"Ne dites pas : symboles et naturalisme. Les mots n'ont pas encore été trouvés, et ceux-là jurent." (J. Epstein)
"Ne dites pas : symboles et naturalisme. Les mots n'ont pas encore été trouvés, et ceux-là jurent." (J. Epstein)
Hier soir, un peu fatigué, je me suis dit : pour me détendre tranquillement sans pour autant m'abrutir, même si l'homme a aussi droit à l'abrutissement et même à s'abêtir, je vais regarder un film sans prétention et divertissant. J'ai fait le tour de trucs que j'avais en tête correspondant à cette idée, vague, à ce sentiment plutôt, et que nous avons tous, sans rien trouver, car très peu de films lui correspondent. Rien de plus difficile à faire, et surtout à voir, car la magie de l'expérience ne dépend pas tant du film que de l'état subjectif où il nous trouve.
Faut pas trop y mettre du sien, faut pas être trop volontariste. C'est un peu comme l'expérience de la mémoire involontaire, et pas sans raison. Ces films correspondent à quelque chose de l'enfance, du cinéma, de l'art en général. L'enfance de l'art, ça se retrouve pas à volonté. Un bon western, un bon petit film d'horreur ou fantastique, ou je ne sais pas, ça ne court pas les rues. Et généralement, on est déçu, quand on tente trop volontairement l'expérience ou quand on essaye de retourner à des objets qui ont satisfait ce désir dans le passé. Faut jamais se dire "Je vais me relire un Tintin, ça va être génial, ou Blueberry, ou un vieil épisode de Spiderman, ou revoir Winchester 73, Fog, un Jerry Lewis." C'est l'échec assuré.
A la télé, on passait "La Veuve Couderc", de Granier-Deferre, j'ai failli regarder, pour Simenon, mais l'idée de me retrouver face à Delon et Signoret, c'était trop. J'ai fait le tour de mes DVD, et je suis tombé sur "L'Etau" du prétendu maître de l'univers des formes. Un DVD acheté pour rien, je crois pendant les soldes, il y a deux ou trois ans, et que j'avais même pas ouvert. Je savais que c'était pas du grand Hitch, mais je ne voulais pas d'un grand film. Après dix minutes, je crois, j'ai senti un immense dégoût pour le cinéma américain, idéologique. C'est tellement con. Dès le générique, on a envie de vomir.
Comme le temps passait, et la soirée, après un moment et après avoir failli renoncer à voir un film pour lire un bon livre, un Philip K. Dick plutôt que Les Mémoires de Saint Simon, sans trop savoir comment, je me suis retrouvé très loin de mon désir de départ avec Les Poèmes bretons de Jean Epstein dans les mains. Jean Epstein, que je ne connais pas plus que ça. J'ai lu ses écrits sur le cinéma, je sais l'influence décisive qu'il a eue sur Deleuze. Dans les années 1920, à la télé, au ciné club, j'avais vu quelques films, sans en avoir rien gardé, pas même de "La Chute de la maison Usher."
"Finis Terrae", magnifique visuellement, un vrai poème, y a pas à dire, je conteste pas ; mais les poèmes longs, ça finit par fatiguer et lasser. J'ai regardé ça, un peu endormi, et à la fin, quand mon attention fut un peu captée, tenue, le film finissait : le docteur s'éloignait avec le gosse, en nous tournant le dos, comme Chaplin…
Mon sentiment ?
Pas de quoi sauter au plafond et passer la nuit à regarder les autres poèmes bretons du coffret. Le pire, c'est la musique. Absolument pas dans la tonalité de l'image ; on pense à ce mot de je ne sais plus quel poète refusant que l'on mette en chant ses poèmes : mettre de la musique sur ma musique, vous n'y pensez pas ?
Comme Finis Terrae ne durait pas des heures et que je l'avais à peine vu passer, j'ai décidé de donner une seconde chance à Jean Epstein ; cette fois j'ai pas choisi, j'ai laissé faire le hasard, et le hasard a choisi "Chanson d'Armor ".
Après quelques minutes, j'ai arrêté, comprenant ce que Descartes voulait dire quand il conseillait de ne faire que 15 minutes de métaphysique par jour. Mes amis amoureux du cinéma, de l'art, de la beauté et du saisissement, y a pas de mots pour dire, décrire, penser, faire sentir, les quelques mouvements qui ouvrent ce truc ; c'est à pleurer, tellement c'est sublime.
