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Jules Dassin: du Rififi chez les Hommes, 1955

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Message par Invité Dim 8 Juil 2012 - 14:11

Jules Dassin n’est cité que rarement ici, pourtant c’est sûrement le cinéaste qui a réfléchi le plus à la représentation du peuple, de la mort et du capital au cinéma. Et Rififi est peut-être le seul film de mafia réussi en France.

Jules Dassin: du Rififi chez les Hommes, 1955 Durififichezleshommes011

Quelle est l’histoire du film ? Tony le Stéphanois est un truand usé, malade de tuberculose, mais pas rangé. Libéré de prison sur parole, il se remet à hanter Montmartre. Il retrouve sa bande et son ancienne maîtresse, Mado, devenue gestionnaire mélancolique de maison de passe, qui l’a peut-être donné, elle s’est mise avec Grutter, un proxénète et patron de boîte qui a des contacts avec la police. Tony rudoie Mado et rompt avec elle. Mado ne sait pas s’entourer, on sent que ni sa vie ni ses hommes ne lui conviennent. Grutter est encore pire que Tony, il exploite la toxicomanie de son fils pour l’employer comme homme de main (en exagérant la dureté du sevrage et en le récompensant par des fixes).

Tony vit apparemment dans la pauvreté, mais a encore un réseau important et de l’entregent. Désabusé et malade, il n’a plus envie d’être riche, mais s’ennuie. Sa bande c’est essentiellement son neveu Jo, ambitieux et actif, dont on sent qu’il est poussé dans le banditisme pour garder l’apparence d’une vie petite bourgeoise avec femme et enfant (il vit comme le jeune flic de the Naked City). Il y a aussi Mario, un truand italien, un peu fanfaron, fou mais généreux. On sent que c’est une bande au profil un peu marginal dans de milieu, des sortes de jansénistes du casse, trop violents et trop conscients de l’irrationalité de leur violence, trop mélancoliques, trop fragiles pour frayer aisément avec les autres (très belle première scène, la partie de carte entre Tony et les autre vieux caïds, sans visages, seulement les mains et les mots pour s'opposer).
Ils essayent d’impliquer Tony dans un nouveau coup : dérober des diamants qui sont en vitrine d’une diamantaire anglais de la place Vendôme. Tony refuse d’abord. Mais comme rendu amer et émondé par la violence dont il fait preuve vis-à-vis de Mado, il se ravise.
Il accepte le coup, mais qu’à la condition de dérober aussi le coffre du diamantaire, gardé par un système d’alarme très sophistiqué. Mario décide de faire appel au Milanais un spécialiste du forçage de coffre (joué par Jules Dassin lui-même), techniquement génial, mais au comportement ultra foireux (sexuellement perturbé, il se met en évidence avec les filles de Grutter, attirant dangereusement l’attention sur la bande). Avant de faire le coup, la bande créée une sorte de labo pour démonter techniquement le système d’alarme.
Le casse a lieu comme prévu, réussit. Tony est riche mais amer, car il n’a pas envie de l’argent, ses complices par contre saventà quoi l'employer.. Le groupe reste solidaire. Mais malgré tout quelque chose va complètement foirer….


-chez Dassin, il ya toujours un morceau de bravoure, mais à bon escient, une virtuosité sans gratuité. Dans the Naked City : la poursuite finale. Certains d’entre vous savent sans doute que la moitié de Rififi chez les Hommes (la scène du braquage) est pour ainsi dire un film muet, mais il ne fonctionne pas comme une réactualisation des codes des années 1930. Il parvient à renouveler le muet en l’adaptant à l’époque du tournage du film. Les scènes où la bande repère les lieux du braquage , en se faisant passer pour des clients, sont aussi muettes.
Cela évoque un peu « Cosmopolis », mais lucidement inversé : le rapport à l’argent est un rapport de commandement social qui n’implique pas le langage, seulement la forme du langage, ou une position de mimétisme par rapport le langage.
Le mot qui clôt la partie muette du film, c’est un « Merde...! », quand Tony doit partager le butin. Il ne sait pas quoi faire de l’argent, sait qu’ils ne pourront pas le garder et qu'il représente un danger.
Mais peut-être que ce retour du langage est plus profondément la conscience de l’inutilité de la richesse matérielle, ou de l’impossibilité de l’exploiter.
Ce thème revient :
- le repaire de la bande de Grutter (qui va recourir à tous les moyens pour récupérer le magot) est une riche villa de Saint Rémy le Chevreuse, inachevée et inachevable.

