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Leviathan (L.Castaing-Taylor, V.Paravel)

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Message par Eyquem Sam 14 Sep 2013 - 13:38

Leviathan (L.Castaing-Taylor, V.Paravel) Leviat10
(Un plan qui m’a ému dans le film : le dernier regard, avant le grand plongeon, dans la nuit et le néant)


Je n’ai pas spécialement aimé (ce n’est pas un film aimable de toute façon) mais c’est quelque chose. Le film tient son idée jusqu’au bout et on n’en ressort pas avec le sentiment d’avoir perdu son temps devant un truc sans projet ou proposition.

Quelle est l’idée du film ? Rien de moins que de créer un monstre, le Leviathan du titre.
"Qui jamais a soulevé le bord de sa cuirasse ? Qui a ouvert les portes de sa gueule ?
Autour de ses dents habite la terreur
Devant lui bondit l’épouvante." (Job)


Le décrire ou le créer, c’est le même geste. Le film l’assemble ainsi de toutes pièces : il a le corps d’un chalutier et la tête d’un marin épuisé ; ses bras s’activent en tous sens avec la rapidité et la précision de pinces mécaniques ; son cri est celui d’une nuée de mouettes affamées ; sa peau reluit dans la nuit d’un éclat terne et visqueux, comme un collage effrayant de fer rouillé et de plastique coloré, tout poisseux d’écailles, de sang et d’écume. Malheur à qui passe dans le ventre d’un pareil monstre.

C’est la force du film de fabriquer cette créature, morceaux par morceaux, sans en donner une vision globale, parce que le montage donne le sentiment que ce monstre n’a pas de limites claires, définies : les mouettes sont-elles une partie du monstre ? Et les poissons ? La nuit ne fait-elle pas partie de son anatomie ? Et qui peut dire où finit le Leviathan, où commence la mer?

C’est sur ce point, sans doute, que le film doit quelque chose à Moby Dick auquel le film se réfère expressément (par son titre, par le choix de pêcheurs de New Bedford). Dans Moby Dick, il n’y a pas qu’une seule baleine ; il y en a plusieurs, au moins trois. Il y a la Baleine Blanche, poursuivie par Achab, et qui n’est pas de ce monde. Il y a la baleine chassée par les marins, dépecée et mise en barils. Et il y a la baleine livresque poursuivie par Melville, qui est un impossible collage de citations tirées de tout ouvrage : romans, journaux de voyages, pièces de théâtre, versets bibliques, encyclopédies de sciences naturelles, manuels de chasse. Roman en morceaux, en fragments, roman du sens dispersé, de l’objet insaisissable, et dont l’ambition est d’accumuler des centaines de pages pour seulement commencer le début d’une ébauche de ce qu’il tente de saisir :
"Tout ce livre n'est qu'une ébauche, non, l'ébauche d'une ébauche !"

Je ressens quelque chose de ça, dans Leviathan. Le film est éclaté en une multiplicité de points de vue : points de vue des marins, mais aussi points de vue non-humains, ceux du bateau, du mât, du filet, ceux des poissons, des mouettes. Il ne s’agit pas de brosser le portrait en pied du monstre, qu’on ne verra jamais en entier, dans aucun plan, mais plutôt de l'ébaucher, de le faire apparaître tout en rendant indéfinies ses limites, de telle sorte qu’on ne sache pas vraiment où commencent la mer, la nuit, et où s’arrête le monstre.

Le point "polémique" d’une telle description-création, c’est, disent les humanistes, le sacrifice des marins. Et c’est vrai qu’ils n’ont aucune place privilégiée dans cette aventure : ils sont des parties du monstre au même titre que les mouettes et le bateau. Ils sont des pièces de la machine, de l’usine-Léviathan. Critikat s’en est ému (1). Les Cahiers en ont eu le coeur tout retourné (2). Je ne vois pas où est le problème, tant que ces critiques en restent à des oppositions convenues (humain/inhumain, noble/ignoble) que le film met justement en discussion.
Je ne connais pas assez de documentaires sur le travail industriel pour avoir une idée claire du genre, mais il me semble que Leviathan a au moins le mérite de la nouveauté dans cette "catégorie", à laquelle il ne se réduit pas. Il ne ressemble pas à ceux fondés sur des témoignages et des montages d’archives. Il ne ressemble pas non plus à "Notre pain quotidien" (je ne l’ai pas vu mais je me souviens de la bande annonce) qui, sur un sujet proche de celui de Leviathan, prenait le parti, ai-je cru comprendre, de dessiner des plans au cordeau sur des abattoirs high-tech, et dont le propos portait contre une rationalité sans autre finalité que la productivité et le profit.
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Ce n’est pas l’idée de Leviathan, dont le projet est de faire remonter à la surface ce que cette image "hygiénique" de l’industrie alimentaire tend à effacer. Le film est parfois écoeurant parce qu’il filme ça : le visqueux, le gluant ;  le déchet ; le mélange indistinct des matières avant leur tri et leur nettoyage. On a parfois envie d’ouvrir la fenêtre et de crier : pitié pour la viande.