Au cinéma, vous avez parfois ce genre de sensation, un mouvement de caméra, parfois infime, et vous êtes ravis ; un regard, un mot, quelques mesures… C'est pas rare, mais faut vraiment un très grand pour arriver à produire cet effet d'émerveillement, ce sentiment d'étonnement, comme disaient les Grecs anciens, en grec ancien : l'être est, le cinéma est. Je suis. Mais ce que signifie être ici, c'est une autre affaire, c'est pas une plénitude. Quoi alors ? demande le gars pressé de mettre des mots sur les "je ne sais quoi". Et bien, mon gars, je ne sais pas quoi te répondre, même si je pige ton empressement. Hasardons, ces mots : une évasion, une fuite, une fugue.
Là, je sens que je fais des phrases, des mots, des mots, et que je risque d'en agacer quelques-uns. Eh bien tant pis pour eux, qu'ils s'agacent. Agacés, ils ne le seront jamais autant que moi, par ces quelques minutes : "La beauté, comme se le demandait Musil, n'est-elle pas : un agacement qui pousse à rire, et à pleurer, à se rouler dans le sable…"
L'être est ; c'est la description que donnait Rivette, si je me goure pas, du cinéma de Hawks, et que reprendra Rohmer ; excusez-moi de le dire, car j'adore Rivette, mais c'est de la blague. Le cinéma de Hawks n'a rien à voir avec l'être, tout en étant génial, ou alors il s'agit de l'être réduit à son cliché, à la substance, à la permanence. L'être est dans l'extase, dans l'existence, dans une sortie, une échappée, dans des devenirs, des multiplicités, c'est une chanson, une ritournelle. Le cinéma de Hawks, c'est pas le cinéma de l'être, de la route, de la sortie de la conscience dans le monde, mais le cinéma de l'enferment ou du renferment. Le cinéma des pyramides, des prisons, le cinéma de la stase, si on veut, de l'arrêt, de la coupe géométrique, voyez ses cadres, rien qui vienne d'un autre monde, rien même qui vienne du monde ; cinéma sans être, sans monde, bien que génial, surtout dans les comédies, là, il y a un affolement qui se reproche de l'ek-sistence.
Le cinéma de l'être, si on pige bien ce mot, c'est le cinéma de Jean Epstein, cinéaste de la discontinuité, de la fragmentation de l'unité du monde, un cinéma qui émiette le monde, qui vous fait perdre le goût de l'unité, un cinéma héraclitéen, le seul cinéaste qui de nos jours travaille dans le même espace de sens, c'est Malick, histoire d'eau oblige.
Nous disons : arbres, mer, beauté, visages, chansons, musique, "quand il n'y a que vitesses, mouvements, vibrations." Cinéma du diable ? Oui, mais aussi de Narcisse (là je bachelardise) : une contemplation de soi, du monde, dans l'irréalité de l'onde. Onde, ça fait penser à vibrations ; le réel et le rêve sur la même longueur d'ondes ?
La vie réelle, disait Bachelard, dans son bouquin sur l'eau, se porte mieux si on lui donne ses justes vacances d'irréalité. Le narcissisme idéalisant la sublimation de la caresse, "l'image contemplée dans les eaux apparaît comme le contour d'une caresse toute visuelle".
Suis-je assez vibrant dans mon hommage, dans ma surprise.
Chanson d'Armor : quel prodige dans les quelques mouvements, travellings, qui ouvrent le film ; on se dit : "le moindre soupir que j'exhalerais me viendrait ravir ce que j'adorais".
Tant de fragilité et tant de délicatesse, tant d'irréalité, de beauté poignante, dans la chanson, la seconde du film, la chanson du pécheur :
"Je chante les peines du pêcheur
Chaque jour sur l'océan
Pour gagner le pain des siens
Au milieu de misères injustes"
J'en fais trop ; bien entendu ; je disais que, fatigué, j'avais vu Finis Terrae, sans le voir ; eh bien, c'était pas une erreur ; il faut parfois savoir regarder sans travailler le sens, sans chercher à unifier son expérience du film, sans le penser, il faut le laisser aller, fuir, n'en voir que quelques moments, quelques images, des passages, comme on dit ; est-ce autre chose, finalement, le cinéma qu'une figuration du passage ?
Il faut savoir voir les films comme on lit, de manière distraite, en mauvais élève, en regardant par la fenêtre. Le droit à la distraction, à la fuite, à la non concentration (le logos, rappelons-le, est rassemblement).
