Du paysage (Duel au soleil, K. Vidor)
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Du paysage (Duel au soleil, K. Vidor)
Parfois quelques images, dans les genres classiques, trament le travail d’un film - comme on parle du travail du rêve – et percent leur tissu narratif en dévoilant la machinerie complexe des conflits culturels qui ont présidé à leur succès.
Prenons Duel au soleil. Le premier plan du film est un paysage de l’ouest américain. Au fond une photo de l’Arizona. Au bord une maquette en forme de rocher anthropomorphique. Le profil d’une tête d’indien. La voix off de Welles raconte la légende de Pearl Chavez, fille métisse d’une indienne et d’un mexicain.
Après quelques instants la caméra plonge vers le bas de la vallée que surmonte la sculpture « naturelle ». Ce deuxième plan se rapproche d’une fleur de cactus qui fusionne exactement avec la silhouette dansante de Pearl dans le plan suivant. Passons. Pearl va vivre dans la ferme d’une amie de son père et reçoit d’un pasteur un talisman, une médaille.
Celle-ci au bout d’une chaîne est montrée en gros plan sans commentaires. Le pasteur la fait tourner, il l’a fait miroiter. Est-ce pour nous, pour Pearl ? Nous n’en savons rien. En tous cas nous en voyons les deux faces : d’un côté la vallée de Gizeh, en Egypte et de l’autre une silhouette humaine entourée d’hiéroglyphes. C’est une énigme, un cliché hétérogène au western. Que vient faire dans ce pur produit hollywoodien l’image de l’un des plus anciens paysage du monde ? Et que faisait-il dans la poche du pasteur ?
J’avoue en avoir été intrigué. En quoi cette médaille que Pearl porte autour du cou conduit-elle à une couche plus profonde de son histoire voire à l’identité même des Etats-Unis ?
D’abord, de façon imprévue, la vallée du Sphinx fait ressurgir le paysage du début qui se transforme en très vieux paysage et la tête d’indien en sphinge indienne. Mais pourquoi l’Egypte ? Pourquoi pas une tête Maya ? En fait le début indien et la médaille forment un fondu allusif, en dehors de la trame narrative du film mais relativement à sa trame textuelle, à l’imaginaire paysager de l’Amérique et aux grandes métaphores que le revival égyptien du 19eme siècle a convoqué pour réveiller dans les mémoires les similitudes entre les conformations naturelles parfois inquiétantes des paysages américains avec ceux, mythiques, de l’Egypte ancienne (le Mississipi est le Nil américain, Memphis etc …). Le paysage opère donc comme un hiéroglyphe dont le premier niveau de signification est la vallée indienne. Cette vallée déborde ensuite la terre américaine et par métaphore devient l’Egypte traduite en une image indienne, figurant ainsi la nature païenne et exotique de Pearl et du paysage américain, par un lieu commun révolu du 19ème et qui refait surface.
La tierce hiéroglyphique prend l’aspect d’une église mexicaine que Pearl dépasse à cheval lors de son parcours symbolique final pour rejoindre son amant et réaliser la légende indienne racontée par Welles au début. Le film s’achève sur un plan identique au tout premier : Pearl Chavez apparaît alors comme la vraie Sphinge indienne dont l’effigie a été proposée au début sous son aspect légendaire.
Le mélo de Vidor et son écriture en hiéroglyphe déconstruit l’identité de Pearl en même temps qu’il déconstruit l’identité de l’exotisme du paysage américain. Le film aborde la question du mélange dramatique des cultures comme un récit et comme une légende, à travers Pearl. La voix off d’Orson Welles attribue à la légende ce que le déchiffrement des indices textuels du film qualifie de pluralité culturelle de l’Ouest.
Deux conséquences : la violence qui précède la conquête et l’unité du territoire américain se trouve dans cette histoire inscrite de biais, mais bien réelle ; la question idéologique, sous-entendue dans l’histoire de Pearl Chavez, est soustraite à notre lecture immédiate par cette impression d’Egypte qui reste la métaphore la plus surprenante du paysage culturel du film.
Prenons Duel au soleil. Le premier plan du film est un paysage de l’ouest américain. Au fond une photo de l’Arizona. Au bord une maquette en forme de rocher anthropomorphique. Le profil d’une tête d’indien. La voix off de Welles raconte la légende de Pearl Chavez, fille métisse d’une indienne et d’un mexicain.