Il paraît que le film a été tourné avec des petites caméras GoPro, ça a quelque chose d’ironique. Les caméras GoPro, pour ce que j’en sais, c’est le modèle préféré des sportifs : ils mettent ça sur leur casque, sur leur planche de surf ou que sais-je, et ça donne une image étonnante de luminosité, de précision, de quoi magnifier les sauts et les glissades les plus impressionnantes. Une pub au hasard :
https://www.youtube.com/watch?v=52G2wDfv3Ek

Le film en fait un contre-emploi assez radical : ces petites caméras donnent ici une image sale, parfois illisible, saturée, et tout ça pour filmer quoi ? Non pas la beauté d’un geste sportif, mais la fatigue des bras plongés dans des seaux de poissons. Non pas une célébration de la lumière, de la fluidité des mouvements, mais une exploration des matières, des textures, à ras des choses.






(1) "Leviathan ne semble savoir que faire des humains, ni comment les filmer et les faire exister autrement que comme des figures. Cette dimension représente indéniablement le revers de la visée avant tout plasticienne et conceptuelle du dispositif mis en place par les cinéastes." (Critikat)
(2) "Le projet sent mauvais : les pêcheurs sont ravalés au rang de poissons [...] Prochain projet : Léviathan 2, dans les entrailles d’une benne à ordures ?" (Cahiers du cinéma)


Dernière édition par Eyquem le Jeu 24 Oct 2013 - 8:29, édité 1 fois
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Message par wootsuibrick Sam 14 Sep 2013 - 15:21

Vu un extrait que j'ai trouvé vraiment extraordinaire... il est rare qu'un truc d'actualité me donne envie de courir le voir au ciné... mais celui-ci attise vraiment ma curiosité. (malheureusement pas prêt de débarquer à La Réunion...)
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Message par adeline Dim 20 Oct 2013 - 18:54

J'ai bien envie de réfléchir un peu plus sur Leviathan, pour écrire quelque chose d'un peu travaillé, mais je ne sais trop comment prendre le film.

La première impression que j'ai eue a forcément été de la déception car j'attendais le film depuis très longtemps, je m'attendais à une claque et on est forcément toujours déçu, quand on en attend trop d'un film. J'ai eu l'impression que c'était finalement juste très "expérimental", au sens un peu galvaudé du mot, et que ça n'apportait peut-être pas tant que ça. Impression complètement perdue depuis, car le film est très fort et me reste comme une très forte impression, que j'en parle en bien comme en moins bien. En lisant de-ci de-là des choses et d'autres, des entretiens, des textes, deux trois choses reviennent : l'éclatement des points de vue ou la disparition du point de vue ; les poissons vs les hommes/les humains/l'humanité ; écologie/pêche industrielle ; les raisons du titre.

J'aimerais bien poser deux ou trois questions : qu'est-ce que c'est, le point de vue, qu'est-ce que c'est, une disparition ou un éclatement du point de vue, qu'est-ce que cela induit, provoque ?
Qu'est-ce qui est nouveau, dans ce qu'ils nous montrent ? Qu'est-ce qui n'a encore jamais été montré ? Ou plutôt, qu'est-ce qui, dans le film, n'a jamais été montré ainsi ? Et où cela mène-t-il ?