Je cite, J.E. :
"Cependant, si la journée ouvrable est de huit heures au lieu de dix ou quatorze, ce n'est pas qu'aujourd'hui on travaille moins qu'hier c'est qu'on travaille plus vite et, en conséquence, on se fatigue plus rapidement. Même en dehors de ses occupations professionnelles, de son lever à son coucher, l'homme industrialisé et commercialisé ne connaît pratiquement plus le loisir, qui est devenu un péché punissable au moins d'une amende. La distraction apparaît comme un vice rédhibitoire, que pénalise tout un système de surtaxes et de péremption, de manques à gagner et à manger, d'éliminations préméditées et d'accidents automatiques. La loi de sélection civilisée est que les incapables de vie toujours attentive dépérissent et succombent. Ainsi, en plus de la fatigue intellectuelle aiguë de chaque soir, que le sommeil dissipe, s'est installée une sourde lassitude chronique, que le repos relatif de la semaine anglaise ou des grandes vacances ne suffit qu'à atténuer provisoirement."
Je re-cite ; cette fois, Nietzsche :
"Le besoin nous contraint au travail dont le produit apaise le besoin : le réveil toujours nouveau des besoins nous habitue au travail. Mais dans les pauses où les besoins sont apaisés et, pour ainsi dire, endormis, l'ennui vient nous surprendre. Qu'est-ce à dire ? C'est l'habitude du travail en général qui se fait à présent sentir comme un besoin nouveau, adventice ; il sera d'autant plus fort que l'on est plus fort habitué à travailler, peut-être même que l'on a souffert plus fort des besoins. Pour échapper à l'ennui, l'homme travaille au-delà de la mesure de ses autres besoins ou il invente le jeu, c'est-à-dire le travail qui ne doit apaiser aucun autre besoin que celui du travail en général. Celui qui est saoul du jeu et qui n'a point, par de nouveaux besoins, de raison de travailler, celui-là est pris parfois du désir d'un troisième état, qui serait au jeu ce que planer est à danser, ce que danser est à marcher, d'un mouvement bienheureux et paisible : c'est la vision du bonheur des artistes et des philosophes."
(Nietzsche)
Je disais fuite, et en relisant ce que Deleuze avait écrit sur Epstein, je suis tombé sur ce passage dans l'un de ses cours : "Une phrase d'Epstein me paraît typique : « Un fuyard va à tout vitesse, un fuyard s'enfuit à tout allure, à toute vitesse – je sais plus – mais il nous reste toujours face à face"
C'est une citation de mémoire très libre :
"Tout ce qui est spécifiquement cinématographique et qui était irréalisable devint possible ce jour où l'on cessa d'ordonner le spectacle par rapport à un objectif enraciné, pour promener l’œil artificiel plus librement encore qu'on ne jette son regard. Plaçant l'appareil à ras de terre, les Américains surprirent, du galop des chevaux, un aspect non vu, secret et redoutable. D'une cime d'arbre, au gré du vent, plongeant sur la cavalcade, ils en virent un chiffre mouvant que personne n'avait lu. Approchant de l'homme en tête à tête, ils lui grossirent, non sans cruauté, le visage, mais débusquèrent les larmes à leur source intarissable. Une main seule occupant l'écran, cinq doigts jouaient avec un stylographe, comme cinq soldats avec un canon chargé de bonheur ou de mort. Un fuyard crevait sous lui, moteur et pneus, mais il nous restait face à face ; il fuyait et nous le regardions les yeux dans les yeux, indétachables comme sa conscience."
(Jean Epstein)
Avec Epstein : le monde fuit à l'écran, mais pour cela, il faut qu'il soit fluide.
Si on avait un jeune Godard aux Cahiers, il écrirait sans doute de J. E. : Jean Epstein, c'est Nietzsche, c'est Montaigne, ça ne peint que le mouvement, quand la caméra ne bouge pas, ce sont les personnages, les sentiments, c'est la nature, c'est la lumière, ça vibre de partout, pas un centimètres du cadre, de l'image, qui ne soit emporté par l'enthousiasme de la vie, au-delà des misères de l'injustice, pas un millimètre qui n'affirme la vie. Jean Epstein, ça donne envie de danser, c'est Absolutely Fabulous ; c'est aussi beau qu'une chanson des Pet Shop Boys. Juste le refrain, et la musique ; le reste, non.
