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Policier, adjectif (Porumboiu)

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Largo
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Message par Eyquem Mar 1 Juin 2010 - 22:24

Le film qui m'a plu ce mois-ci, c'est "Policier, adjectif", de Porumboiu.

C'est une leçon de choses et une leçon de mots.

Et comme c'est une leçon, ça se termine au tableau :

Policier, adjectif (Porumboiu) Politist-adjectiv-795179l-imagine

Policier, adjectif (Porumboiu) Politist_adjectiv_1240573198_2009

Le flic, en noir, explique à son chef que sa conscience le retient de coffrer un gamin qui a seulement fumé un joint (en Roumanie, c'est 8 ans).

Son chef, derrière le bureau, lui demande d'expliquer le mot "conscience".

Il envoie le collègue écrire le tout au tableau, puis il demande à sa secrétaire d'apporter un dictionnaire.

Et le flic doit lire à voix haute les définitions de "conscience", de "loi", de "policier", de "morale".

Tout ça, en un plan-séquence frontal de plusieurs minutes - seulement coupé par un insert sur la page du dico.

Je vous dis pas comment ça se finit.



En tout cas, le film est fort. Il dit quelque chose de la Roumanie, de la survivance du "régime policier" (le sens adjectival du titre) dans un pays qui se rêve maintenant en destination touristique des Européens - et qui, en attendant, attend, comme ce flic qui passe le plus clair de son temps dans la rue, appuyé contre un poteau électrique, à boire du thé framboise, devant la maison du suspect, sans qu'il se passe rien. Et qu'est-ce qu'il attend au juste ? La preuve qui lui permettra de ne pas coffrer un gamin fumeur de joints - mais peut-être aussi qu'il attend l'apparition de ce qui rendrait la loi légitime (car des lois, y en a des tas : lois morales, code pénal, lois écrites ou non écrites - et pas toutes conciliables).

C'est ça que le film interroge : le rapport de la loi au temps - un peu comme dans la parabole de Kafka sur ce campagnard qui attend toute sa vie devant la porte de la loi. (Faudrait creuser ça.)


Quelqu'un l'a vu ?
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Message par Largo Mer 2 Juin 2010 - 9:40

Ah, Eyquem, un film qui finit au tableau, ça ne pouvait que te plaire !
tongue

Oui, vu aussi, mais y'a plus d'un an... Et incroyable, c'est la première fois que je lis l'explication toute simple du titre
""régime policier" (le sens adjectival du titre)"
. Y'a des trucs comme ça, on passe à côté...

J'avais aussi trouvé la scène finale très forte. Elle est à mettre en rapport avec la dispute du couple sur je ne sais plus quelle règle de grammaire. Règle qui évolue manifestement plus vite que le code pénal. Ces deux scènes sont très drôles, ce sont vraiment elles qui portent le film et qui rendent les scènes interminables de planque supportables.

C'est vrai qu'on peut penser à Kafka. Très prosaïquement en sortant du film, je me suis dit la même chose qu'en refermant Le Château : j'ai pas passé un moment agréable, mais ça va me marquer.
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Message par Eyquem Mer 2 Juin 2010 - 10:40

'llo Largo,
Et incroyable, c'est la première fois que je lis l'explication toute simple du titre
Il faut dire que pendant un an, le film a circulé sous le titre énigmatique de "Police, adjectif", ce qui ne voulait rien dire, puisque "police" n'est pas un adjectif.

Le titre original, c'est bien "Politist, adjectiv" et pas "Politia". Et en roumain, "politist" a les deux mêmes sens qu'en français : comme nom, il désigne l'agent de police ; comme adjectif, il qualifie le régime autoritaire qui s'appuie sur la police.


j'ai pas passé un moment agréable, mais ça va me marquer.
Lol. Selon l'expression consacrée, c'est "un travail du temps et de la durée". Pour un film policier, ça manque de flingues ; faut juste s'armer de patience, et on est récompensé.
Les scènes de filature sont longues, mais ça laisse le temps de réfléchir aux scènes ultra-bavardes où les personnages dissertent sur les réformes de l'orthographe de l'Académie roumaine, sur les métaphores d'une chanson de variété, ou sur la loi non-écrite qui veut qu'un type nul au foot sera nul au tennis-foot.