En vrac, les films auxquels on pense ou que d'autres citent : évidemment Stromboli. Puis L'Homme d'Aran. Je n'ai pas vu Les Morutiers, mais on le cite (Critikat). Le Sang des bêtes. Il y en a forcément d'autres… Bref, je vais essayer d'avancer ici vers un texte. S'il y a des bonnes volontés pour faire avec moi Wink

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Message par Borges Lun 21 Oct 2013 - 20:15

adeline a écrit:J'aimerais bien poser deux ou trois questions : qu'est-ce que c'est, le point de vue, qu'est-ce que c'est, une disparition ou un éclatement du point de vue, qu'est-ce que cela induit, provoque ?
extrait de la belle interview fleuve de deux des trois réalisateurs de Babylon dans l\"impossible cité par GM sur son blog a écrit:

"On avait imaginé ça à un moment : que le film serait raconté du point de vue des arbres. Nous avons intégré ces plans d'arbres pour dire que ce n'était pas un reportage, pas un témoignage, que nous avions essayé de nous délester de tout ce que nous savions pour nous mettre à la place des arbres, et pour regarder cette cité du point de vue des arbres."
-dans un texte débile sur "Breaking Bad" (trafic d'il y a quelques mois), il suffisait que les réalisateurs placent la caméra dans une machine à laver, ou dans un frigo pour que Burdeau se mette à délirer sur le point de vue de la machine à laver, ou du frigo...


Dernière édition par Borges le Lun 21 Oct 2013 - 20:23, édité 1 fois
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Message par Borges Lun 21 Oct 2013 - 20:22

Je dois bien dire que ce film, "Leviathan", ne m'a pas trop épaté...
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Message par wootsuibrick Mar 22 Oct 2013 - 8:16

Les installations d'artistes vidéo du milieu de l'art contemporain, ça doit rarement être ton truc borges. Smile
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Message par Borges Mar 22 Oct 2013 - 8:22

wootsuibrick a écrit:Les installations d'artistes vidéo du milieu de l'art contemporain, ça doit rarement être ton truc borges. Smile

Hi, je crois pas que cela soit le problème; c'est juste que je trouve ça assez vain, dans ce cas, sinon à quelques rares moments...

Wink 
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Message par wootsuibrick Mar 22 Oct 2013 - 8:25

Plus que de point de vue, par rapport "aux dispositifs" qui m'ont passionné dans l'extrait que j'ai vu de Leviathan (la bande annonce, qui est une séquence entière)... je dirai qu'il s'agit de léguer le geste à des éléments naturels qui ne sont pas "immédiatement" ceux de l'oeil qui coordonne le mouvement et le cadre de l'image. Ce qui donne quelques fulgurances visuelles qui sont dues, pas au "hasard", mais à quelque chose qui se pense de manière différé, plus libéré, et qui permet à la caméra de se délier des automatismes professionnels tout en restant dans un thème... car évidemment les réalisateurs choisissent les corps sur lesquels ils posent leurs caméras, et surtout ils voient quels types de mouvements ces corps produisent... mais y a ce quelque chose qui se libère, malgré ce qu'on prévoit de la nature des mouvements des corps choisient pour porter l'image.
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Message par Eyquem Mar 22 Oct 2013 - 11:38

Salut,

Une déclaration que je trouve intéressante de la part des deux auteurs, c'est quand ils disent: on voulait faire un film en mer, sur la pêche en mer, sans jamais filmer la mer elle-même.
Par exemple:
CASTAING-TAYLOR & PARAVEL: Nous avons commencé à filmer dans le port de New Bedford avec l’idée de faire un film sur la pêche où nous ne verrions jamais la mer.
http://cinemadocumentaire.wordpress.com/2013/09/06/leviathan-un-documentaire-de-verena-paravel-et-lucien-castaing-taylor/

Ils ne filment pas la mer, mais ils ne filment pas la terre non plus: on la voit jamais, on ne met jamais le pied sur la terre ferme.

Donc ils ne filment ni la mer, ni la terre. Mais alors, qu'est-ce qu'ils filment? Disons qu'ils filment, et qu'ils créent en même temps, un avant-poste, ou un bastion, une ligne de défense entre terre et mer, qui protège la terre de la mer.
Qu'est-ce que ce serait, la mer qu'ils ne veulent pas filmer? Ce serait l'informe, le sans-limites, le tout-liquide, l'indifférencié.
Qu'est-ce que ce serait la terre? C'est là où nous vivons: c'est le sol stable sous nos pieds, la terre ferme et limitée.
Le navire du film, c'est le point de rencontre des deux; c'est donc aussi le lieu d'une lutte sans merci, d'une bataille épique, contre la mer, contre l'informe. Suffit de voir l'épuisement des marins: ce sont des guerriers, ils y laisseront leur peau, leur santé.
Le navire participe des deux mondes; de la mer et de la terre, de l'informe et de ce qui a forme. D'où son caractère monstrueux.