Après quelques instants la caméra plonge vers le bas de la vallée que surmonte la sculpture « naturelle ». Ce deuxième plan se rapproche d’une fleur de cactus qui fusionne exactement avec la silhouette dansante de Pearl dans le plan suivant. Passons. Pearl va vivre dans la ferme d’une amie de son père et reçoit d’un pasteur un talisman, une médaille.
Celle-ci au bout d’une chaîne est montrée en gros plan sans commentaires. Le pasteur la fait tourner, il l’a fait miroiter. Est-ce pour nous, pour Pearl ? Nous n’en savons rien. En tous cas nous en voyons les deux faces : d’un côté la vallée de Gizeh, en Egypte et de l’autre une silhouette humaine entourée d’hiéroglyphes. C’est une énigme, un cliché hétérogène au western. Que vient faire dans ce pur produit hollywoodien l’image de l’un des plus anciens paysage du monde ? Et que faisait-il dans la poche du pasteur ?
J’avoue en avoir été intrigué. En quoi cette médaille que Pearl porte autour du cou conduit-elle à une couche plus profonde de son histoire voire à l’identité même des Etats-Unis ?
D’abord, de façon imprévue, la vallée du Sphinx fait ressurgir le paysage du début qui se transforme en très vieux paysage et la tête d’indien en sphinge indienne. Mais pourquoi l’Egypte ? Pourquoi pas une tête Maya ? En fait le début indien et la médaille forment un fondu allusif, en dehors de la trame narrative du film mais relativement à sa trame textuelle, à l’imaginaire paysager de l’Amérique et aux grandes métaphores que le revival égyptien du 19eme siècle a convoqué pour réveiller dans les mémoires les similitudes entre les conformations naturelles parfois inquiétantes des paysages américains avec ceux, mythiques, de l’Egypte ancienne (le Mississipi est le Nil américain, Memphis etc …). Le paysage opère donc comme un hiéroglyphe dont le premier niveau de signification est la vallée indienne. Cette vallée déborde ensuite la terre américaine et par métaphore devient l’Egypte traduite en une image indienne, figurant ainsi la nature païenne et exotique de Pearl et du paysage américain, par un lieu commun révolu du 19ème et qui refait surface.
La tierce hiéroglyphique prend l’aspect d’une église mexicaine que Pearl dépasse à cheval lors de son parcours symbolique final pour rejoindre son amant et réaliser la légende indienne racontée par Welles au début. Le film s’achève sur un plan identique au tout premier : Pearl Chavez apparaît alors comme la vraie Sphinge indienne dont l’effigie a été proposée au début sous son aspect légendaire.
Le mélo de Vidor et son écriture en hiéroglyphe déconstruit l’identité de Pearl en même temps qu’il déconstruit l’identité de l’exotisme du paysage américain. Le film aborde la question du mélange dramatique des cultures comme un récit et comme une légende, à travers Pearl. La voix off d’Orson Welles attribue à la légende ce que le déchiffrement des indices textuels du film qualifie de pluralité culturelle de l’Ouest.
Deux conséquences : la violence qui précède la conquête et l’unité du territoire américain se trouve dans cette histoire inscrite de biais, mais bien réelle ; la question idéologique, sous-entendue dans l’histoire de Pearl Chavez, est soustraite à notre lecture immédiate par cette impression d’Egypte qui reste la métaphore la plus surprenante du paysage culturel du film.
Dernière édition par py le Lun 4 Nov 2013 - 8:44, édité 1 fois (Raison : titre)
Invité- Invité
Re: Du paysage (Duel au soleil, K. Vidor)
J'ai changé le titre du sujet, pour faciliter les recherches.
Re: Du paysage (Duel au soleil, K. Vidor)
Marci, C'est plus pratique parce que la fonction de recherche ne tient compte que des sujets de message.