Que disait encore Rimbaud de ce cinéaste ? J.E. est un autre, et nous donne "la vision du bonheur des artistes et des philosophes", qui n'a que peu à voir avec celui que poursuivent les Américains, dans la vie et les livres de Cavell, croyant y avoir droit plus que les autres.
J'avais pas remarqué que j'étais passé de L'Etau à cet éloge de l'ek-sistence libre, qui n'est pas nécessairement à l'Ouest.
Faut pas trop y mettre du sien, faut pas être trop volontariste. C'est un peu comme l'expérience de la mémoire involontaire, et pas sans raison. Ces films correspondent à quelque chose de l'enfance, du cinéma, de l'art en général. L'enfance de l'art, ça se retrouve pas à volonté. Un bon western, un bon petit film d'horreur ou fantastique, ou je ne sais pas, ça ne court pas les rues. Et généralement, on est déçu, quand on tente trop volontairement l'expérience ou quand on essaye de retourner à des objets qui ont satisfait ce désir dans le passé. Faut jamais se dire "Je vais me relire un Tintin, ça va être génial, ou Blueberry, ou un vieil épisode de Spiderman, ou revoir Winchester 73, Fog, un Jerry Lewis." C'est l'échec assuré.
A la télé, on passait "La Veuve Couderc", de Granier-Deferre, j'ai failli regarder, pour Simenon, mais l'idée de me retrouver face à Delon et Signoret, c'était trop. J'ai fait le tour de mes DVD, et je suis tombé sur "L'Etau" du prétendu maître de l'univers des formes. Un DVD acheté pour rien, je crois pendant les soldes, il y a deux ou trois ans, et que j'avais même pas ouvert. Je savais que c'était pas du grand Hitch, mais je ne voulais pas d'un grand film. Après dix minutes, je crois, j'ai senti un immense dégoût pour le cinéma américain, idéologique. C'est tellement con. Dès le générique, on a envie de vomir.
Comme le temps passait, et la soirée, après un moment et après avoir failli renoncer à voir un film pour lire un bon livre, un Philip K. Dick plutôt que Les Mémoires de Saint Simon, sans trop savoir comment, je me suis retrouvé très loin de mon désir de départ avec Les Poèmes bretons de Jean Epstein dans les mains. Jean Epstein, que je ne connais pas plus que ça. J'ai lu ses écrits sur le cinéma, je sais l'influence décisive qu'il a eue sur Deleuze. Dans les années 1920, à la télé, au ciné club, j'avais vu quelques films, sans en avoir rien gardé, pas même de "La Chute de la maison Usher."
"Finis Terrae", magnifique visuellement, un vrai poème, y a pas à dire, je conteste pas ; mais les poèmes longs, ça finit par fatiguer et lasser. J'ai regardé ça, un peu endormi, et à la fin, quand mon attention fut un peu captée, tenue, le film finissait : le docteur s'éloignait avec le gosse, en nous tournant le dos, comme Chaplin…
Mon sentiment ?
Pas de quoi sauter au plafond et passer la nuit à regarder les autres poèmes bretons du coffret. Le pire, c'est la musique. Absolument pas dans la tonalité de l'image ; on pense à ce mot de je ne sais plus quel poète refusant que l'on mette en chant ses poèmes : mettre de la musique sur ma musique, vous n'y pensez pas ?
Comme Finis Terrae ne durait pas des heures et que je l'avais à peine vu passer, j'ai décidé de donner une seconde chance à Jean Epstein ; cette fois j'ai pas choisi, j'ai laissé faire le hasard, et le hasard a choisi "Chanson d'Armor ".
Après quelques minutes, j'ai arrêté, comprenant ce que Descartes voulait dire quand il conseillait de ne faire que 15 minutes de métaphysique par jour. Mes amis amoureux du cinéma, de l'art, de la beauté et du saisissement, y a pas de mots pour dire, décrire, penser, faire sentir, les quelques mouvements qui ouvrent ce truc ; c'est à pleurer, tellement c'est sublime.
Au cinéma, vous avez parfois ce genre de sensation, un mouvement de caméra, parfois infime, et vous êtes ravis ; un regard, un mot, quelques mesures… C'est pas rare, mais faut vraiment un très grand pour arriver à produire cet effet d'émerveillement, ce sentiment d'étonnement, comme disaient les Grecs anciens, en grec ancien : l'être est, le cinéma est. Je suis. Mais ce que signifie être ici, c'est une autre affaire, c'est pas une plénitude. Quoi alors ? demande le gars pressé de mettre des mots sur les "je ne sais quoi". Et bien, mon gars, je ne sais pas quoi te répondre, même si je pige ton empressement. Hasardons, ces mots : une évasion, une fuite, une fugue.
