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Le cri (au cinéma et ailleurs)

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Message par Borges Ven 28 Mar 2014 - 19:09

Des images de cri, vous savez, c'est pas facile d'en faire. Le problème se pose dans tous les arts. Ca se pose en peinture, ça se pose en philosophie. Des cris philosophiques, c'est quelque chose, arriver à pousser un cri philosophique... Facile, de pousser des cris de bébé, pourtant ça a l'air difficile quand on voit à la télé la recherche du cri primal, ça a l'air rudement dur... Mais enfin ça va pas loin, vaudrait mieux faire crier les gens autrement. Ils ont d'autres cris à pousser.

Comparez le cri expressionniste et le cri soviétique : d'un côté Lang et Murnau et de l'autre, Eisenstein. Les admirables cris d'Eisenstein - pensez au "Cuirassé Potemkine" - c'est quoi ? Ces cris prodigieux, c'est des sauts qualitatifs, c'est des bonds qualitatifs, c'est le saut dans la qualité opposée. C'est un bond qualitatif fantastique de la tristesse à la colère. "Camarades, vous ne tirerez pas sur nous !" Une bouche qui crie. Si vous vous rappelez Loulou de Pabst, j'ai pas assez de souvenirs, mais je crois pas qu'elle crie, en tout cas dans l'opéra de Berg elle crie. Elle pousse un cri qui est le plus beau cri de l'histoire de la musique, ou enfin un des deux plus beaux cris de l'histoire de la musique, avec celui de Marie dans Wozzeck. Le cri expressionniste, il est complètement différent du cri soviétique.. Le cri de Marguerite dans Faust de Murnau qui est une image mais splendide, splendide, splendide... Le cri de Lulu de Berg, qui une image sonore mais prodigieuse, quoi, où vos larmes coulent : ça c'est le cri expressionniste. Lulu, tombée dans le fin fond de l'abjection, dans le tumulte et dans le chaos, est assassinée par Jack l'Eventreur et son amie la comtesse, juste après le cri de mort de Lulu, va chanter cette espèce de chant qui monte jusqu'au ciel, qui est le chant de la rédemption de Lulu. Le cri qui est comme tourné vers ce tumulte, ce chaos dont on sort, et qui s'ouvre vers la vie spirituelle capable de créer ses propres formes, voilà ce qu'est le cri expressionniste, qu'il ne faut surtout pas confondre avec le cri soviétique, avec le cri dialectique.

Supposez que dans la rue vous entendiez un cri, il devient très important pour vous de savoir si c'est un cri dialectique ou un cri expressionniste, pour savoir ce qu'il faut faire. Je veux pas faire violence à vos consciences. Ca devient affaire de votre conscience, ce que vous ferez. Vous pouvez vous tromper évidemment... Si vous vous comportez vis-à-vis d'un cri dialectique comme si c'était un cri expressionniste, là, le malheur s'abat sur vous immédiatement. L'erreur inverse est moins grave à mon avis, entraîne moins de mauvaises conséquences pour vous."


(Deleuze, cours)
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Message par Borges Ven 28 Mar 2014 - 19:23

le cri de la fin du parrain, ou plutôt les cris ( tout le monde crie, si je me souvient bien) m'a pas mal ému. C'est pas le cri dialectique évidemment, si on passe d'une qualité à l'autre, c'est de la joie à la tristesse absolue; pas de bond qualitatif, donc; c'est proche du cri "expressionniste" , (les exemples de deleuze sont avant tout musicaux, opératiques),  mais y a pas le mouvement d'élévation spirituelle. C'est le grand thème de la série de FFC; don corleone veut mettre michael  à l'abri, c'est son favori : l'université, le droit, et puis la purification des affaires de la famille; vision naïve, comme michael en fera l'expérience : plus on s'élève plus le mal s'intensifie. On échoue en  s'élevant dans le monde, ou comme le dit wittgenstein, de mémoire, le sens du monde, la valeur du monde est hors du monde. Don corleone s'est trompé de voie, de chemin : c'est par la musique que  l'on sort du mal, par l'art. On se souvient de son arrivée à  Ellis Island...malade, il est retenu, en quarantaine;  le dos tourné au spectateur , il chante, et son chant arrive jusqu'au fils de michael, celui qui veut chanter; le chant, c'était la voie de la sortie hors de la Sicile de la violence mimétique...chanter la violence, la mort, et ne plus la donner...

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Message par Invité Sam 29 Mar 2014 - 9:55

Le cri de Straub face au philosophe Philippe Queau sur l'idée de "progrès", c'est le cri du saut du tigre dans le passé, tellement puissant que Philippe Queau en est pétrifié. Dans cette ambiance d'émission TV complètement dégénérée, Straub parvient à pousser ce cri du saut du tigre dans le passé qui est le cri dialectique qui va des chevaux de l'instruction aux tigres de la colère.  


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Message par Invité Sam 29 Mar 2014 - 12:03

Le cri primal de Fela Kuti, au départ de Fear not for man. Tarig Teguia l'utilise dans son film Inland en montrant son personnage à bout de forces. Teguia semble dire que c'est trop tard, ou quasiment foutu, que la possibilité de crier est anéantie, et c'est notamment son documentaire La clôture qui le dit le plus frontalement.


