Cloverfield, André Bazin et bébé antoine
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Cloverfield, André Bazin et bébé antoine
La force de Cloverfield, c'était l'engendrement réciproque de deux choses, de deux monstres : une grosse créature détruisant New York, une petite caméra décrivant cette destruction. Un documentaire parfait bien que faux : celui qui lutte contre une chose qui l'excède et oppose une résistance tenace ("I'm documenting, I'm documenting") à ce qui le menace, et le monde avec lui, de disparition. Cloverfield transportait dans le cinéma hollywoodien le vieux rêve d'André Bazin du film impossible : celui d'un cinéma qui n'atteint la perfection qu'en s'identifiant totalement avec l'aventure de son tournage. D'un cinéma qui ne serait qu'un outil parmi d'autres dans une histoire plus vaste et plus importante. Une certaine libération figurative (les monstres, New York en état de guerre, etc.) s'accompagnait d'une émancipation de l'outil : une caméra a rarement été aussi capitale dans le projet qu'elle sert, que souple dans l'usage qui en est fait : simple oeil, outil (torche, vision nocturne), instrument de drague, objet encombrant, kit de survie, testament.
Ici aussi la caméra est un outil. Il permet surtout au couple d'enregistrer, pendant leur sommeil, d'hypothétiques choses étranges, et à en donner la preuve irréfutable au petit déjeuner. La caméra filme toute la nuit sur disque dur et les séquences sont accélérées pour identifier l'élément effrayant d'une nuit : le somnambulisme de Katie par exemple, plantée debout pendant deux heures devant le lit où dort Micah. Cet état de veille n'est pas nouveau. Cloverfield, [Rec], etc, remettaient les pendules de Bazin au 11 septembre, à une heure où il apparaît que les images ne sont plus menacées de disparition, au contraire.
Antoine Thirion
7 décembre 2009
http://www.independencia.fr/indp/5.3_PARANORMALACTIVITY_PELI.html
Borges- Messages : 6044
Re: Cloverfield, André Bazin et bébé antoine
C'est marrant parce que je lisais ça aussi hier soir et je me disais qu'il fallait que je retourne lire un peu ce que Bazin racontait à propos de tout ça. Si tu as des sources précises Borges, honte à moi, je ne connais pas mon Bazin par coeur !
Invité- Invité
Re: Cloverfield, André Bazin et bébé antoine
C'est vrai : l'aventure des acteurs courant devant des fonds verts, en suivant les pointillés au sol, on n'y pense pas assez. Proprement une aventure, et de tournage en plus, que la caméra documente. Vertige. Pialat ne faisait pas autre chose.l'aventure de son tournage...
Eyquem- Messages : 3126
Re: Cloverfield, André Bazin et bébé antoine
Cloverfield transportait dans le cinéma hollywoodien le vieux rêve d'André Bazin du film impossible : celui d'un cinéma qui n'atteint la perfection qu'en s'identifiant totalement avec l'aventure de son tournage. D'un cinéma qui ne serait qu'un outil parmi d'autres dans une histoire plus vaste et plus importante.
Lisant régulièrement Bazin, j'avais déjà été étonné par la manière dont, à l'époque, les cahiers avaient repris l'idée d'impureté pour qualifier les Cloverfield et autres. Je n'ai absolument pas compris leur histoire (mais, comme eux, je reste convaincu qu'il y a quelque chose à tirer de ce rapprochement, à condition de reprendre autrement Bazin, etc.), surtout si on reprend le texte en question "pour un cinéma impur". Mais bon, pour cela, il faudrait revenir aux influences de Bazin, Sartre je crois et la phénoménologie, etc.
Voici mon idée sur la question : Bazin ne proposait pas une ontologie, mais une hylèontologie, une ontologie de la matière (je n'ai pas trouvé d'autres concepts, celui-là n'est pas sans posé question dans sa terminologie bien entendu). Par là, j'entends que ce qui importait à Bazin, ce n'était pas le "réalisme esthétique", mais l'intégrité de la réalité, sa dignité. Le montage interdit, dans cette optique, ne vise qu'à "respecter" la réalité non pas "formellement", mais moralement. Bazin, son ontologie, c'est avant tout une question de responsabilité.