- -La phrase de la femme de Jo, après que Grutter ait kidnappé leur fils : «Je connais encore des gens qui étaient aussi pauvres que nous quand nous étions enfant, et qui le sont encore. Je ne te reproche rien, mais maintenant je sais que les durs ce sont eux et pas nous» .

- les gags de la scène de braquage, où l’appartement bourgeois qui se trouve au dessus du diamantaire, doit être saccagé pour percer le plafond et permettre le vol, mais de la manière la plus discrète possible: ce luxe n’existe que pour être neutralisé, mais, reste un environnement, comme une nature où l’on se perd, mais qui n’offre pas en contrepartie de familiarité pour l’homme.
Cela rappelle le Marx de l’époque « Misères de la Philosophie »: le capital est à la fois une production de l’homme, et un environnement que celui-ci n’arrive pas à investir : la richesse aliène l’utilité elle-même avant d’aliéner l’homme.
Et le suicide caché, l’idée que toute mort est un message, que Dassin filme souvent, est une manière de désaliéner l’utilité elle-même.
C’est un thème idéologique et moral, mais Dassin crée les situations où il s’incarne dans les sens, où la prudence ou la méfiance vis-à-vis de la richesse devient une sorte de pulsion

-la scène finale (une des plus belles scènes de voiture du cinéma) est l’inverse de Naked City.
Dans the Naked City, le cerveau d’un crime horrible, qui jusqu’ici parvenait à sa cacher dans le prolétariat new yorkais, démasqué, essaye d’échapper aux policiers à pied en courant à travers la foule du dimanche, qui marche le long d’un causeway aérien (une promenade sur une charpente métallique qui borde le métro aérien). Il y a un travelling avant hallucinant, où le peuple est montré comme un mur que ni le fuyard ni les policiers n’arrivent à trouer. Le truand est contraint à monter sur un pylône, tire à l’aveugle et se jette finalement du vide .

Dans Rififi, c’est une fuite en voiture, dans une ville déserte, et une mort retardée: l’enfant de Jo, le petit-neveu de Tony a été pris en otage à Saint Rémy les Chevreuses.
Tony parvient à la libérer seul (avec l’aide de Mado, qui le renseigne sur leur cachette) mais n’a pas averti son neveu. Au moment où Tony rentre sur Paris, il apprend Jo, démoralisé, va à Saint Rémy pour payer la rançon à Grutter. Il comprend qu’il ne survivra pas, d’autant qu’il a tué le fils de Grutter en libérant l’enfant. Tony confie l’enfant à une cafetière, et retourne à Saint Rémy pour tuer Grutter. Mortellement blessé, il parvient à récupérer l’enfant , et veut faire le geste de redonner en main propre à la veuve. Ils sont dans une Buick décapotable. L’enfant déguisé en cow boy, croit à un jeu et tire sur son oncle avec un pistolet en plastique. Tony, mourant, traverse toute la banlieue puis Paris et en louvoyant évite plusieurs accident. Il parvient à rejoindre la maison de Jo, mais meurt.
Paris qui jusqu’ici était filmé comme une ville déserte, juste peuplée de truand existentiels, et de prostituées flamboyantes (à l'exception des belles scènes où la bande repère la place Vendôme : « ça c’est le policier qui fait sa patrouille à 12 h et 22h, ça c’est la fleuriste du magasin d’à côté, les plus beaux roberts de Paris, aucun risque, si ce n’est qu’elle commence son travail tôt, il faudra terminer le coup avant »), ce qui donnait un charme irréel au film.