Re: Du paysage (Duel au soleil, K. Vidor)
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Led Zeppelin chez Aby Warburg
PACÔME THIELLEMENT - CABALA, LED ZEPPELIN OCCULTE (HOEBEKE, 2009)
lundi 12 avril 2010 par Pierre Pigot
Quand j’ai enfin pu tenir dans mes mains Cabala, le livre que Pacôme Thiellement consacre au groupe Led Zeppelin, le hasard a voulu, avant même que je débute ma lecture, que mes yeux tombent aussitôt sur la page 82, sur laquelle est reproduit Le Printemps de Botticelli. Puis aussitôt sur la page 85, une photo des quatre musiciens posant sur un tarmac d’aéroport, près de l’avion siglé à leur nom. D’abord, je me suis dit en souriant que le baby rocker qui achètera ce livre en pensant y trouver simplement la dernière synthèse hagiographique de la légende aura de drôles de surprises. Et puis, faisant aller et venir la page intermédiaire comme pour mieux l’occulter, j’ai fini par découvrir, dans ce montage d’une peinture circa 1490 et d’une photo circa 1970, une curieuse ressemblance. Sur l’une comme sur l’autre, les personnages avaient quelque chose de dansant ; et pour mes yeux, c’était comme si la danse florentine du Quattrocento, son élégance, mais surtout sa puissance galante et amoureuse, déteignaient sur le quatuor seventies et en faisaient un nouveau réceptacle de force dansante. Comme je suis le roi des parallèles tirés par les cheveux, j’ai d’abord cru que c’était plutôt absurde. Et pourtant, une fois que j’ai lu Cabala, j’ai réalisé que ça ne l’était pas tant que ça ; que ce qui pouvait paraître définitivement cloisonné par les lois des genres et du temps, était en fait en rapport profond et caché. Et c’est souvent le cas dans ce livre passionnant : au-delà du simple monde musical, on ne cesse d’y éprouver le tourbillonnement d’autres univers, littéraires, philosophiques, picturaux – et pourtant, toutes ces virevoltes tournent bel et bien autour d’une ligne droite aussi rusée et invisible qu’implacable.
C’est que Pacôme Thiellement est coutumier du fait : depuis son premier petit livre sur la musique (Poppermost, centré sur les Beatles), il ne peut pas s’empêcher de pousser les musiques dont il se fait l’éxégète passionné hors des frontières que les magazines musicaux, les journalistes, les universitaires ou les fans eux-mêmes ont voulu leur assigner. Pour lui, toute expérience musicale qui compte (une liste non exhaustive comprendrait les Beatles, les Residents, Frank Zappa, les Secret Chiefs 3 et les Fiery Furnaces) est un acte qui se projette bien au-delà de la musique, et qui pourtant ne peut être exprimé que par des moyens musicaux. Et la découverte des motivations profondes de cet acte (son ésotérique) est le nécessaire geste critique qui, comme le disait Walter Benjamin, révèle la pensée à l’œuvre sans la détruire. Il y a cinq ans, Economie eskimo, son grand livre sur Frank Zappa, était la démonstration éclatante de cette approche : la musique de Zappa y apparaissait soudain comme un grand projet politique (au meilleur sens du terme) dont les stratégies se connectaient à Lewis Carroll, Friedrich Nietzsche, les romans de la Table ronde ou encore les populations eskimo. Pour Pacôme Thiellement, la dualité entre la « grande culture » telle qu’Adorno voulait la préserver, et la culture pop,n’a depuis longtemps plus lieu d’être (mais tout le monde est loin d’être au courant). Il en parlait déjà en préambule à Poppermost (dont Cabala est d’une certaine manière la reprise et le prolongement), et y revient en filigrane tout au long de Cabala. Ce qui compte, ce n’est pas d’où parle l’artiste (de quel domaine, de quelle soi-disant sous-catégorie littéraire ou musicale), mais ce qu’il dit, ce qu’il invente, et les moyens qu’il se crée pour cette invention spécifique. « Car ce qu’invente un artiste, c’est moins une œuvre, ou un style, qu’un regard ou une écoute. Il invente une nouvelle manière d’appréhender la matière qu’il travaille et une nouvelle façon de l’interpréter. Et lorsque nous fréquentons avec ferveur une œuvre d’art, qu’elle soit picturale, musicale ou littéraire, nous constituons pour nous-mêmes, par imprégnation progressive, ce nouveau regard et cette nouvelle écoute, que nous transporterons ensuite dans le reste de nos vies. » Cette référence à nos vies, à nous lecteurs ou auditeurs, est très importante ; car toutes ces musiques ont aussi comme force essentielle d’engager l’éthique même dont nous voulons ou non doter notre existence, notre rapport avec les autres, notre appréhension du monde. Zappa et Led Zeppelin comme mouvements géopolitiques : tandis que Zappa, sous le signe du savant fou (Varèse), complotait à la dissolution des fausses valeurs américaines en faisant passer sa boucle par le désert blanc eskimo, Led Zeppelin, sous l’invocation de la trinité que Jimmy Page avait humoristiquement baptisée C.I.A. (i.e. celtique, indienne et arabe), rêvait la reconquête d’un nouveau Vineland sur les terres déjà fatiguées des Etats-Unis. « Des secrets pour changer la vie », disait Rimbaud. Même si quelque part dans Poppermost, Thiellement écrivait que John Lennon avait pris comme acte d’échec des Beatles le fait que leurs chansons n’avaient pu empêcher la guerre du Viêtnam, ce n’est malgré tout jamais le renoncement qui doit gagner, et le bel appel de Walter Benjamin à « organiser le pessimisme » reste à l’ordre du jour. La mort des chanteurs, la décomposition de leur groupe, les désillusions et les tragédies qui souvent les accompagnent, ne sont pas le terminus de leur pensée : dans leurs albums, leurs chansons, elle parvient encore jusqu’à nous, intacte, toujours aussi puissante, pourvu que nous ayons encore des oreilles pour entendre et des yeux pour voir – et le courage d’en faire perdurer la trace.
