à brac présent dans les demeures respectives des deux écrivains (tout ce qui met en avant la dimension théâtrale et d'artifice).
Johnson toutefois produit de grands écarts avec son modèle.
L'absence par exemple du sexe, fut-il parlé, dans cette histoire de mystification et de quiproquos est pour moi assez symptomatique.
Chez Mankiewicz, l'auteur de romans policiers personnifié par Laurence Olivier est obsédé par son image en crise d'amant tandis que Caine se refuse à jouer le rôle de « l'étalon italien » auquel le ressentiment d'Olivier, mari évincé, veut le réduire .
Dans knives out (le titre est symboliquement explicite), la pensée que Marta puisse coucher avec le vieil écrivain et acquérir ainsi une position de choix dans l'estime du millionnaire est reléguée comme de la plus grande vilenie. Ce qu'elle est sans doute. Dans le film, il n'est guère question que d'intérêt, d'argent, d'héritage, de patrimoine, de promotion sociale (scène de l'échelle, de la montée, qui est présente dans les deux films).
Est ce à dire qu'on pourrait le qualifier de puritain en comparaison avec celui de Mankiewicz ? Sans aucun doute.
La question de la sexualité est comme un fantôme qui passe sans qu'on le remarque réellement a contrario du capitaine Gregg dans un autre Mankiewicz.
Autre différence notable, le jeu à deux du modèle devient un jeu démultiplié dans le film de Rian Johnson, où la figure de l'immigré (le père de Caine est italien et ce dernier vit à l'ombre du mépris professé à celui qui n'aura pas suffisamment eu l'ambition de gravir les échelons de la reconnaissance sociale) bascule ; Marta, contrairement à Caine, est un personnage positif (on vante son bon cœur) auquel le spectateur peut aisément s'identifier.
Elle est plus jouet que participante dans le dispositif où la place le cinéaste. Et de plus le jouet successivement de trois hommes qui se livrent à une lutte acharnée pour des vérités divergentes. Ainsi sa relation au détective Blanc est soumise à un prédicat étrange qui est qu'elle ne peut dire de mensonge conscient sans qu'une pulsion de vomissement ne la “démasque”.
Cette contrainte, un des enjeux du récit en est son dépassement, sa temporalisation.
Chez Mankiewicz, c'est la vérité qui débouche sur la fin du jeu, mais chez Rian Johnson, c'est la possibilité du mensonge, il y a renversement, qui assure la victoire de Marta et sa promotion à un autre statut.
Ne faut il pas noter que ce changement de place est de fait le triomphe du plan de l'écrivain millionnaire qui l'aura élaboré dans le présent de sa mort: manipuler Marta afin qu'elle accepte en quelque sorte d'être hanté par lui, au delà de la mort. N'est ce pas un cas exemplaire de possession?
Alors qu'Olivier manipule Caine afin de l'humilier, l'écrivain de knives out plonge Marta dans sa propre fiction, au delà même de la mort puisque c'est par le biais d'un retour en arrière, d'une remémoration de Marta.
En un sens on pourrait dire que ce n'est pas l'écrivain qui ressuscite par l' épreuve du cinéma mais c'est le réel qui se plie à la fiction que produit l'écrivain avant de mourir. Ce qui pose bien des questions sur ce qui se joue réellement dans cette aventure pour mademoiselle Marta.
에르완- Messages : 54
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