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Man's Castle (Ceux de la Zone), Borzage, 1933

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Message par Invité Mar 5 Avr 2011 - 16:56

A New York, en 1929/31, une sorte de saltimbanque (Spencer Tracy) s’éprend d’une jeune fille d’apparence bourgeoise mais clochardisée et littéralement morte de faim (Loretta Young). Il se comporte d’abord comme un millionnaire, entreprend quelques provocations sociales dans le but de la rassurer, mais laisse vite tomber le masque et se met en couple avec elle dans un bidonville. Pour rembourser un four acheté à tempérament et pouvoir fuir la conscience tranquille tout en abandonnant son amie enceinte, le saltimbanque, qui seul s'était fait à son milieu, accepte des métiers de plus en plus humiliants (mais qui lui font côtoyer le monde de la nuit et induisent une sorte de promotion sociale). Finalement tenté par une de ses mauvaises relations (un mec louche qui courtise aussi la fille de manière insistante, le criminel est "logiquement" aussi un pervers sexuel), monte un cambriolage raté où il manque de tuer son meilleur ami, un pasteur avec qui il avait noué des rapports de protection réciproque. Il se repent et fuit avec sa compagne dans un train de marchandise, à la manière d'un Hobo. Le tentateur est froidement tué par la vieille maîtresse alcoolique du pasteur.

Une mise en scène particulière, l’impression de retrouver l’Opéra de 4 Sous de Brecht/Weil transposé de manière à la fois mélodramatique et psychologiquement "réaliste» aux USA, considéré lors d'un moment intercalaire entre la crise de 1929 et le New Deal rooseveltien. Ce film dépeint les personnages de Samuel Fuller dans des situations à la Marcel Carné. Il représente également une sorte d’ancêtre direct de l'humanisme théâtral des frères Dardenne, avec déjà les mêmes ambiguïtés.

Du fait de l’époque dans laquelle on vit et de celle où a été tourné le film, on se souvient que Borzage était un des réalisateur préféré de Brasillach, et le film montre en effet une classe ouvrière vivant dans la terreur de ce qui tout à la fois sépare et rapproche le déclassement social de l’illégalité, et le fait que cette terreur (au sein de laquelle la sortie de la pauvreté prend nécessairement la forme d'un salut ou d'une rédemption) constitue une clientèle politique finalement commune au fascisme et au progressisme roosveltien. Le film a quelque chose de glaçant, car il décrit cela de manière précise et peut-être involontaire.
Il y a un contraste étrange entre la subtilité et la richesse du personnage de Spencer Tracy, figure goguenarde légèrement anar, et dont les traits d'esprit ont bien vieills, et le caractère schématique et caritucalement symboliste de son destin: acceptation de l’amour mais dans le refus de la famille, puis perte de son influence dans une micro-société, puis tentation religieuse, puis tombée dans l’illégalité, puis rédemption, puis vengeance par procuration pour protéger l'innocence morale et enfin fuite.
Et l’on s’avise du fait que le film montre des personnages presque unanimement héroïques, complexes et attachants, mais vivant dans un système dégueulasse et univoque, sans que la raison de cet écart ne soit montrée. Sauf peut-être dans la scène du restaurant, où le fait pour un pauvre de revendiquer à la fois sa pauvreté et subvertir l’anonymat des apparences sociales lui donne le droit de ne pas payer l’addition, mais cet écart qui est d’abord montré dialectiquement, justifié par sa production, est immédiatement après transformé en discours, en revendication et proclamation politique et récupéré (Scarface s’arrête là où Man’s Castle commence: avant cette récupération, en montrant que l’achèvement de la critique sociale a pu être antérieur à la séparation de cette critique, il montre que la criminalité que Man’s Castle présente comme une étape dans un processus politique peut être un choix assumé pour lui-même, jusqu'au bout).
Ensuite il ne s’agira plus de quitter son milieu ou duper celui des autres, mais d’acheter un four pour transformer un taudis en pavillon, le scandale du déclassement social et de l’oubli ne seront plus montrés et critiqués, mais en lieu et la place et de manière le film se plaindra simultanément de l’impossibilité à consommer et la sédentarité, qui sont singulièrement mises sur le même plan (alors que c’est cette sédentarité, que le film n’assume pas qui donne son mystère et son absence de justification au beau personnage de Loretta Young, à la fois affamé et endimanché, sans origine et immobile, sans nom et pôle fixe d’un embourgeoisement possible).
Certes le seul salaud est puni et tué par la communauté (mais il n'y pas comme chez Lang, le soupçon de la duplicité, quasi sensible avant d’être dialectique, qui peut se trouver dans l'exploitation politique de l'idée de justice). Ce meurtre est à la fois pardonné (équilibré par le fait que Loretta Young est enceinte) et inutile au récit (vu que le personnage de Spencer Tracy a déjà décidé de fuir, ce qui lui convient en fait fort bien), c’est au nom de son inutilité esthétique et morale que le geste est pardonné politiquement. Le film est très bon dans la mise à jour de ce qui fait du déclassement social un inconfort physiquement sensible mais se retourne: l’humanité devient l’affirmation de l’équilibre possible et toujours reconstituée au sein de la pauvreté, elle surgit au dernier moment pour démentir la part de choix et de liberté qui existait dans la faiblesse même, et se manifeste de la même manière que la providence.