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Message par Invité Sam 29 Mar 2014 - 12:10

Les cris de bébé de Mitchum dans La nuit du chasseur, quand les enfants lui échappent :


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Message par Borges Sam 29 Mar 2014 - 16:56

hi; j'avais pensé au cri de "la nuit du chasseur" ;
y a un bon de palma qui est entièrement construit autour de la thématique du cri : trouver le bon cri, le vrai...

blow out
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Message par Invité Lun 31 Mar 2014 - 8:49

sur facebook:
Maurice Darmon a écrit:Le cri du Vice-Consul dans India song. (21eme minute et suivantes).


Stef Moro a écrit:merci Maurice, on peut sans doute vite interpréter le cri du vice-consul selon la proposition qui est faite par Deleuze comme un cri philosophique d'amour fou... Deleuze dit que le cri du vice-consul dans India Song est l'acte absolu de désir... Je découvre un texte(de Monique Pinthon) qui parle aussi de ce cri du vice-consul comme la faillite du langage socialisé : «Il n'y a pas de mots à la hauteur de cette force ravageante du désir » ; et Monique Pinthon cite Duras : il n’y a qu’un « mot-absence, un mot trou, creusé en son centre d’un trou où tous les autres mots auraient été enterrés. On n’aurait pas pu le dire mais on aurait pu le faire résonner… »
http://ti1ca.com/kk6rrasw-Monique-Pinthon-L-emergence-du-silence-dans-l-oeuvre-de-Marguerite-Duras.pdf.html

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Message par Eyquem Lun 31 Mar 2014 - 18:39

hello tous,

Dans "La voix au cinéma", Michel Chion écrit quelques pages sur ce qu'il appelle "le point de cri" - mais l'article, intéressant, retombe un peu vite dans une opposition cri de femme/cri d'homme pas forcément stimulante (le cri de femme, c'est le mystère de la jouissance féminine; le cri d'homme, au fond, c'est toujours une variation du cri de Tarzan).

Il cite Blow Out, des Hitchcock, le premier King Kong, The Shout de Skolimowski. Et aussi Duras:
Michel Chion a écrit:"Seule peut-être Marguerite Duras qui ne recule devant rien, a fait pousser à un homme un cri qui ne soit pas un cri de Tarzan, ni de bête ni de sorcier: le cri du Vice-consul dans India Song et Son nom de Venise."


Sans réfléchir davantage, j'aurais cité le cri de Pacino à la fin du Parrain III aussi. Les cris chez Kubrick: dans Full Metal Jacket ("Let me see your real war face!"), dans Shining (Shelley Winters dans la salle de bain), et 2001 (le cri sans cri de Bowman, au-delà de l'infini).

Et puis le cri de Barton Fink, quand il découvre le cadavre dans son lit, et qui n'est pas un cri de Tarzan comme dirait Chion. (Le cri, c'est un élément constitutif de la bande sonore des premiers Coen: j'ai dans l'oreille le souvenir assez précis des variations sur le cri dans Arizona Jr, Miller's crossing, Barton Fink.)

EDIT: je tombe sur ce montage, pas forcément pertinent parce qu'il mélange "crier" et "gueuler" - mais jusqu'à 3'30, on réentend les scènes auxquelles je pensais)



Et aussi Blue velvet, dont le sous-titre pourrait être: cris et chuchotements.
Eyquem
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Message par glj Lun 31 Mar 2014 - 21:33

Ouais eyquem, pratiquement tous les films de Lynch sont de cet acabit.

Pour le cri soviétique, il n'est guère plus present, je ne vois que godard...

glj
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Message par DB Mar 1 Avr 2014 - 11:19

C'est amusant, Eyquem j'ai plutôt pensé au cinéma de Lynch dans son intégralité.



Pas tant pour les cris qu'il contient (et dieu sait qu'il y en a) mais pour ceux (étouffés ou non) du spectateur. Le souvenir d'avoir voulu hurlé pendant toute la vision d'Eraserhead par exemple, vu très jeune pour ma part, je n'ai jamais autant eu envie de crier.

Ou si on a vu Twin Peaks :



le passage d'un cri de joie étouffée "laura" à un véritable cri d'effroi.

Le personnage joué par David Lynch dans la série, Gordon, crie pour se faire entendre (mais peut on considérer ce type de cri à part ? Le cri non-intentionnel de celui qui n'entend pas bien ?)



Le cri peut aussi celui de Sailor et Lula "Wild at heart" où l'on crie contre l'endoctrinement, pour se libérer, briser les chaines.



Mais pour moi le cinéma de Lynch ce sera surtout le cinéma du cri du spectateur, mon cri devant ses scènes cauchemardesques, le cri du réveil brutal et transpirant. Celui qui ne fait pas vraiment de bruit. Terrifiant.



On pourrait dire que le cinéma de Lynch c'est une variation autour du cri. Je ne me souviens pas assez bien d'Inland Empire.
DB
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