Lecteur futur de Cabala, apprête-toi donc à y traverser des mondes étranges, en apparence sans relation, mais qui tous rejoints dans le long regard final qu’il faut porter sur ce livre, prennent sens et se rejoignent, comme les tesselles d’une mosaïque byzantine. Tout y part d’une image (la pochette de l’Album sans Nom, avec ses messages picturaux à décoder), et tout au long du texte elles nous accompagnent : de belles photos noir & blanc de Led Zeppelin en concert, mais aussi des peintures de la Renaissance, des gravures sur bois, le schéma du Teatro della Memoria de Giulio Camillo… Il est question du chiaroscuro de Robert Plant, qui n’évoque plus seulement Caravage, mais plus largement tout un art du contraste, de l’alternance des choses et des rythmes, tout comme dans Cabala la philosophie islamique selon Henry Corbin vient avant ou après la série télévisée Lost. Jamais rien de gratuit dans ces montages de références : toutes ensembles, elles se rapportent à l’idée générale qui sous-tend en grande partie la musique de Led Zeppelin, sa plongée dans des racines anciennes extra-occidentales, et la survivance qui leur est accordée, via l’athanor musical qui les projette de nouveau dans l’espace, dans notre société contemporaine. Je ne fais pas débarquer le mot « survivance » ici par hasard : car entre Giulio Camillo tel qu’il fut resuscité par l’historienne Frances Yates, la philosophie néoplatonicienne de Marcile Ficin et la Melancholia de Dürer, s’il y a un spectre qui plane sur Cabala, c’est celui d’Aby Warburg (1866-1929), l’historien d’art qui détestait l’approche strictement esthétique des œuvres d’art (tout comme Pacôme Thiellement se contrefiche de l’historiographie officielle et autocélébrante de la légende rock), et qui était capable de faire débouler, en plein milieu d’une analyse de fresques Renaissance, les considérations d’astrologues arabes médiévaux (tout comme Sohravardî et le personnage de Lost John Locke retrouvent dans un même mouvement Led Zeppelin). Ce que Pacôme Thiellement dégage dans le travail du groupe de rock anglais, c’est finalement toute une épaisseur de mémoires et de survivances, de pensées et d’objectifs qui se poursuivent plus ou moins souterrainement, une manière philosophique d’appréhender la matière du monde et qui se pose la question de sa transmutation en quelque chose d’autre ; en un mot, une nouveauté éblouissante qui s’enracine profondément dans une tradition séculaire et qui trouve là la source de sa puissance. On le sait, le cloisonnement des disciplines est une plaie qui empoisonne depuis longtemps le système occidental, dans lequel chacun cherche à asseoir sa primauté sur les autres, et de plus en plus de nos jours au titre fallacieux de son actualité. L’une des multiples questions que nous pouvons nous poser, une fois Cabala refermé, pourrait être : sommes-nous assez warburgiens ? savons-nous assez nous affranchir des clôtures, pas seulement celles de nos passions, mais plus globalement de notre esprit ? sommes-nous assez affranchis des systèmes en cours pour être capables de tisser la toile d’araignée dans laquelle toujours redisposer dans un nouvel ordre nos diamants épars ? Les différents livres de Pacôme Thiellement, qu’ils parlent de musique ou de littérature, se sont généreusement engagés dans cette voie : c’est, sans doute, ce qui les rend si surprenants (ce qu’Alice trouva de l’autre côté du miroir) et, pour moi en tous cas, toujours si passionnants.