Mais c'est aussi ce que j'ai aimé dans ce film : c'est un film obstiné, il en démord pas. Et c'est cet entêtement qui finit par donner une vraie ampleur à sa situation de départ, qui était pourtant tout ce qu'il y a de localisé et délimité, rien qu'une banale affaire courante dans un commissariat roumain.
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Message par Largo Mer 2 Juin 2010 - 11:36

Merci pour les précisions concernant les aléas de la traduction. Ca convient très bien au film, du reste !

Tout à fait d'accord, c'est un film qui part de petites choses, des trucs qu'on pourrait prendre pour du chipotage si on y prêtait pas vraiment attention, au final c'est un grand film sur le (mauvais) esprit des lois, toutes les lois.

Les films roumains sont assez réputés pour leur éprouvante lenteur qui donne chaque fois à sentir l'inertie d'un pays, obsolescence d'une mécanique carrément rouillée (Lazarescu, Quatre Mois...). Celui-ci met admirablement en évidence, ce que veut dire participer à une administration sclérosée, la nature foncièrement laborieuse et parasite du petit fonctionnaire.

Tu as raison aussi de pointer la nature anti-spectaculaire d'un tel film "policier". Si on pense à ce qui se fait outre-atlantique, qu'on compare les deux "régimes de représentation", on pourrait presque se demander si le mur de Berlin est vraiment tombé...
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Message par Eyquem Mer 2 Juin 2010 - 11:58

...la nature foncièrement laborieuse et parasite du petit fonctionnaire...
Je serai plus nuancé, vu que le flic poursuit son enquête dans le but même de la saborder ; il suit le gamin non pour le coincer mais pour recueillir les preuves que c'est un simple fumeur, et pas un fournisseur. Il croit faire ce que sa conscience lui dicte tout en respectant les injonctions de ses chefs (en quoi il s'illusionne, comme on le voit à la fin).


Les films roumains sont assez réputés pour leur éprouvante lenteur qui donne chaque fois à sentir l'inertie d'un pays, obsolescence d'une mécanique carrément rouillée (Lazarescu, Quatre Mois...)
Oui, mais la lenteur au cinéma, ça n'a rien de spécifiquement roumain. Et elle ne produit pas les mêmes effets : j'ai détesté "4 mois..." alors que "La mort de monsieur Lazarescu", c'est un chef d'oeuvre, à mon humble avis.
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Message par Largo Mer 2 Juin 2010 - 12:10

On voit bien qu'un rouage d'une mécanique ne peut pas à la fois tourner dans le sens de la machine et espérer la subvertir, ou la freiner de n'importe quelle manière.

oui, mais la lenteur au cinéma, ça n'a rien de spécifiquement roumain. Et elle ne produit pas les mêmes effets

Of course. Cela étant, mes humbles avis divergent. Wink
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Message par William Overdrive Mer 2 Juin 2010 - 14:45

Largo a écrit:Et incroyable, c'est la première fois que je lis l'explication toute simple du titre
""régime policier" (le sens adjectival du titre)"
. Y'a des trucs comme ça, on passe à côté...

En effet, j'étais complètement passé à côté aussi. Bien vu Eyquem ! Ceci dit il ne faudrait pas évacuer pour autant l'autre explication encore plus simple car dite dans le film : "un film policier".

Quand le commandant force Cristi à lire la définition de "policier", il lit d'abord le substantif, l'idée du chef étant à ce moment-là de démontrer à Criti que l'idée que celui-ci se fait de son métier est fausse. Puis Cristi lit la partie "adjectif", et notamment l'exemple "roman, film policier". La définition, de mémoire, donne en gros : "dont l'histoire met en scène un crime mystérieux qui est résolu grâce aux efforts et à la perspicacité d'un policier". Quelque chose dans ce genre. En tout cas, une définition qui ne correspond pas du tout à Policier, Adjectif, où le mystère de l'origine de la drogue, dont par ailleurs on se fout un peu, n'est pas résolu, en dépit des efforts et de la perspicacité d'un policier.

