Le texte de Burdeau sur Film socialisme
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Le texte de Burdeau sur Film socialisme
La première partie de Film Socialisme se déroule sur un paquebot pendant une croisière et s'intitule «Des choses comme ça». Jean-Luc Godard y reprend quelques-unes de ses obsessions – l'argent, l'oubli, l'Europe, la guerre. Il m'a semblé qu'il y faisait surtout le point sur la situation, la seule qui importe: la situation de l'image. Je parlerai donc en priorité de cela.
S'il s'est bien embarqué sur une véritable croisière, les ports où Godard fait halte ne sont pas ceux de la Méditerranée sans être en même temps autre chose: les ports – et les portes – de l'image. Film Socialisme est d'abord un voyage au pays des manières et des techniques actuelles de filmer. Ce n'est pas tellement une affaire de style: Godard ne transige pas avec l'aveuglante clarté du sien, et pas une fois la caméra ne bouge (à la demi-exception d'un zoom sur livre de poche). C'est une affaire de visibilités.
Des plans éblouissants de ponts et de cabines, qu'on dit filmés avec la fonction vidéo d'un appareil photo (peut-être le même que celui avec lequel Monte Hellman a tourné Road to Nowhere, déjà annoncé à Venise), alternent avec d'autres dont le tremblé pourrait être celui d'une mini-DV ou d'un téléphone portable.
La mer, la piscine, les néons
Il y a tout ce qui brille, le lustre et le brillant des ponts, des pièces d'or... Il y a la mer, dont la sombre humeur ouvre magnifiquement le bal, juste après que deux perroquets criards ont brièvement fait les messieurs Loyal. Il y a les couleurs saturées de la boîte de nuit, quelques descentes en ascenseur sur un fond vert, le rouge scintillant d'une cravate qui claque au vent et celui, passé, moche, qui bave au flanc d'un porte-avion vidéo de très ancienne génération.
Embrassés plein écran puis par la fenêtre d'un ordinateur de lit, il y a deux chats semblant dialoguer dans une langue qui n'est pas toute de miaous. Il y a des machines à sous, des téléphones portables, des appareils photo, des écrans géants. Des flashes et des clic-clac, dans l'image et de l'image. Il y a tout, y compris une boule à facettes, une messe et un menu de DVD.
C'est la fête. Dans cette première partie, la mer, la piscine, les néons sont bien sûr, comme dans les deux suivantes - " Quo Vadis Europa " puis " Nos humanités " - le feu, les avions et les oiseaux, autant de tentatives de trouver la bonne métaphore pour résumer ce qu'est devenue l'image à l'ère du numérique. Ce n'est toutefois pas le plus remarquable. De même qu'est secondaire la cruauté qu'on pourra répérer dans le regard que Godard porte sur la foule des voyageurs, même si cette dernière partage plus d'un trait avec celle qui arpente en ce moment la rue d'Antibes et la Croisette.
L'essentiel, nous l'avons dit: c'est la fête. La splendeur frappe, le chant et non la charge. Fête macabre dans la soute, au coeur de l'enfer de l'or et des sous? Célébration au royaume de ce que l'image est et de ce qu'elle peut, en 2010! Elle peut l'éclat et la rayure, l'eau et la pierre. Elle peut la ruine et le monument, la trace et l'oubli. Elle peut le léché et le crado. Elle peut le mouvement et l'arrêt: nombreuses sont les ponctuations photographiques. Elle peut le plat et le relief: fréquents sont les regards que nous adressent des sculptures.
L'image est russe, elle est arabe, elle est égyptienne. Elle écrit, elle calcule, elle dessine. Elle fait l'homme, elle fait la bête: nos deux chats, un lama, un âne et une chouette sont peut-être les vraies stars de Socialisme, les incarnations de l'espoir qui porte ce nom.
Les derniers mots: «no comment»
Godard n'est jamais allé aussi loin, à l'intérieur d'un film de fiction destiné à la salle, dans la combinaison des régimes d'images. Mieux qu'Eloge de l'amour et que Notre musique, qu'il surclasse aisément, Film Socialisme associe le romanesque avec l'encyclopédisme d'Histoire(s) du cinéma : le film est une première à cet endroit aussi.
Parmi tous les plaisirs à être assis, ce matin lundi 17 mai, parmi les rangs de l'Amphithéâtre Debussy, il y avait donc également celui de suivre une fresque en trois époques dont la manière sied moins à Hollywood ou à Cannes qu'à une leçon inaugurale au Collège de France (où Godard, rappelons-le, fut recalé). Le plaisir semble avoir été partagé. Mouftant peu, la salle est demeurée pleine ou quasi, accompagnant jusqu'à son terme la dépression que le cinéaste organise par paliers, depuis les hauteurs scintillantes de son paquebot jusqu'au noir qui fer la troisième partie. Les derniers mots seront «no comment»: haine godardienne du commentaire qui interdit l'image, mais aussi congé donné au public, à la fois martial et tendre.
Elle a retenu son souffle, la salle, lorsqu'un enchaînement d'arrêts sur images comme il s'en produit avec un DVD défectueux a fait croire à un incident de projection. Elle a sans doute saisi sa chance: ce film parlé en cinq langues au moins, français, anglais, allemand, italien, arabe, et pour lequel Godard a inventé une façon inédite de sous-titrer, par séries laconiques et drôles de trois mots dûment espacés, est à ce jour le seul méritant d'être présenté dans un festival qui se dit international.