Bien sûr c'est un peu con de faire une critique aussi ferme 78 ans après le film, alors que tout le merdier de l'exploitation politique des peurs de la pauvreté a pris des formes différentes entretemps.

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Message par Invité Mer 6 Avr 2011 - 16:29

Il ne s'agit pas d'un film de salaud, mais il illustre l'impossibilité d'une position agnostique vis-à-vis de l'injustice sociale au plus mauvais moment, alors que les solutions et le partage des rôles politiques ont déjà été proposées et que personne ne se donne la peine d eles reformuler. Personnellement je défends l'idée que si l'on peut être agnostique vis-à-vis de Dieu il faut aussi l'être vis à vis de l'idée de justice (mais non la réalité de l'injustice bien-sûr). D'ailleurs c'est un peu le thème de "Moonrise" que Borzage a réalisé après la guerre.

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Message par Rotor Jeu 7 Avr 2011 - 22:04

Hello Tony !

Je comprends mal ton principe d'agnosticisme vis à vis de la justice. Alors que tu sembles capable de désigner "le mal" ou du moins de le reconnaître.
Tu as dans l'idée une position nietzschéenne ou tu penses plutôt à Barthes et à ses cours sur le neutre ?
Ou mieux, cherches-tu à réactualiser un regard ?
J'ai du mal à te situer. Crois-tu vraiment que la fiction a une éthique ?

PS : Ces questions peuvent sembler superflues, mais j'écris un roman et je me les pose.
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Message par Invité Ven 8 Avr 2011 - 8:34

Je veux plutôt dire que le film de Borzage ("Man's Castle", pas "Moonrise") véhicule une idéologie politique qui s'appuie sur la restauration de la justice sociale (intégrale, qui inclue aussi la réconciliation amoureuse), et il est aveugle aux éléments qu'il met lui-même en scènes qui dénoncent le simplisme de cette idéologie (non pas parce que son but est faux, mais les moyens qu'elles se donnent son très mauvais: la vengeance, avec l'idée d'une action politique fondée sur un équilibre entre bien et mal que seul un salut total conteste).

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Message par Invité Ven 8 Avr 2011 - 11:36

Qu'est-ce que j'entends par "bien" et "mal". Je connais pas les positions de Barthes sur le neutre, et le seul livre de Nietzsche que j'ai lu dans un cadre non directement lié à la validation universitaire de mon bagage culturel au moyen du contrôle des connaissances (les professeurs étaient uniquement intéressés par tout ce qui tourne autour de l'historie de la tragédie grecque, de la critique de la figure de Socrate) doit être "Par Delà le Bien et le Mal" (j'avoue sincèrement: je n'y ai strictement rien compris, vu certains aphorismes il a dû choisir entre la vérité et les femmes avant de pouvoir formuler des jugements extérieurs sur les différents cultures, civilisations et religions occidentales, peut-être valides et incisifs, mais dont le contenu m'échappe). Je connais un tout petit peu celle de Lyotard ou Nancy qui ont un discours sur la position du désir face à la neutralité morale du monde réel, qui est politique.
Mais j'entends à la limite le contenu des 10 commandements: ne tuer personne directement et le moins de personnes possibles indirectement est plutôt "bien". Ne pas leur interdire de baiser avec qui elles veulent est réellement bien, le leur permettre explicitement est apparemment bien, les inciter à le faire totalement neutre. Ne pas dépendre de ses parents est bien, les euthanasier lorsqu'ils sont économiquement incapables de subvenir aux besoins économiques qu'implique leur survie est mal. Exploiter les gens est mal. Les libérer en parole est théoriquement bien mais moralement ambigu. Les libérer réellement est moralement bien mais souvent théoriquement improductif. Leur demander d'établir eux-mêmes les modalités économiques de leur exploitation est à la fois bien et mal, parce que les gens sont alors à la fois exploités et dominateurs.
Mon propos est en fait très basique et simpliste.

J'ai vu récemment "Un film Comme les Autres" de Godard et Gorin qui traite aussi de ces questions (même si Godard nous refait le même coup que "la Chinoise" sur en plaçant la discussion tarte à la crème sur le terrorisme en conclusion du débat sur la liberté et le contrôle politique de l'économie par ceux qu'elle emploie).
On y dit énormément de conneries mais montre une ou deux choses intelligentes (notamment le machisme réels des révolutionnaires les plus radicaux en parole, vu que la militante du groupe est écoutée silencieusement lorsqu'elle dit des conneries et remises sèchement à sa place lorsque'elle dit des choses intelligentes). J'essayerai d'y revenir si mes moyens intellectuels et moraux le permettent.

Sionn c'est vrai que Man's Castle est apparemment une fiction, un conte sans rapport direct avec le réel mais je crois que c'est en vérité lui qui profondément un film politiquement programmatique qui dans son irréalité même culmine dans une morale déduite artificiellement et amenée par les moyens du récit, à la fois dans sa valeurs positives et ses limites, alors que le Godard-Gorin c'est peut-être l'inverse, apparemment un film politiquement programmatique mais en réalité un récit, même s'il reste en relation permanente avec le réel (Godard se prenait plus pour Homère que pou Michèle Firk).

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