Mais quand Tony meurt, il y a pratiquement une scène de zombie : un plan très large le peuple se met à soudre de partout et à entourer la voiture où Tony reste mort. Des policiers enlèvent l’enfant, sa mère est filmée d’encore plus loin, à une fenêtre (en fait la scène est encore plus compliquée, il y a des très beaux inserts sur le balcon où se tient la mère, qui voit la scène de loin).
Le peuple n’est plus filmé comme une présence comme c’est encore dans « Naked City », mais comme une apparition : le sujet qui porte le deuil de la conscience morte de l’inutilité de la richesse. Peut-être que c’est la vérité irrépétable du post-modernisme que Dassin filmait déjà en 1955 (et un aperçu lucide sur la mort du Paris populaire ; dans ce film la banlieue est encore un lieu de rêverie petite-bourgeoise).

Le film n’en parle pas non plus directement, mais il évoque le France de l’Occupation, et peut-être de la guerre d’Algérie.
Mario vit en couple avec une prostituée, Ida, apparemment inconséquente et légère. Ils claquent l’argent du vol en sortie (Jacques Sternberg « iles penseurs ne manquent pas, les dépenseurs sont plus rares »)
Un soir, ils rentrent chez eux. Ils trouvent Grutter et son fils, qui torture de manière atroce Mario avec un couteau pour localiser Tony. Ida finit par craquer, et accepte de tendre un piège au téléphone en croyant sauver Mario. Mario n’accepte pas, il comprend qu’il est de toute manière foutu, que la violence de Grutter tient de la barbarie. Ida appelle Tony, mais brusquement, se rebelle et dit « ne vient pas Grutter est ici, il va te tuer ». Il est montré très rapidement qu’elle est aussi tuée. Mais son cadavre est le hors-champs de toutes les séquences suivantes. La scène est très rapide, il lui a fallu dix secondes pour choisir la dignité plutôt que héroïsme.

-Ensuite Mario et Ida sont enterrés. Un inspecteur coordonne le cortège funèbre. Un journaliste lui demande avec un sourire entendu pourquoi il participe à un enterrement auquel personne n’assistera.
Il répond: « comme d’habitude, il y aura un cortège avec d’immenses couronne et aucun noms, je suis là dans un rôle, juste pour montrer qu’on ne les oublie pas ». Le ton de l’inspecteur oscille entre mépris routinier et émotion. Tony et Jo assistent de loin à l’enterrement dans un taxi G7.
L’état ici à la fois reconnaît la mort de celui qui vit dans ses marges, l’inclut finalement dans la société au dernier moment, et d’autre part censure et contrôle la visibilité de la communauté qui déplore cette mort. L’état est représenté comme une frontière : entre la reconnaissance de la mort qu’il n’a pas ordonné et l’impossibilité d'accepter le deuil de cette mort de la part de la communauté qu’il affronte.


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Dernière édition par Tony le Mort le Lun 9 Juil 2012 - 12:32, édité 10 fois

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Message par Invité Dim 8 Juil 2012 - 18:18

'ai commencé les Forbans de la Nuit.
C'est très bon, acteur géniaux, un peu moins impressionnant au niveau de la mise en scène, car Londres est reconstitué en studio, alors que la force de Dassin c'est de faire exploser le studio pour rejoindre l'espace extérieur (apparemment il était déjà en exil et dû filmer directement à Londres).
Mais dans le cabaret "Silver Fox", il y a de superbe plans à 4 niveaux, à la Welles comme quand Gene Tierney parle au propriétaire à travers la vitre de son bureau, pour dire "j'attends" alors que lui attend aussi sa femme, pour la piéger.
Widmark y joue sans doute le personnage le plus glauque de toute l'histoire du cinéma.