Invité- Invité
Re: Du paysage (Duel au soleil, K. Vidor)
C'est quoi, le rapport de ce copicol avec le copicol du topic?slimfast a écrit:
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PACÔME THIELLEMENT - CABALA, LED ZEPPELIN OCCULTE (HOEBEKE, 2009)
lundi 12 avril 2010 par Pierre Pigot
Quand j’ai enfin pu tenir dans mes mains Cabala, le livre que Pacôme Thiellement consacre au groupe Led Zeppelin, le hasard a voulu, avant même que je débute ma lecture, que mes yeux tombent aussitôt sur la page 82, sur laquelle est reproduit Le Printemps de Botticelli. Puis aussitôt sur la page 85, une photo des quatre musiciens posant sur un tarmac d’aéroport, près de l’avion siglé à leur nom. D’abord, je me suis dit en souriant que le baby rocker qui achètera ce livre en pensant y trouver simplement la dernière synthèse hagiographique de la légende aura de drôles de surprises. Et puis, faisant aller et venir la page intermédiaire comme pour mieux l’occulter, j’ai fini par découvrir, dans ce montage d’une peinture circa 1490 et d’une photo circa 1970, une curieuse ressemblance. Sur l’une comme sur l’autre, les personnages avaient quelque chose de dansant ; et pour mes yeux, c’était comme si la danse florentine du Quattrocento, son élégance, mais surtout sa puissance galante et amoureuse, déteignaient sur le quatuor seventies et en faisaient un nouveau réceptacle de force dansante. Comme je suis le roi des parallèles tirés par les cheveux, j’ai d’abord cru que c’était plutôt absurde. Et pourtant, une fois que j’ai lu Cabala, j’ai réalisé que ça ne l’était pas tant que ça ; que ce qui pouvait paraître définitivement cloisonné par les lois des genres et du temps, était en fait en rapport profond et caché. Et c’est souvent le cas dans ce livre passionnant : au-delà du simple monde musical, on ne cesse d’y éprouver le tourbillonnement d’autres univers, littéraires, philosophiques, picturaux – et pourtant, toutes ces virevoltes tournent bel et bien autour d’une ligne droite aussi rusée et invisible qu’implacable.
C’est que Pacôme Thiellement est coutumier du fait : depuis son premier petit livre sur la musique (Poppermost, centré sur les Beatles), il ne peut pas s’empêcher de pousser les musiques dont il se fait l’éxégète passionné hors des frontières que les magazines musicaux, les journalistes, les universitaires ou les fans eux-mêmes ont voulu leur assigner. Pour lui, toute expérience musicale qui compte (une liste non exhaustive comprendrait les Beatles, les Residents, Frank Zappa, les Secret Chiefs 3 et les Fiery Furnaces) est un acte qui se projette bien au-delà de la musique, et qui pourtant ne peut être exprimé que par des moyens musicaux. Et la découverte des motivations profondes de cet acte (son ésotérique) est le nécessaire geste critique qui, comme le disait Walter Benjamin, révèle la pensée à l’œuvre sans la détruire. Il y a cinq ans, Economie eskimo, son grand livre sur Frank Zappa, était la démonstration éclatante de cette approche : la musique de Zappa y apparaissait soudain comme un grand projet politique (au meilleur sens du terme) dont les stratégies se connectaient à Lewis Carroll, Friedrich Nietzsche, les romans de la Table ronde ou encore les populations eskimo. Pour Pacôme Thiellement, la dualité entre la « grande culture » telle qu’Adorno voulait la préserver, et la culture pop,n’a depuis longtemps plus lieu d’être (mais tout le monde est loin d’être au courant). Il en parlait déjà en préambule à Poppermost (dont Cabala est d’une certaine manière la reprise et le prolongement), et y revient en filigrane tout au long de Cabala. Ce qui compte, ce n’est pas d’où parle l’artiste (de quel domaine, de quelle soi-disant sous-catégorie littéraire ou musicale), mais ce qu’il dit, ce qu’il invente, et les moyens qu’il se crée pour cette invention spécifique. « Car ce qu’invente un artiste, c’est moins une œuvre, ou un style, qu’un regard ou une écoute. Il invente une nouvelle manière d’appréhender la matière qu’il travaille et une nouvelle façon de l’interpréter. Et lorsque nous fréquentons avec ferveur une œuvre d’art, qu’elle soit picturale, musicale ou littéraire, nous constituons pour nous-mêmes, par imprégnation progressive, ce nouveau regard et cette nouvelle écoute, que nous transporterons ensuite dans le reste de nos vies. » Cette référence à nos vies, à nous lecteurs ou auditeurs, est très importante ; car toutes ces musiques ont aussi comme force essentielle d’engager l’éthique même dont nous voulons ou non doter notre existence, notre rapport avec les autres, notre appréhension du monde. Zappa et Led Zeppelin comme mouvements géopolitiques : tandis