Elle a même consenti à ce que l'ermite de Rolle se fasse porter pâle au prétexte d'un «problème de type grec», annulant par là même le rituel de la conférence de presse avec tarte à la crème, questions cons et réponses de sphinx.
Voir en toute chose la chance d'un film
Tous ont dû sentir que l'urgence était ailleurs. Film Socialisme n'est pas un Godard en colère, la mélancolie elle-même semble céder la place à un geste d'augure: il s'agit de fixer un cap, d'indiquer où ira bientôt le cinéma. J'ai parlé du propre et de l'impropre de l'image. J'ai parlé des téléphones mobiles et des ordinateurs. J'ai parlé d'un film évoquant un cours ou une émission (dans un coin, à plusieurs reprises, le logo d'une chaîne de télé).
Cela, n'est-ce pas précisément ce que décrivait la chronique intitulée Films Capitalisme à propos de Stone et de Guzzanti? N'est-ce pas un autre genre d'animation par ordinateur? Godard fut en effet précédé par d'autres, ces derniers jours. Le chinois Wang Xiaoshuai a montré Chongqing Blues en Compétition. L'allemand Christoph Hochhäusler a montré The City Below à Un Certain Regard. Deux films à l'ambition similaire, mais qui portent le souci d'être contemporain comme un fardeau, jamais comme une grâce. Seul Godard est capable de voir en toute chose la chance d'un film, aérobic de masse aussi bien que jeune garçon qui joue à la Russie.
On a l'habitude de reprocher aux cinéastes d'être formellement fascinés par ce qu'au fond ils dénoncent. Il ne s'agit pas de ça. Il s'agit de regarder la fascination en face. Il s'agit de cette vérité minimale: ce qui arrive au visible, ce qui arrive aux manières de rendre visible le visible, n'est jamais un frein pour le cinéma. C'est une requête, un nouveau possible qui se lève.
Il suffisait de lire le titre
Nous pouvons alors dire que pour l'instant nous n'avons vu que deux films contemporains: Film Socialisme et I wish I knew (Un Certain Regard), le documentaire de Jia Zhang-ke sur l'histoire récente de Shanghai. Godard, Jia: à quoi ressemblent les nouveaux possibles du cinéma? Loin de les virtualiser, le numérique et Internet ont emmené – ramené – ceux-ci du côté du documentaire: Godard fait le reporter en goguette sur un paquebot, Jia sillonne les rues, les ruines et les chantiers de Shanghai; chez les deux, les extraits de films agissent comme des preuves, des témoignages; on ne les voit pas surgir, c'est sans croche-pied qu'ils entrent dans la danse. Documentarisme total.
A une jeune femme reprenant l'antienne godardienne selon laquelle on ne compare pas le comparable, mais l'incomparable, un vieil homme à chapeau répond que c'est fini tout ça. Tout ça quoi? On ne saurait l'affirmer avec certitude: Film Socialisme est aussi un des films les plus opaques du maître. Risquons toutefois une hypothèse. Si cesse la nécessité de dérégler la raison de ce qui se compare selon la déraison de ce qui ne se compare pas, il se pourrait qu'il en soit fini d'une certaine violence du montage. Il y a moins de stridence dans Film Socialisme. Presque une douceur. Sage comme une image, le public de ce matin ne s'y est pas trompé.
L'hypothèse sera donc prospective, positive, un poil naïve peut-être. La nécessité est désormais l'invention d'un régime de coexistence pour tous les régimes du visible. Si les plans sont fixes, c'est que chacun fixe pour le documenter et l'épouser sans distance un certain mode de voir et d'être vu. L'image est passée dans les choses, elle appartient maintenant au grand livre des «choses comme ça». Cinéma-paquebot qui flotte dans leur grand bain: immense, souverain, hospitalier.
L'omniprésence de l'eau et des animaux nous le dit autrement: hormis celle de reprendre inlassablement l'Histoire du XXe siècle, le cinéma a la vocation historique d'accueillir les règnes et les espèces de l'image. Animal? Végétal? Minéral? Il doit penser l'Histoire du visible comme une Histoire naturelle.
Comme toujours avec Godard, il suffisait de lire le titre: faire politiquement du cinéma – vieille injonction du maître –, c'est peut-être à présent tenter un socialisme de l'image.
Trouvé ici : http://theballoonatic.blogspot.com/2010/05/no-comment.html#comments
Merci au Sébastien des commentaires
adeline- Messages : 3000
Re: Le texte de Burdeau sur Film socialisme
il a vraiment la côte par ici, Bubu.
ça doit être une des personnes les plus citées du forum
ça doit être une des personnes les plus citées du forum
Invité- Invité
Re: Le texte de Burdeau sur Film socialisme
oui, cela fait longtemps; qu'il est notre ennemi favori; le moins idiot de tous les idiots; il a les bonnes références, mais il mélange tout, et n'y comprend rien; ou plutôt la valeur des choses dépend de la valeur de ceux qui s' emparent d'elles...
Borges- Messages : 6044
Re: Le texte de Burdeau sur Film socialisme
dépressif et régressif à l'instar de l'idole : godard. On ne peut pas nier le fond de dépression qu'il y a au début et à la fin de son ?!? film socialisme avec entre, une phase très régressive.
Invité- Invité
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