Souvent la violence des films noirs des années 40-50 s'est aseptisées et banalisée avec le temps et est devenue un pur motif psychanalytique, mais pas chez Dassin.
Tony est effrayant dans "Rififi", en fait la seule raison du casse c'est de défier Grutter et déclencher l'enfer qui va l'écraser.

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Message par Invité Jeu 12 Juil 2012 - 16:39

Souvent dans le Film Noir, il y a une incarnation du mystère faustien du mal radical (chez Aldrich "En 4eme Vitesse", chez Welles,avec "the Stranger" ou "la Soif du Mal") ou du gouffre existentiel, du manque ou de la faille psychologique (chez Ray, chez Fuller) qui a l'avantage d’expliquer causalement l'enfer.

Mais chez Dassin, c'est différent, ce sont des gens ordinaires. Widmark dans "les Forbans" a en fait la psychologie du mec qui se laisserait tenter par la participation à un réseau de vente pyramidale d'encyclopédie (s'il est pauvre et veut appartenir à al classe moyenne), ou ferait du golf avec Madoff (s'il est déjà de la classe moyenne et veut devenir très riche) mais qui hurle contre sa femme quand il prend conscience que cela ne mène nulle part et qu'il s'aperçoit qu'elle n'ose pas avouer qu'elle le sait déjà. Il se retrouve dans un truc complètement mouisesque en voulant vendre à son tour tout seul ses propres encyclopédie (il ne voit pas la différence entre avoir le monopole des combats de catch à Londres et celui de la vente d’arbres magiques désodorisants à Hannut).
Dans "the Naked City" le toubib essaye juste de pimenter sa vie conjugale, le séducteur est un mythomane et se fourre lui-même sans s'en apercevoir clairement dans les pieds des policiers qui sont son seul public possible (mais le cerveau que tout le monde cherche est il est vrai plus mystérieux). Tony le Stéphanois a juste conscience d'être déjà mort à sa sortie de prison. "King of New York" de Ferrara est proche de Dassin, "Taxi Driver" plutôt de Ray.

En fait le cinéma américain choisit toujours entre deux alternatives que Lang montrait pareillement vraies: l'explication du mal par le recours au monstrueux et au spectacle psychologique, et l'analyse qui le perçoit comme un produit de la normalité sociale. Mankiewicz se tient exactement a mi-chemin entre les deux, essayant un compromis: chez lui il y a toujours un personnage qui s'en sort en faisant la médiation entre la dimension fantastique du mal et une perception réaliste des rouages sociaux (un personnage qui liquide aussi son inconscient par la même occasion).

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Message par Invité Sam 14 Juil 2012 - 11:55

J'ai mis une semaine à voir les quatre minutes du combat de catch (non en fait c'est justement pas du catch, mais de la lutte greco-romaine) dans "les Forbans de la Nuit" tellement la scène est éprouvante, et en même temps merveilleuse.



Il est vrai que Dassin a choisi un acteur bien extraordinaire:
http://en.wikipedia.org/wiki/Stanislaus_Zbyszko

Après cela le film se met à planer, Londres existe vraiment, la transition entre le studio et le monde réel tient dans un plan de voiture hallucinant: on descend dans le monde de l'Opéra de 4 sous par une caméra placée derrière le chauffeur d'une vieille décapotable, qui active un réseau informel de mandiants et vendeurs à la sauvette pour piéger Widmark. des plans quasi kiarostamiens dans une situation brechtienne.
Ce mouvement d'envol dans la ville, de sortie dehors pour échapper à la mort, on le retrouve dans tous les films de Dassin que j'ai vus jusqu'ici (Naked City, Night and the City, Rififi), au même moment, aux 2/3.


Dernière édition par Tony le Mort le Sam 14 Juil 2012 - 16:24, édité 2 fois

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Message par Invité Sam 14 Juil 2012 - 12:09


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