Là, je sens que je fais des phrases, des mots, des mots, et que je risque d'en agacer quelques-uns. Eh bien tant pis pour eux, qu'ils s'agacent. Agacés, ils ne le seront jamais autant que moi, par ces quelques minutes : "La beauté, comme se le demandait Musil, n'est-elle pas : un agacement qui pousse à rire, et à pleurer, à se rouler dans le sable…"
L'être est ; c'est la description que donnait Rivette, si je me goure pas, du cinéma de Hawks, et que reprendra Rohmer ; excusez-moi de le dire, car j'adore Rivette, mais c'est de la blague. Le cinéma de Hawks n'a rien à voir avec l'être, tout en étant génial, ou alors il s'agit de l'être réduit à son cliché, à la substance, à la permanence. L'être est dans l'extase, dans l'existence, dans une sortie, une échappée, dans des devenirs, des multiplicités, c'est une chanson, une ritournelle. Le cinéma de Hawks, c'est pas le cinéma de l'être, de la route, de la sortie de la conscience dans le monde, mais le cinéma de l'enferment ou du renferment. Le cinéma des pyramides, des prisons, le cinéma de la stase, si on veut, de l'arrêt, de la coupe géométrique, voyez ses cadres, rien qui vienne d'un autre monde, rien même qui vienne du monde ; cinéma sans être, sans monde, bien que génial, surtout dans les comédies, là, il y a un affolement qui se reproche de l'ek-sistence.
Le cinéma de l'être, si on pige bien ce mot, c'est le cinéma de Jean Epstein, cinéaste de la discontinuité, de la fragmentation de l'unité du monde, un cinéma qui émiette le monde, qui vous fait perdre le goût de l'unité, un cinéma héraclitéen, le seul cinéaste qui de nos jours travaille dans le même espace de sens, c'est Malick, histoire d'eau oblige.
Nous disons : arbres, mer, beauté, visages, chansons, musique, "quand il n'y a que vitesses, mouvements, vibrations." Cinéma du diable ? Oui, mais aussi de Narcisse (là je bachelardise) : une contemplation de soi, du monde, dans l'irréalité de l'onde. Onde, ça fait penser à vibrations ; le réel et le rêve sur la même longueur d'ondes ?
La vie réelle, disait Bachelard, dans son bouquin sur l'eau, se porte mieux si on lui donne ses justes vacances d'irréalité. Le narcissisme idéalisant la sublimation de la caresse, "l'image contemplée dans les eaux apparaît comme le contour d'une caresse toute visuelle".
Suis-je assez vibrant dans mon hommage, dans ma surprise.
Chanson d'Armor : quel prodige dans les quelques mouvements, travellings, qui ouvrent le film ; on se dit : "le moindre soupir que j'exhalerais me viendrait ravir ce que j'adorais".
Tant de fragilité et tant de délicatesse, tant d'irréalité, de beauté poignante, dans la chanson, la seconde du film, la chanson du pécheur :
"Je chante les peines du pêcheur
Chaque jour sur l'océan
Pour gagner le pain des siens
Au milieu de misères injustes"
J'en fais trop ; bien entendu ; je disais que, fatigué, j'avais vu Finis Terrae, sans le voir ; eh bien, c'était pas une erreur ; il faut parfois savoir regarder sans travailler le sens, sans chercher à unifier son expérience du film, sans le penser, il faut le laisser aller, fuir, n'en voir que quelques moments, quelques images, des passages, comme on dit ; est-ce autre chose, finalement, le cinéma qu'une figuration du passage ?
Il faut savoir voir les films comme on lit, de manière distraite, en mauvais élève, en regardant par la fenêtre. Le droit à la distraction, à la fuite, à la non concentration (le logos, rappelons-le, est rassemblement).