que Zappa, sous le signe du savant fou (Varèse), complotait à la dissolution des fausses valeurs américaines en faisant passer sa boucle par le désert blanc eskimo, Led Zeppelin, sous l’invocation de la trinité que Jimmy Page avait humoristiquement baptisée C.I.A. (i.e. celtique, indienne et arabe), rêvait la reconquête d’un nouveau Vineland sur les terres déjà fatiguées des Etats-Unis. « Des secrets pour changer la vie », disait Rimbaud. Même si quelque part dans Poppermost, Thiellement écrivait que John Lennon avait pris comme acte d’échec des Beatles le fait que leurs chansons n’avaient pu empêcher la guerre du Viêtnam, ce n’est malgré tout jamais le renoncement qui doit gagner, et le bel appel de Walter Benjamin à « organiser le pessimisme » reste à l’ordre du jour. La mort des chanteurs, la décomposition de leur groupe, les désillusions et les tragédies qui souvent les accompagnent, ne sont pas le terminus de leur pensée : dans leurs albums, leurs chansons, elle parvient encore jusqu’à nous, intacte, toujours aussi puissante, pourvu que nous ayons encore des oreilles pour entendre et des yeux pour voir – et le courage d’en faire perdurer la trace.
Lecteur futur de Cabala, apprête-toi donc à y traverser des mondes étranges, en apparence sans relation, mais qui tous rejoints dans le long regard final qu’il faut porter sur ce livre, prennent sens et se rejoignent, comme les tesselles d’une mosaïque byzantine. Tout y part d’une image (la pochette de l’Album sans Nom, avec ses messages picturaux à décoder), et tout au long du texte elles nous accompagnent : de belles photos noir & blanc de Led Zeppelin en concert, mais aussi des peintures de la Renaissance, des gravures sur bois, le schéma du Teatro della Memoria de Giulio Camillo… Il est question du chiaroscuro de Robert Plant, qui n’évoque plus seulement Caravage, mais plus largement tout un art du contraste, de l’alternance des choses et des rythmes, tout comme dans Cabala la philosophie islamique selon Henry Corbin vient avant ou après la série télévisée Lost. Jamais rien de gratuit dans ces montages de références : toutes ensembles, elles se rapportent à l’idée générale qui sous-tend en grande partie la musique de Led Zeppelin, sa plongée dans des racines anciennes extra-occidentales, et la survivance qui leur est accordée, via l’athanor musical qui les projette de nouveau dans l’espace, dans notre société contemporaine. Je ne fais pas débarquer le mot « survivance » ici par hasard : car entre Giulio Camillo tel qu’il fut resuscité par l’historienne Frances Yates, la philosophie néoplatonicienne de Marcile Ficin et la Melancholia de Dürer, s’il y a un spectre qui plane sur Cabala, c’est celui d’Aby Warburg (1866-1929), l’historien d’art qui détestait l’approche strictement esthétique des œuvres d’art (tout comme Pacôme Thiellement se contrefiche de l’historiographie officielle et autocélébrante de la légende rock), et qui était capable de faire débouler, en plein milieu d’une analyse de fresques Renaissance, les considérations d’astrologues arabes médiévaux (tout comme Sohravardî et le personnage de Lost John Locke retrouvent dans un même mouvement Led Zeppelin). Ce que Pacôme Thiellement dégage dans le travail du groupe de rock anglais, c’est finalement toute une épaisseur de mémoires et de survivances, de pensées et d’objectifs qui se poursuivent plus ou moins souterrainement, une manière philosophique d’appréhender la matière du monde et qui se pose la question de sa transmutation en quelque chose d’autre ; en un mot, une nouveauté éblouissante qui s’enracine profondément dans une tradition séculaire et qui trouve là la source de sa puissance. On le sait, le cloisonnement des disciplines est une plaie qui empoisonne depuis longtemps le système occidental, dans lequel chacun cherche à asseoir sa primauté sur les autres, et de plus en plus de nos jours au titre fallacieux de son actualité. L’une des multiples questions que nous pouvons nous poser, une fois Cabala refermé, pourrait être : sommes-nous assez warburgiens ? savons-nous assez nous affranchir des clôtures, pas seulement celles de nos passions, mais plus globalement de notre esprit ? sommes-nous assez affranchis des systèmes en cours pour être capables de tisser la toile d’araignée dans laquelle toujours redisposer dans un nouvel ordre nos diamants épars ? Les différents livres de Pacôme Thiellement, qu’ils parlent de musique ou de littérature, se sont généreusement engagés dans cette voie : c’est, sans doute, ce qui les rend si surprenants (ce qu’Alice trouva de l’autre côté du miroir) et, pour moi en tous cas, toujours si passionnants.