Comment commence le film? Par le chaos, par de l'informe: c'est la nuit, on ne voit rien, sinon des taches de couleur impossibles à identifier, sinon des sons impossibles à reconnaître. C'est le tohu-bohu primitif; une "bouillie" sonore et visuelle, une "soupe" informe, à quoi le film entend justement donner une forme, au terme d'un combat monstrueux.

Pourquoi le film provoque une sorte de nausée? C'est sans doute pas lié au mal de mer, mais plutôt au sentiment dont on est saisi devant l'informe. Tout se mélange: l'eau avec le sang, la mer avec le ciel, l'organique avec l'inorganique, l'animal avec l'humain. Les tas de poissons, mi-vivants mi-morts, dans lesquels la caméra nous plonge le nez, provoquent la même forme de dégoût: déversés sur le pont, ils figurent une espèce de soupe de matières et de couleurs ternes, sans éclat et sans forme, sans consistance: c'est ni vivant ni mort, ni liquide ni solide, c'est juste poisseux, ou gluant, et cela se déverse à profusion sur le pont.
Le navire, à ce titre, apparaît comme une sorte de machine ou d'usine à transformer cette profusion de matières sans formes: il laboure la mer, la sans-limites, la sans-forme, pour en extraire quelque chose, on sait pas trop quoi, sinon que ce n'est pas sans limites, que ce n'est pas sans formes: les marins trient, ouvrent, taillent, jettent, bref ils imposent une forme, ils découpent dans le vif.

Pourquoi je parlais de ça? J'y pensais à cause de la question des points de vue, que vous souleviez.
La multiplicité des points de vue ne produit pas au final un effet d'éclatement, de dispersion. Je dirais plutôt le contraire: en multipliant les points de vue sur le navire, les images font apparaître ce bateau lui-même; elles le taillent dans le vif, lui donnent une forme, des limites; elles le découpent sur le fond d'une mer sans limites, elles le sculptent, l'extraient d'un fond sans forme dont il participe encore, où il menace de retourner, mais sur le fond duquel il apparaît quand même, comme une victoire provisoire sur la mer, sur l'informel.

Dire que le film met les hommes et les poissons au même niveau (cf les Cahiers), ça me paraît faux.
C'est un film qui introduit des points de vue, des perspectives, des découpages, dans ce qui est sans point de vue, sans perspective, sans découpage: la mer informe, illimitée, indifférenciée. Et c'est l'introduction de ces points de vue, aussi insolites soient-ils, aussi "inhumains" qu'ils paraissent, qui atteste une victoire sur l'informe, donc aussi une présence humaine.
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Message par Borges Mar 22 Oct 2013 - 14:08

hi; c'est joli ce que tu dis Eyquem, mais cela ne me semble pas correspondre à ce que font ces types, les réalisateurs, les travailleurs non plus d'ailleurs... il ne s'agit pas selon mon expérience, en tous les cas, je ne l'ai pas vécu ainsi, d'une victoire sur l'informe, sur la matière antérieure à l'opération de l'homme, même si le titre nous tire du coté de ce désordre, de ce chaos originaire, de cet indéfini, que Levinas  appelle l'élémental (et parfois, si je me trompe pas, le "il y a" )



" Toute relation ou possession se situe au sein du non-possédable qui enveloppe ou contient sans pouvoir être contenu ou enveloppé. Nous l'appelons l'élémental. Le navigateur qui utilise la mer et le vent domine ces éléments, mais ne les transforme pas pour autant en choses. Ils conservent l'indétermination des éléments malgré la précision des lois qui les régissent, que l'on peut connaître et enseigner. L'élément n'a pas de formes qui le contiennent. Contenu sans forme. Ou plutôt il n'a qu'un côté : la surface de la mer et du champ, la pointe du vent, le milieu sur lequel cette face se dessine ne se compose pas de choses . Il se déploie dans sa propre dimension, la profondeur, inconvertible en largeur et en longueur où s'étend la face de l'élément. La chose, certes, elle non plus, ne s'offre que par une face unique; mais nous pouvons en faire le tour, et l'envers en vaut l'endroit. Tous les points de vue se valent. La profondeur de l'élément le prolonge et le perd dans la terre et dans le ciel « Rien ne finit, rien ne commence. »

A vrai dire, l'élément n'a pas de face du  tout. On ne l'aborde pas. La relation adéquate à son essence le découvre précisément comme un milieu : on y baigne. A l'élément, je suis toujours intérieur. L'homme n'a vaincu les éléments qu'en surmontant cette intériorité sans issue, par le domicile qui lui confère une extra-territorialité. Il prend pied dans l'élémental par un côté déjà approprié : un champ par moi cultivé, la mer où je pêche et où j'amarre mes bateaux, la forêt où je coupe du bois et tous ces actes, tout ce travail se réfèrent au domicile."