Ce qui m'intéresse là-dedans, c'est que le dictionnaire (via le commandant, mais les mots sont ceux du dictionnaire au bout du compte) ne cogne pas seulement sur Cristi mais sur tout le film, qui serait alors un "mauvais film policier", qui n'aurait pas compris son rôle, si on peut dire, en tant que film policier, bref, tout ce que le commandant reproche à Cristi.

Superbe film en tout cas. Et je n'ai pas du tout trouvé "insupportables", ni même ennuyeuses, les scènes de filature qui semblent en avoir crispé plus d'un.

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Message par Borges Mer 2 Juin 2010 - 15:26

ça donne envie de voir...
après le godard, un autre film-titre;
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Message par Eyquem Mer 2 Juin 2010 - 18:36

Salut William,
William Overdrive a écrit:Quand le commandant force Cristi à lire la définition de "policier", il lit d'abord le substantif, l'idée du chef étant à ce moment-là de démontrer à Criti que l'idée que celui-ci se fait de son métier est fausse. Puis Cristi lit la partie "adjectif", et notamment l'exemple "roman, film policier". La définition, de mémoire, donne en gros : "dont l'histoire met en scène un crime mystérieux qui est résolu grâce aux efforts et à la perspicacité d'un policier". Quelque chose dans ce genre. En tout cas, une définition qui ne correspond pas du tout à Policier, Adjectif, où le mystère de l'origine de la drogue, dont par ailleurs on se fout un peu, n'est pas résolu, en dépit des efforts et de la perspicacité d'un policier.

Ce qui m'intéresse là-dedans, c'est que le dictionnaire (via le commandant, mais les mots sont ceux du dictionnaire au bout du compte) ne cogne pas seulement sur Cristi mais sur tout le film, qui serait alors un "mauvais film policier", qui n'aurait pas compris son rôle, si on peut dire, en tant que film policier, bref, tout ce que le commandant reproche à Cristi.

Superbe film en tout cas. Et je n'ai pas du tout trouvé "insupportables", ni même ennuyeuses, les scènes de filature qui semblent en avoir crispé plus d'un.
Oui, effectivement : film policier, tout simplement. Dans l'entretien que Porumboiu a donné au Monde, on devine que son désir était vraiment de faire un film policier, avec enquête et tout.
Pouvez-vous décrire plus précisément ce travail ?

A l'origine, il y avait deux idées, liées à des événements réels. Le premier était un fait divers, l'histoire de deux frères dont l'un trahissait l'autre et le dénonçait à la police pour usage de drogue. Le second est lié au travail d'un ami inspecteur de police, et qui s'est trouvé confronté à un moment de sa carrière à un cas de conscience similaire à celui qu'éprouve le personnage du film.

A partir de là, le scénario a beaucoup évolué. Le premier ressemblait à un polar classique ; le deuxième était plus bressonien et axé sur la seule filature ; le troisième a introduit l'idée du débat moral entre le policier et son supérieur hiérarchique, centré sur la définition et la discussion de certains mots-clés, comme celui de "conscience", dans le dictionnaire. Ces trois aspects se retrouvent dans le film.


http://www.lemonde.fr/cinema/article/2010/05/18/corneliu-porumboiu-en-roumanie-les-gens-ont-perdu-l-habitude-d-aller-au-cinema_1353102_3476.html
Je ne me souviens pas de la définition que tu cites. J'en suis resté à celle de "régime policier", parce qu'à ce moment-là, le chef coupe la lecture et dit : "Conneries tout ça ! Tout régime s'appuie sur sa police" - il m'a semblé que le clin d'oeil était suffisamment appuyé.