Invité- Invité
Re: Du paysage (Duel au soleil, K. Vidor)
Cool.
Ma petite contribution:
Ma petite contribution:
- spoiler:
- http://www.secretsdepotiers.com/pages/boutique/ceramiques-sifflets-a-eau-collection-coquetiers-siffleurs.html
Invité- Invité
Re: Du paysage (Duel au soleil, K. Vidor)
Hi Slimfast,
j'aime beaucoup ton texte
(contrairement à pas mal d'images que tu postes)
j'aime beaucoup ton texte
(contrairement à pas mal d'images que tu postes)
Borges- Messages : 6044
Re: Du paysage (Duel au soleil, K. Vidor)
je te remercie pour le texte.
ce soir j'aimais bien le collage de b. Jones et la photo de Gainsbourg.
à mon tour je n'aime pas trop les images de Jerzy.
enfin je ne sais pas trop ce que tu veux dire par images.
ce soir j'aimais bien le collage de b. Jones et la photo de Gainsbourg.
à mon tour je n'aime pas trop les images de Jerzy.
enfin je ne sais pas trop ce que tu veux dire par images.
Invité- Invité
Re: Du paysage (Duel au soleil, K. Vidor)
lol
Un peu de tendresse dans ce monde de brutes...
Un peu de tendresse dans ce monde de brutes...
Tu m'étonnes. Pourtant, ce sont les tiennes qui inspirent les miennes (une par an). Elles sont pile-poil raccord, la couleur et tout. J'suis ta méthode: je tombe sur une image quelconque, je me dis, c'est photographique et artichtique, et hop, j'en fais profiter mes contemporains.slimfast a écrit:
à mon tour je n'aime pas trop les images de Jerzy.
Invité- Invité
Re: Du paysage (Duel au soleil, K. Vidor)
c'est un peu ce que je subodorais dans le message de Borges, parler en même temps de l'image et de l'intentionnalité. je voudrais qu'il le dise. toi que je connais et apprécie je sais ta position goguenarde.
Invité- Invité
Re: Du paysage (Duel au soleil, K. Vidor)
pour en revenir à Duel au soleil c'est en sous-texte un film pharaonique. Il serait intéressant de se pencher sur "l'arrangement" à l'intérieur du trio composé par J. Jones, Selznick en personne et Vidor.
Invité- Invité
Re: Du paysage (Duel au soleil, K. Vidor)
tu postes un truc pour quelqu'un, il se barre : c'est pas grave.
Invité- Invité
Re: Du paysage (Duel au soleil, K. Vidor)
et pour en revenir aux images je suppose que l'image publicitaire de Benetton fait tâche. mais bon ça renouvelle les canons esthétiques qui finissent par se ressembler par ailleurs. en plus le message est moins con que celui de la boîte de cassoulet mais convivial. en tous cas des coeurs arrachés ça plait aux amateurs de films gore.
Invité- Invité
Re: Du paysage (Duel au soleil, K. Vidor)
Viens de voir pour la première fois le film,diffusé dans une superbe copie ce soir sur arte. Je ne suis pas un grand fan des westerns dit " classiques ", et j'entend par classique ceux d'avant les années 60. Je dois même avouer qu'a part walsh, anthony mann et aldrich le reste me tombe souvent des yeux. Mais la je suis resté scotché par la beauté visuelle de l'ensemble et la beauté sensuelle de jennifer Jones. Alors certes elle en fait des tonnes au niveau du jeu ( elle aurait été une très bonne actrice du muet ) mais sa sensualité est extraordinaire. Aucune autre actrice de l'époque n'aurait pu apporter autant qu'elle au rôle, son physique ouvre la voie d'ailleurs à Nathalie wood et Elisabeth Taylor
glj- Messages : 518
Re: Du paysage (Duel au soleil, K. Vidor)
La scène finale m'a ramenée comme toujours à Kubrick. Choc absolue lorsque j'ai vu Jennifer jones arrivée comme une guerrière pour tuer Grégory peck. Je pense que kubrick y a penser lorsqu'il a pensé a mettre une femme pour interpréter le sniper de full metal jacket. En voyant le personnage de pearl avançant aussi déterminé pour aller tuer j'ai pensé aussi à sarah connor, c'est dire la modernité qui ressort de cette actrice. On peut aussi dire que si le film ne brille pas sur tout un tas de chose et notamment ces personnages secondaire, il tire sa force de la puissance de ses effets expressionnistes. Le film aurait été encore plus puissant si il avait été tourné du temps du muet mais en technicolor.