On pourrait même parler de paradigme montage interdit. Dès lors, selon cette idée générale (et brièvement évoquée), la question du DV devient une fausse question. Bazin voulait respecter l'intégrité du réel, rendre quelque chose à l'altérité. Que fait ce DV Numérique soi-disant "réaliste" ? Rien, puisqu'il réactive toutes les impostures idéologiques (vous l'avez, vous les spectres, mieux souligné que moi). Ainsi, le DV n'est pas bazinnien, je crois que ça n'a rien à voir, car la forme, chez Bazin, est avant tout à lié à l'éthique du contenu.
Être réaliste, c'est produire une image la plus intègre possible de la réalité. Et non pas la filmer en style "réaliste", "direct", etc. Bazin et le numérique est une question qui n'a pas encore été correctement étudiée. L'image et le numérique aussi. (je crois en quelque chose de cet ordre, mais c'est encore trop vague lol)
Le_comte- Messages : 336
Re: Cloverfield, André Bazin et bébé antoine
Endless snuff
Le film n'avance pas d'un pouce par rapport à Blair Witch project (1999), c'est exactement la même histoire. C'est dire si le 11 septembre n'a rigoureusement rien à y voir. Pourquoi aller chercher Bazin pour parler de ce film anodin ? Je suppose que c'est à cause d'un contresens complet sur le "montage interdit". Les mecs comme Thirion, cette école des survivants des cahiers burdeau, pensent que ce que voulait dire Bazin c'est "snuff interdit". Mais c'est exactement le contraire que dit Bazin ; sinon il aurait écrit : "montage obligatoire". Bon, ils se souviennent vaguement, Bazin parle de lions, de crocodiles et de chasseurs, et ils pensent que Bazin dit seulement qu'il ne faut pas montrer le chasseur mangé par le lion, parce que ce serait un crime ontologique. Ce qui est débile ; si Bazin n'avait dit que ça personne ne se souviendrait de lui.
Dans la théorie du cinéma de ces mecs - ceux qui ont fait le film et Thirion - le snuff est le coeur noir du cinéma, le trou noir qui aspire l'image et menace de la trouer. Ce n'est pas complètement faux, la question du snuff est bien l'un des angles de la pensée de Bazin ("Assurément, une femme violée reste belle, mais ce n'est plus la même femme"), mais elle n'en est pas le coeur. Le "snuff" qui intéresse Bazin c'est le snuff automatique, endless snuff, celui de la mort au travail : celui en jeu dès qu'on fait un plan sur une fleur. Et Bazin ne dit pas "il ne faut pas montrer la fleur coupée", ce serait grotesque ; il dit au contraire que ce qui compte c'est de filmer les passages, c'est là le coeur du cinéma, son pouvoir propre. Ce serait plutôt : "il ne faut pas couper la fleur en train d'éclore". Et ce pouvoir propre, qui est de produire une doublure du réel, est "impur" au sens où il se nourrit de tout, fait feu de tout bois, s'applique également à la matière informe et à la forme travaillée, permet toutes les incorporations, tous les mélanges - pour peu que le passage de la machine à coudre au parapluie soit montré.
Et le film n'a rien à voir avec cette question, puisque ce qui le travaille est d'imiter les conditions d'un filmage amateur, "involontaire", non prémédité, de façon à imiter, prosaïquement, les conditions de possibilité d'un snuff movie. C'est un film de fin d'études particulièrement cheap, honnête, tout sec et assez peu effrayant, où le réalisateur démontre laborieusement qu'il a compris la dialectique du champ et du hors-champ comme désir d'en voir toujours plus ; un désir pervers, dangereux, coupable, qui nécessite d'adopter une posture iconolâtre, soit le voeu d'un contrôle de l'image par des "professionnels". Dans un film fait et contrôlé par des "professionnels", avec la tête de Tom Cruise dedans, on est bien certain que personne ne mourra vraiment, les effets spéciaux sont là pour ça. L'"impur", dans cette conception du cinéma, n'est rien d'autre que les images tournées par des non-professionnels, les flux d'images dérégulés du net, etc - c'est parfaitement idiot cette métaphysique du professionnel, c'est toujours la même réflexion creuse et réactionnaire sur la téléréalité, le prêchi-prêcha puritain de Benny's video. C'est tourner délibérément le dos à une posture constructiviste vis-à-vis du cinéma, tourner le dos à l'art. C'est se donner l'air de "déconstruire" ce qui n'a nul besoin de l'être, pour finir, drapé dans sa lucidité autoproclamée, par jouir niaisement de ce qu'on croyait dénoncer.