Je suis d'accord qu'on se fiche de savoir d'où vient précisément la drogue. Mais ça me paraît très important que le personnage attende une réponse, et que son attente soit déçue. Cette attente a un fond religieux : c'est vraiment l'attente d'une apparition, d'un signe, qui ferait éclater la vérité, qui réconcilierait la conscience et la loi et mettrait un terme au dilemme du flic, à son cas de conscience. Mais ces plans restent vides : rien n'apparaît jamais, ou bien ce qu'on voit n'est pas bien clair, ne fait pas sens, et se laisse seulement déchiffrer sous la forme de rapports de police circonstanciés, purement factuels, comptant les entrées et les sorties, notant les heures - le sens véritable se dérobant toujours.
(j'ai adoré ça, d'ailleurs, l'enchaînement des plans de filature puis des inserts sur les rapports, qui en permettent la lecture in extenso)
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Message par Van Stratten Dim 5 Sep 2010 - 21:04

Les interprétations et analyses d'Eyquem ci-dessus m'intéressent vivement (comme souvent). Je m'y joins et ajoute ce qui suit, rédigé avant et durant l'été. Pour prolonger la discussion.

17 06 2010

Politist, Adjectiv

C’est un film de Corneliu Porumboiu. Et dire que j’aurais failli ne pas y aller !
J’en ai voulu tout au long à la projectionniste qui a choisi la mauvaise fenêtre : du coup je me demande bien quel peut être le cadre du film : 1,37 sans doute, mais peut-être 1,66… je doute. Cette question du « format » (quel mot !), qui a désormais supplanté toute question réelle de cadre et même de cadrage, cette question du « format » est devenue très inquiétante. À la télévision c’est la plaie : cet affreux « 16/9 » est omniprésent, et crée l’effet inverse de celui qu’était censé permettre le cinémascope : au lieu d’élargir l’horizon, le « 16/9 » nous étouffe, étouffe le champ, ou ce qu’il en reste, étouffe personnages, humains, spectateurs. L’image est comme rabotée, en haut particulièrement, elle est comme « bas de plafond », au point qu’on ressent le besoin de baisser la tête, de regarder l’écran de biais.
C’est que le « 16/9 », dans son exploitation, a connu la destinée inverse de tous les développements techniques qui ont précédé en matière d’image (et sans doute dans de nombreux domaines qui n’ont rien à voir) : les marchands se sont mis à proposer des écrans 16/9 il y a plus de dix ans, alors qu’aucune image de télévision n’était produite dans ce « format ». Et cela ne fait que quelques mois que la plupart des productions télé sont maintenant en 16/9. En d’autres termes, et pour adopter un lexique d’économiste en herbe : l’« arrosage » a précédé le besoin, sans qu’il n’y ait jamais eu de demande de la part du consommateur. On a créé le besoin d’images, bien avant d’être capable de produire ces images. Pourquoi ? Cela, un enfant de trois ans le sait : pour faire acheter des écrans. Et le consommateur a suivi. Pourquoi a-t-il suivi ? Alors, là, franchement, on peut se le demander longtemps. Moi je n’ai même pas un embryon de réponse, mais je suis tout de même très tenté d’aller jusqu’aux noms d’oiseau pour évoquer ce crétin de téléspectateur (vous, moi, eux…) qui est prêt à avaler n’importe quelle couleuvre, pourvu que ça ronronne et que ça le berce. Beckett était un visionnaire, mais il n’avait pas imaginé un truc aussi pervers que la télévision. Machine à con. Machine à fabriquer les cons.
La « critique du spectateur » était une des dernières tentations de Daney. Il n’a pas eu le temps de se lancer. Ou peut-être n’a-t-il pas voulu. La critique du spectateur c’est très dur. Mais c’est désormais nécessaire. J’y reviendrai, forcément.