Je cite, J.E. :
"Cependant, si la journée ouvrable est de huit heures au lieu de dix ou quatorze, ce n'est pas qu'aujourd'hui on travaille moins qu'hier c'est qu'on travaille plus vite et, en conséquence, on se fatigue plus rapidement. Même en dehors de ses occupations professionnelles, de son lever à son coucher, l'homme industrialisé et commercialisé ne connaît pratiquement plus le loisir, qui est devenu un péché punissable au moins d'une amende. La distraction apparaît comme un vice rédhibitoire, que pénalise tout un système de surtaxes et de péremption, de manques à gagner et à manger, d'éliminations préméditées et d'accidents automatiques. La loi de sélection civilisée est que les incapables de vie toujours attentive dépérissent et succombent. Ainsi, en plus de la fatigue intellectuelle aiguë de chaque soir, que le sommeil dissipe, s'est installée une sourde lassitude chronique, que le repos relatif de la semaine anglaise ou des grandes vacances ne suffit qu'à atténuer provisoirement."
Je re-cite ; cette fois, Nietzsche :
"Le besoin nous contraint au travail dont le produit apaise le besoin : le réveil toujours nouveau des besoins nous habitue au travail. Mais dans les pauses où les besoins sont apaisés et, pour ainsi dire, endormis, l'ennui vient nous surprendre. Qu'est-ce à dire ? C'est l'habitude du travail en général qui se fait à présent sentir comme un besoin nouveau, adventice ; il sera d'autant plus fort que l'on est plus fort habitué à travailler, peut-être même que l'on a souffert plus fort des besoins. Pour échapper à l'ennui, l'homme travaille au-delà de la mesure de ses autres besoins ou il invente le jeu, c'est-à-dire le travail qui ne doit apaiser aucun autre besoin que celui du travail en général. Celui qui est saoul du jeu et qui n'a point, par de nouveaux besoins, de raison de travailler, celui-là est pris parfois du désir d'un troisième état, qui serait au jeu ce que planer est à danser, ce que danser est à marcher, d'un mouvement bienheureux et paisible : c'est la vision du bonheur des artistes et des philosophes."
(Nietzsche)
Je disais fuite, et en relisant ce que Deleuze avait écrit sur Epstein, je suis tombé sur ce passage dans l'un de ses cours : "Une phrase d'Epstein me paraît typique : « Un fuyard va à tout vitesse, un fuyard s'enfuit à tout allure, à toute vitesse – je sais plus – mais il nous reste toujours face à face"
C'est une citation de mémoire très libre :
"Tout ce qui est spécifiquement cinématographique et qui était irréalisable devint possible ce jour où l'on cessa d'ordonner le spectacle par rapport à un objectif enraciné, pour promener l’œil artificiel plus librement encore qu'on ne jette son regard. Plaçant l'appareil à ras de terre, les Américains surprirent, du galop des chevaux, un aspect non vu, secret et redoutable. D'une cime d'arbre, au gré du vent, plongeant sur la cavalcade, ils en virent un chiffre mouvant que personne n'avait lu. Approchant de l'homme en tête à tête, ils lui grossirent, non sans cruauté, le visage, mais débusquèrent les larmes à leur source intarissable. Une main seule occupant l'écran, cinq doigts jouaient avec un stylographe, comme cinq soldats avec un canon chargé de bonheur ou de mort. Un fuyard crevait sous lui, moteur et pneus, mais il nous restait face à face ; il fuyait et nous le regardions les yeux dans les yeux, indétachables comme sa conscience."
(Jean Epstein)
Avec Epstein : le monde fuit à l'écran, mais pour cela, il faut qu'il soit fluide.
Si on avait un jeune Godard aux Cahiers, il écrirait sans doute de J. E. : Jean Epstein, c'est Nietzsche, c'est Montaigne, ça ne peint que le mouvement, quand la caméra ne bouge pas, ce sont les personnages, les sentiments, c'est la nature, c'est la lumière, ça vibre de partout, pas un centimètres du cadre, de l'image, qui ne soit emporté par l'enthousiasme de la vie, au-delà des misères de l'injustice, pas un millimètre qui n'affirme la vie. Jean Epstein, ça donne envie de danser, c'est Absolutely Fabulous ; c'est aussi beau qu'une chanson des Pet Shop Boys. Juste le refrain, et la musique ; le reste, non.
Que disait encore Rimbaud de ce cinéaste ? J.E. est un autre, et nous donne "la vision du bonheur des artistes et des philosophes", qui n'a que peu à voir avec celui que poursuivent les Américains, dans la vie et les livres de Cavell, croyant y avoir droit plus que les autres.
J'avais pas remarqué que j'étais passé de L'Etau à cet éloge de l'ek-sistence libre, qui n'est pas nécessairement à l'Ouest.
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