Le film n'avance pas d'un pouce par rapport à Blair Witch project (1999), c'est exactement la même histoire. C'est dire si le 11 septembre n'a rigoureusement rien à y voir. Pourquoi aller chercher Bazin pour parler de ce film anodin ? Je suppose que c'est à cause d'un contresens complet sur le "montage interdit". Les mecs comme Thirion, cette école des survivants des cahiers burdeau, pensent que ce que voulait dire Bazin c'est "snuff interdit". Mais c'est exactement le contraire que dit Bazin ; sinon il aurait écrit : "montage obligatoire". Bon, ils se souviennent vaguement, Bazin parle de lions, de crocodiles et de chasseurs, et ils pensent que Bazin dit seulement qu'il ne faut pas montrer le chasseur mangé par le lion, parce que ce serait un crime ontologique. Ce qui est débile ; si Bazin n'avait dit que ça personne ne se souviendrait de lui.
Dans la théorie du cinéma de ces mecs - ceux qui ont fait le film et Thirion - le snuff est le coeur noir du cinéma, le trou noir qui aspire l'image et menace de la trouer. Ce n'est pas complètement faux, la question du snuff est bien l'un des angles de la pensée de Bazin ("Assurément, une femme violée reste belle, mais ce n'est plus la même femme"), mais elle n'en est pas le coeur. Le "snuff" qui intéresse Bazin c'est le snuff automatique, endless snuff, celui de la mort au travail : celui en jeu dès qu'on fait un plan sur une fleur. Et Bazin ne dit pas "il ne faut pas montrer la fleur coupée", ce serait grotesque ; il dit au contraire que ce qui compte c'est de filmer les passages, c'est là le coeur du cinéma, son pouvoir propre. Ce serait plutôt : "il ne faut pas couper la fleur en train d'éclore". Et ce pouvoir propre, qui est de produire une doublure du réel, est "impur" au sens où il se nourrit de tout, fait feu de tout bois, s'applique également à la matière informe et à la forme travaillée, permet toutes les incorporations, tous les mélanges - pour peu que le passage de la machine à coudre au parapluie soit montré.
Et le film n'a rien à voir avec cette question, puisque ce qui le travaille est d'imiter les conditions d'un filmage amateur, "involontaire", non prémédité, de façon à imiter, prosaïquement, les conditions de possibilité d'un snuff movie. C'est un film de fin d'études particulièrement cheap, honnête, tout sec et assez peu effrayant, où le réalisateur démontre laborieusement qu'il a compris la dialectique du champ et du hors-champ comme désir d'en voir toujours plus ; un désir pervers, dangereux, coupable, qui nécessite d'adopter une posture iconolâtre, soit le voeu d'un contrôle de l'image par des "professionnels". Dans un film fait et contrôlé par des "professionnels", avec la tête de Tom Cruise dedans, on est bien certain que personne ne mourra vraiment, les effets spéciaux sont là pour ça. L'"impur", dans cette conception du cinéma, n'est rien d'autre que les images tournées par des non-professionnels, les flux d'images dérégulés du net, etc - c'est parfaitement idiot cette métaphysique du professionnel, c'est toujours la même réflexion creuse et réactionnaire sur la téléréalité, le prêchi-prêcha puritain de Benny's video. C'est tourner délibérément le dos à une posture constructiviste vis-à-vis du cinéma, tourner le dos à l'art. C'est se donner l'air de "déconstruire" ce qui n'a nul besoin de l'être, pour finir, drapé dans sa lucidité autoproclamée, par jouir niaisement de ce qu'on croyait dénoncer.
balthazar claes- Messages : 1009
Re: Cloverfield, André Bazin et bébé antoine
là, BC, tu poses de vrais et beaux problèmes :
Dans son texte "en marge de l'érotisme au cinéma", Bazin se demande si :
"je suis en droit d'exiger, dans un film policier, que l'on tue vraiment la victime ou qu'à tout le moins on la blesse plus ou moins gravement. Aussi bien cette hypothèse n'a-t-elle rien d'absurde, car il n'y a pas si longtemps que l'assassinat n'est plus un spectacle. L'exécution en place de Grève n'était pas autre chose et, pour les Romains, les jeux mortels du cirque étaient l'équivalent d'une orgie. Je me souviens avoir écrit jadis à propos d'une célèbre séquence d'actualités où l'on voyait exécuter en pleine rue de Shanghaï des "espions communistes" par les officiers de Tchang Kaï-Chek (...) que l'obscénité de l'image était du même ordre que celui d'une bande pornographique. Une pornographie ontologique. La mort est ici l'équivalent négatif de la jouissance sexuelle, laquelle n'est pas qualifiée pour rien de "petite mort".