Le film de Corneliu Porumboiu est génial. J’en ai eu presque l’intuition durant les quatre premiers plans, puis j’ai été incertain pendant un bon moment, doutant du regard, nouveau, insaisissable : dubitatif devant cette mise en scène dont je me demandais si elle était posée ou incertaine, méticuleuse ou tatillonne. J’ai presque honte d’écrire cela maintenant, tant la dernière demi-heure du film m’a apporté le sentiment plein et si rare de rencontrer un nouveau cinéaste. Un nouveau cinéaste : quelqu’un qui ne fait rien comme les autres. Un nouveau cinéaste, c’est celui qui accepte de ne rien savoir et de se lancer à l’aveugle, mais qui en même temps invente avec une espèce d’évidence, comme le funambule suivant son fil, invente sa propre morale. Et de morale il est question ici. Et comment ! D’ailleurs il n’est question que de ça, non ? Morale de l’amitié, morale de la vie de couple, morale du métier, morale de l’histoire, enfin morale du cinéma. Ça commence par une filature : on le comprend dès le premier plan, et en même temps on n’y prête pas attention. Ce n’est pas Mizoguchi, et pourtant il y là quelque chose de Mizo. Comme si la dramaturgie était à la fois d’une clarté implacable, et en même temps secondaire par rapport à ce qui arrive dans le plan. Evidemment, ceux qui n’aiment pas le cinéma diront que la dramaturgie et « ce qui arrive », c’est la même chose, que le drame c’est précisément ce qui arrive. Mais ceux-là n’aiment pas le cinéma. Au cinéma ce qui arrive n’appartient qu’au plan, à cette durée, et à un certain espace, mais surtout à la continuité, ou non, d’un mouvement dans ou par le cadre, et à sa durée. Exit la dramaturgie. Et même au-delà du premier plan : le raccord qui permet au second plan de rattraper le premier personnage (celui qui est suivi dans cette « filature ») alors qu’il vient de disparaître derrière un pignon, ce raccord n’arrive pas en fonction d’une dramaturgie, mais d’un mouvement. D’ailleurs dans ces premiers plans du film il n’arrive rien au point de vue dramaturgique, et dans tout le film « il n’arrive » pas grand-chose non plus, mais au point de vue du cinéma, il arrive bien suffisamment. Au cours du deuxième plan un panoramique suit le deuxième personnage, le suiveur est donc suivi par la caméra, elle-même suivie par un spectateur attentif, et qui n’en rate pas une miette (inutile de préciser que ce film n’a rien à faire sur un écran de télévision).

Corneliu Porumboiu a une façon admirable, vraiment bête, de coller à son personnage sans jamais rien lui demander. On l’accompagne au long de trois journées de travail, reconstituant progressivement le puzzle de son « affaire » ou celui de sa vie personnelle, mais comprenant dans le même temps que là n’est pas l’essentiel, et nous désintéressant de l’intrigue au fur et à mesure que nous la comprenons (personnellement d’ailleurs je m’en suis désintéressé dès le premier plan, et j’y vois la preuve de la limpidité de la mise en scène, mais j’y reviendrai). Or jamais le cinéaste ne joue avec nous, ou avec notre intellect, jamais il ne semble faire autre chose que suivre son personnage, l’accompagner, le devancer parfois très légèrement, mais alors qu’il paraît déjà au fond du champ. Donc voilà un cinéaste qui ne demande rien à son personnage, qui ne lui demande pas de comptes, qui ne lui demande pas de porter quoique ce soit, qui ne lui demande même pas de faire son boulot de personnage, ou de débiter des dialogues s’il n’a rien à dire.

Un seule scène me semble un clin d’œil à l’intelligence, ou tout au moins à la mémoire du spectateur, c’est l’avant dernier plan du film, dans lequel l’on assiste à deux « balles » échangées entre quatre personnages, qui se livrent à un jeu fascinant : le foot-tennis, qu’on a entendu évoquer dans la toute première ligne de dialogue du film.