glj- Messages : 518
Re: Du paysage (Duel au soleil, K. Vidor)
Si selznick est l'instigateur principal du film, sa réussite plastique est autrement supérieure à gone with the wind. Vidor, sternberg ne sont surement pas pour rien à la beauté expressionniste de l'ensemble.
glj- Messages : 518
Re: Du paysage (Duel au soleil, K. Vidor)
glj a écrit:Viens de voir pour la première fois le film,diffusé dans une superbe copie ce soir sur arte. Je ne suis pas un grand fan des westerns dit " classiques ", et j'entend par classique ceux d'avant les années 60. Je dois même avouer qu'a part walsh, anthony mann et aldrich le reste me tombe souvent des yeux. Mais la je suis resté scotché par la beauté visuelle de l'ensemble et la beauté sensuelle de jennifer Jones. Alors certes elle en fait des tonnes au niveau du jeu ( elle aurait été une très bonne actrice du muet ) mais sa sensualité est extraordinaire. Aucune autre actrice de l'époque n'aurait pu apporter autant qu'elle au rôle, son physique ouvre la voie d'ailleurs à Nathalie wood et Elisabeth Taylor
Borges dirait encore une blanche qui joue une indienne. Mais c'est un autre temps ... elle joue ici un "type" de femme et ta dernière remarque est fort juste.
Invité- Invité
Re: Du paysage (Duel au soleil, K. Vidor)
Ford et Monument Valley sont indissociables. Ford avait trouvé là le cadre idéal, celui qui correspondait le mieux à ses aspirations esthétiques, choisissant les mêmes rochers en toile de fond de ses histoires tout en modulant leurs reliefs au gré des films ou des séquences. Peut-être n'est-il pas pour rien que la Vallée soit devenue un parc naturel en 1958.
La force de Ford a été d'avoir associé si étroitement Monument Valley à son oeuvre qu'il a enveloppées l'une dans l'autre si bien que la décantation qu'a opérée le regard du réalisateur sur la Vallée s'applique du même coup à son oeuvre, et que ce travail donne à sentir un peu de temps à l'état pur commente Leutrat.
Par son cinéma Ford est parvenu à faire de Monument Valley un lieu non seulement associé à ses films mais aussi un lieu mythique.
La force de Ford a été d'avoir associé si étroitement Monument Valley à son oeuvre qu'il a enveloppées l'une dans l'autre si bien que la décantation qu'a opérée le regard du réalisateur sur la Vallée s'applique du même coup à son oeuvre, et que ce travail donne à sentir un peu de temps à l'état pur commente Leutrat.
Par son cinéma Ford est parvenu à faire de Monument Valley un lieu non seulement associé à ses films mais aussi un lieu mythique.
incubé- Messages : 206
Re: Du paysage (Duel au soleil, K. Vidor)
Dernière édition par incubé le Jeu 16 Jan 2014 - 16:28, édité 1 fois
incubé- Messages : 206
Re: Du paysage (Duel au soleil, K. Vidor)
incubé a écrit:La force de Ford a été d'avoir associé si étroitement Monument Valley à son oeuvre qu'il a enveloppées l'une dans l'autre si bien que la décantation qu'a opérée le regard du réalisateur sur la Vallée s'applique du même coup à son oeuvre...
Tu es sûr que ce n'est pas plutôt la décantation opérée par le regard du cinéaste sur le paysage qui s'applique à l'enveloppement l'une dans l'autre de son oeuvre à Monument Valley si bien que l'association étroite du même coup s'opère dans le regard de l'enveloppe ?
Dernière édition par Baldanders le Mer 15 Jan 2014 - 21:04, édité 1 fois
Baldanders- Messages : 351
Re: Du paysage (Duel au soleil, K. Vidor)
Adresse toi à Lieutrat, pour ma part j'aurais aimé être l'auteur d'une telle "imbecillité" pour être en butte a la parfaite imbecilité qu'est la tienne, trou duc.
Dernière édition par incubé le Mer 15 Jan 2014 - 21:56, édité 2 fois
incubé- Messages : 206
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