Dans son texte "en marge de l'érotisme au cinéma", Bazin se demande si :
"je suis en droit d'exiger, dans un film policier, que l'on tue vraiment la victime ou qu'à tout le moins on la blesse plus ou moins gravement. Aussi bien cette hypothèse n'a-t-elle rien d'absurde, car il n'y a pas si longtemps que l'assassinat n'est plus un spectacle. L'exécution en place de Grève n'était pas autre chose et, pour les Romains, les jeux mortels du cirque étaient l'équivalent d'une orgie. Je me souviens avoir écrit jadis à propos d'une célèbre séquence d'actualités où l'on voyait exécuter en pleine rue de Shanghaï des "espions communistes" par les officiers de Tchang Kaï-Chek (...) que l'obscénité de l'image était du même ordre que celui d'une bande pornographique. Une pornographie ontologique. La mort est ici l'équivalent négatif de la jouissance sexuelle, laquelle n'est pas qualifiée pour rien de "petite mort".
la réponse est évidemment non, pas de porno, ni de snuff movies,
son axiome dans cette discussion : "le cinéma peut tout dire, mais non point tout montrer", l'image ne doit pas avoir dans certains cas "valeur documentaire".
et pour lui, contrairement à la bande des quatres, "et dieu créa la femme " est "un film partiellement détestable"...
Relire ce texte, très intéressant, mais aussi très classique, kantien.
Borges- Messages : 6044
Re: Cloverfield, André Bazin et bébé antoine
Borges a écrit:là, BC, tu poses de vrais et beaux problèmes :
Dans son texte "en marge de l'érotisme au cinéma", Bazin se demande si :
"je suis en droit d'exiger, dans un film policier, que l'on tue vraiment la victime ou qu'à tout le moins on la blesse plus ou moins gravement. Aussi bien cette hypothèse n'a-t-elle rien d'absurde, car il n'y a pas si longtemps que l'assassinat n'est plus un spectacle. L'exécution en place de Grève n'était pas autre chose et, pour les Romains, les jeux mortels du cirque étaient l'équivalent d'une orgie. Je me souviens avoir écrit jadis à propos d'une célèbre séquence d'actualités où l'on voyait exécuter en pleine rue de Shanghaï des "espions communistes" par les officiers de Tchang Kaï-Chek (...) que l'obscénité de l'image était du même ordre que celui d'une bande pornographique. Une pornographie ontologique. La mort est ici l'équivalent négatif de la jouissance sexuelle, laquelle n'est pas qualifiée pour rien de "petite mort".
la réponse est évidemment non, pas de porno, ni de snuff movies,
son axiome dans cette discussion : "le cinéma peut tout dire, mais non point tout montrer", l'image ne doit pas avoir dans certains cas "valeur documentaire".
et pour lui, contrairement à la bande des quatres, "et dieu créa la femme " est "un film partiellement détestable"...
Relire ce texte, très intéressant, mais aussi très classique, kantien.
Hello,
Pour la poursuite du spectacle des exécutions en place public par d'autres moyens (cinéma), on peut lire le bouquin de Bellour que j'évoquais l'autre fois, il revient longuement sur l'un des ancêtres du cinéma, le dispositif de la guillotine.
Carpenter avait réalisé un épisode assez nul sur les snuffs movies dans la série Masters of horror (ont on a pas encore parlé dans le sujet sur les séries). Ca s'appelait "Cigarette burns - La fin absolue du monde", rien que le titre appuyé laissait entrevoir la roublardise du truc, que pointe BC ci-dessus à propos du film dont vous parlez.
son axiome dans cette discussion : "le cinéma peut tout dire, mais non point tout montrer", l'image ne doit pas avoir dans certains cas "valeur documentaire".
Ca nous ramène à "Profession : Reporter", la scène d'exécution intégrée dans le film. Un film un peu plus important que ce qu'on a à se mettre sous l'oeil actuellement.
Invité- Invité
Re: Cloverfield, André Bazin et bébé antoine
ah, la guillotine marque tout de même la fin du grand spectacle, du grand cinéma...avant elle, il y avait les supplices, en public et tout...
(cf surveiller, punir)
(cf surveiller, punir)
Borges- Messages : 6044
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