Nous regardons ainsi le personnage, au long de ses journées, mener son petit travail de policier, qui s’occupe d’une petite affaire, dans un environnement ni hostile, ni amical. Rien n’est vraiment signifiant, mais ça ne semble pas fait exprès non plus. Nous le regardons, ce personnage, et nous nous demandons de plus en plus : mais d’où est-ce que je le regarde ? Qu’est-ce qui fait sens là-dedans ? Et petit à petit s’impose une mise en scène d’autant plus singulière qu’elle semblait parfaitement absente. D’autant plus visible qu’elle semblait effacée. Cela commence (a commencé pour moi) dans ce plan du repas, lorsque le premier soir notre personnage dîne tout seul dans la cuisine tandis que sa copine ─ enfin sa femme, mais j’ai envie de dire copine ─ écoute une chanson de variété roumaine de façon tonitruante (au point qu’elle ne l’entend pas lui demander de baisser le volume). Il mange. Il a fin. Il dit que c’est très bon. On ne sait pas si sa copine a entendu le compliment. On sait qu’elle se tient dans la pièce contiguë, on l’a aperçue de dos, enfin de trois quarts dos, subrepticement. Elle semble jolie. Mais on ne sait pas si elle l’a entendu. À part ça il ne dit rien. Il mange. Il boit à la bouteille. De temps en temps il se retourne vers le frigo, pour attraper une bière ou des feuilles de vigne farcies ─ du moins m’a-t-il semblé. On croit que c’est vers elle qu’il se tourne. Mais non. C’était bien plus « bête ». Quand le repas est terminé, la chanson repasse pour la troisième fois. Nous ne l’aurons entendue qu’une seule fois en intégralité, ou presque (car le son est chuinté au début de la chanson).
Plan génial, et magnifique. Plan qui vaut bien l’ouverture du Mépris. Largement. Oserai-je le dire ? Je le préfère à tout le film de Godard.

Dans ce plan j’ai compris qu’il y avait une mise en scène. Et quelle !

C’est par la vie de couple que se signale d’abord la mise en scène. C’est parce que ces « scènes de la vie conjugale » sont parmi les plus intelligentes jamais filmées que l’on comprend soudain que tout le film répond à cette même intelligence. Bon sang mais c’est bien sûr ! Ce personnage, jusqu’où peut-il faire son boulot ? Jusqu’où le geste garde-t-il sa morale ? Il y a comme une corde qui arrime le personnage au monde qui l’entoure. Et c’est tangible, mais en même temps incertain. Rien ne peut flancher, mais justement : qu’est-ce qui est possible ? Obtenir une information primordiale pour l’enquête avant qu’il ne soit trop tard, c’est possible ? Demander huit jours d’enquête supplémentaire avant interpellation, c’est possible ? Avoir sa propre « conscience morale », c’est possible ? Mais est-ce que c’est seulement légitime ?


29/06/2010

Politist, Adjectiv ─ addendum

Hormis les scènes de couple (auxquelles il faudra forcément revenir, tant elles sont formidables), c’est bien avant la scène finale, au pied du bureau du « chef », que l’on est frappé par la mise en scène du film : lorsque pour la deux ou troisième fois l’on observe le personnage arpenter les couloirs de son administration, on comprend soudain l’espèce d’absurde diffus de quoi procède le travail administratif ici, et le travail de ses collègues : c’est avec une indifférence laborieuse, étonnamment privée de tout jugement personnel, que les différents collègues à qui il demande de lui rendre service lui répondent. Indifférence laborieuse de tous, sauf un, celui qui s’occupe des papiers d’identité. Celui-là est plus inquiétant, et ne manque pas de faire valoir, non pas un jugement personnel (c’est celui qui en exprimerait plutôt le moins) mais son « pré carré », son petit pouvoir : chefaillon hérité d’une période totalitaire ? Vestige du comportement servile du petit chef stalinien ?
Ce qui relie tous ces personnages, ce qui pèse sur eux sans qu’ils semblent jamais le subir, c’est ce à quoi se confronte une dernière fois le personnage du film, avant une fois pour toutes de l’accepter lui aussi, et de retourner jouer au « foot-tennis » : c’est la force du renoncement, une espèce de résignation inconsciente, ou refoulée, qui laisse à chacun son entière liberté, de mouvement comme de pensée, mais prive en même temps de tout véritable libre-arbitre. Un totalitarisme d’un nouveau genre, bien plus pernicieux : celui de la « démocratie passive », dans laquelle la « conscience morale » n’est nullement interdite, mais simplement inutile.

05 07 2010

Politist, Adjectiv est un film qui ne lâche rien. On pourrait dire que la mise en scène est « simple », ou « minimaliste » (peu de décors – et comme l’on dit « décors naturels » ─ que traverse régulièrement le personnage, peu de mouvement différents ─ on suit toujours le même personnage, qui accomplit toujours les mêmes actions, filature, quêtes administratives, repas en solitaire ou à deux ─, dialogues informatifs élémentaires ─ sauf lors d’une scène entre les deux jeunes époux ─, pas de musique) mais ce serait pour mieux passer à côté. La mise en scène de Policier, Adjectiv est aussi singulière que géniale, aussi excitante qu’intelligente. La mise en scène n’est pas simplement modeste : elle est obstinée. Evidemment d’une obstination comparable à celle du personnage, qui se refuse à admettre de faire juger un jeune homme pour un délit dont il juge lui-même qu’il sera bientôt obsolète, mais que la loi de son pays continue pour l’instant à punir. Le génie de la mise en scène est alors d’être tout aussi obstinée que le personnage, en tout cas pas davantage, peut-être un tout petit peu moins, car mêlée de patience ─ mais de patience, le personnage doit en faire preuve aussi. Le génie de la mise en scène est donc de coller à toutes les actions du personnage, en l’accompagnant à chaque pas, mais autant que je sache sans « travelling », avec une fixité opiniâtre, et concédant seulement quelques panoramiques indispensables à la durée du plan, comme pour éviter une opération inutile de montage, qui serait peut-être aussi malvenue, car elle laisserait le personnage sortir de lui-même du champ, échappant à notre propre « surveillance ».
« Surveillance » : le mot est lâché, un peu trop tôt peut-être. Il faut d’abord dire en quoi la fixité de la caméra, ajoutée à l’obstination de la mise en scène, sont géniales ici. C’est tout simple : c’est une pure question de « mise en scène ». Alors que tout au long du film, le personnage nous prend légèrement de vitesse, puisqu’il en sait toujours plus que nous (sur ses intentions, sur « l’affaire », sur sa propre vie, éléments que nous découvrons très progressivement et avec un plaisir propre au cinéma ─ qui a trait sinon au mystère ici, en tout cas à une détermination progressive) c’est soudain, dans les trois dernières séquences, la mise en scène qui reprend l’avantage, prenant elle-même le personnage de vitesse, mais, et c’est là son génie, sans s’en glorifier, sans le déplorer non plus ─ ni dénoncer une trop évidente rigidité de l’Etat roumain ─ et tout à la fois, sans s’en tenir au simple constat, ou à une neutralité naturaliste de bon aloi.
Génie de la mise en scène, qui sait à la fois suivre le personnage et l’observer de loin, l’attendre et le précéder, sans que jamais le geste ne semble illégitime (immoral), parce que toujours guidé par une quête de vérité, obstinée et presque bête. « Presque bête » car au final d’une rare intelligence : ainsi le pur retournement de situation du dernier plan, au lieu d’avoir été préparé tout au long du film par une dramaturgie de type policier, par un suspense (hitchcockien, hugolien, balzacien ou autre), ou par un dilemme pour le personnage (qu’on ne voit jamais hésiter) ─ Corneliu ne doit rien à Corneille, ce qui posera désormais un problème quant à l’emploi de l’adjectif ─, donc loin de préparer le retournement de situation final, la mise en scène ignore tout de l’issue du drame. Car la quête du film ─ du personnage comme de la mise en scène ─ n’est pas tant une quête dramatique, qu’une quête de vérité. D’où l’obstination de la mise en scène à connaître cette vérité, donc (puisque nous sommes au cinéma) à la révéler.
Y aura-t-il révélation ? Non, il y aura bien mieux : il y aura une leçon de mise en scène. Lors du dernier plan, le personnage trace sur un « tableau noir » un plan topographique sommaire, mais très clair, et qui fait précisément référence à l’un des lieux traversés, et « occupés » clandestinement par le personnage durant le film, avec les situations respectives des différents protagonistes (jeunes suspects à arrêter, et policiers sur le qui-vive). Ce qu’il y a de génial, c’est que l’évocation de ce tout dernier plan, qui résout le drame, et en dévoile la conclusion, l’évocation de ce plan ne dit rien de cette résolution : je ne déflore rien au lecteur en évoquant cette fin.
Comment se conclut le film ? Si c’était nécessaire, je l’écrirais, mais ça n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est moins la conclusion, moins la fin, que le parcours (la « quête », ou l’« enquête ») ─ tiens, tiens…comme dans un film policier ─ à l’image de cette recherche dans le dictionnaire qu’effectue le personnage à la demande de son « patron ». Que prouvera cette recherche ? À quelle vérité aboutira-t-elle ? Aucune. À aucune vérité tangible ─ instant comique aussi furtif qu’indubitable (Policier, adjectif, c’est le titre du film), à la fin de la scène dans le bureau du « patron », lorsqu’à la lettre « p » comme policier, le personnage lit le développement du sens connotatif de l’adjectif, à l’opposé du sens strict, dénotatif, d’application de la loi, que réclamait le commissaire, qui adopte aussitôt une attitude de parfaite dénégation, récriminant contre le dictionnaire. Le film est un constat d’échec assumé par le protagoniste pour tout un pays, pour tout un peuple, livré à une démocratie passive, où l’on n’a plus le choix qu’entre la passivité, et la nostalgie de la bureaucratie, totalitaire certes, mais « huilée » (bien sûr, les deux reviennent au même), où la surveillance, idée maîtresse de la mise en scène du film, l’idée de voir l’autre sans être vu, de suivre, mais caché, situation qui renvoie directement à la position de spectateur, cette surveillance de tous par tous héritée de la « police communiste », est restée un code social, mais qui semble soudain privé de fondement, à la fois inutile et sans véritable incidence morale. Tout geste devient inutile, machinal, plus « passif » que véritablement actif, et c’est pourquoi l’action à laquelle préfèrent se livrer in fine les personnage, est un « sport » (ici le « foot-tennis ») : inutile certes, mais qui occupe, et prévient peut-être de la folie. Du loisir comme mode de survie. Absurde, encore, mais en partie seulement.
Le personnage, et le peuple (ou devrais-je dire la masse, ou encore « l’ensemble des individus ») avec lui, est pris entre deux feux : entre le sens de l’adjectif « policier », connotatif, donc purement culturel (il vient d’ailleurs du roman et du cinéma), et le sens du nom, strictement dénotatif, donc purement fonctionnel (le policier, c’est celui qui veille à l’application de la loi). Entre l’absurdité du loisir (des signes sans fonction), et l’absurdité du travail (une fonction privée de sens). Mais entre les deux : un gouffre.
Les joueurs de foot-tennis ont mêlé les gestes du football aux règles du tennis, un peu comme l’administration roumaine mêle ses vieilles habitudes totalitaires aux nouvelles lois démocratiques. Leçon de mise en scène donc. Imparable.


Dernière édition par Van Stratten le Mar 7 Sep 2010 - 10:28, édité 1 fois

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Message par wootsuibrick Lun 6 Sep 2010 - 9:27

C’est que le « 16/9 », dans son exploitation, a connu la destinée inverse de tous les développements techniques qui ont précédé en matière d’image (et sans doute dans de nombreux domaines qui n’ont rien à voir) : les marchands se sont mis à proposer des écrans 16/9 il y a plus de dix ans, alors qu’aucune image de télévision n’était produite dans ce « format ». Et cela ne fait que quelques mois que la plupart des productions télé sont maintenant en 16/9. En d’autres termes, et pour adopter un lexique d’économiste en herbe : l’« arrosage » a précédé le besoin, sans qu’il n’y ait jamais eu de demande de la part du consommateur.

Faut pas abuser, les écrans 16/9 c'était aussi et surtout pour ceux qui regardent des films en dvd chez eux (ou même les films qui passent à la tv)...


et qui n’en rate pas une miette (inutile de préciser que ce film n’a rien à faire sur un écran de télévision).

Donc je ne le verrai jamais, à moins de posséder un festival de cinéma, ou de m'acheter un projecteur 35, et de faire venir la bande à mes frais jusqu'à la Réunion.
Le home cinéma c'est pas bon non plus, pour voir ça?
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