(Totalité et infini)


je cite, parce que ça rejoint très fort ton expérience du film (on peut aussi penser à ce que dis deleuze du surgissement du point où se fixe une image-perception)

y a pas d'opposition dans le film entre la terre et la mer, comme dans remorques de Grémillon par exemple; faudrait comparer ces deux films...là aussi y a du chaos, de l'indéfini...


Dernière édition par Borges le Mar 22 Oct 2013 - 17:02, édité 1 fois
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Message par Borges Mar 22 Oct 2013 - 14:16

Eyquem a écrit:
Dire que le film met les hommes et les poissons au même niveau (cf les Cahiers), ça me paraît faux.
C'est un film qui introduit des points de vue, des perspectives, des découpages, dans ce qui est sans point de vue, sans perspective, sans découpage: la mer informe, illimitée, indifférenciée. Et c'est l'introduction de ces points de vue, aussi insolites soient-ils, aussi "inhumains" qu'ils paraissent, qui atteste une victoire sur l'informe, donc aussi une présence humaine.
-L'article (très mauvais) de delorme ressemble à un règlement de compte avec independencia, qui adorent le film, au point de l'avoir distribué...

Dire que le film met les hommes et les poissons au même niveau
-au fond, à cette critique, si elle ne va pas plus, on a juste envie de répondre : "et alors, quel est le problème à filmer des hommes comme des poissons, à les changer en poissons, ou je sais pas...?" Si c'est juste une question d'humanisme... on a déjà entendu des gens se plaindre de ce que l'on peint des hommes comme des nègres, des juifs, ou je sais pas...

-là, pour la question de point de vue, faut se demander ce qu'est un point de vue, est-ce une simple question d'espace?

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Message par Borges Mar 22 Oct 2013 - 14:23

wootsuibrick a écrit:Plus que de point de vue, par rapport "aux dispositifs" qui m'ont passionné dans l'extrait que j'ai vu de Leviathan (la bande annonce, qui est une séquence entière)... je dirai qu'il s'agit de léguer le geste à des éléments naturels qui ne sont pas "immédiatement" ceux de l'oeil qui coordonne le mouvement et le cadre de l'image. Ce qui donne quelques fulgurances visuelles qui sont dues, pas au "hasard", mais à quelque chose qui se pense de manière différé, plus libéré, et qui permet à la caméra de se délier des automatismes professionnels tout en restant dans un thème... car évidemment les réalisateurs choisissent les corps sur lesquels ils posent leurs caméras, et surtout ils voient quels types de mouvements ces corps produisent... mais y a ce quelque chose qui se libère, malgré ce qu'on prévoit de la nature des mouvements des corps choisient pour porter l'image.
Hi

C'est le point de vue inverse de Eyquem, finalement; libérer le monde de l'emprise humaine, en quelque sorte; mais je sais pas si le film y parvient, autrement que par des images... je ne crois pas que l'on puisse jamais libérer le hasard en plaçant des caméras de la sorte, même au fond d'un naufrage et en des circonstances éternelles...

(pour libérer la pomme de l'homme, et la faire surgir comme jamais avant, Cézanne n'a pas eu recours à une peinture automatique...)
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Message par Invité Mar 22 Oct 2013 - 14:34

http://www.franceculture.fr/emission-pas-la-peine-de-crier-0


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Message par Eyquem Mar 22 Oct 2013 - 17:21

Mince alors, y a un nouvel inscrit sur le forum, sous le nom de Béhémoth: s'il passait sur le topic Leviathan, ça ferait une bête de discussion.

Borges a écrit:on peut aussi penser à ce que dit deleuze du surgissement du point où se fixe une image-perception
Woot a écrit:je dirai qu'il s'agit de léguer le geste à des éléments naturels qui ne sont pas "immédiatement" ceux de l'oeil qui coordonne le mouvement et le cadre de l'image.
Je relisais les cours de Deleuze, sur l'oeil non humain chez Vertov, sur Ivens, sur l'école française des années 30 (il parle de Grémillon justement, dont j'ai vu aucun film). C'est difficile.
J'avais pensé aux films de cette période en regardant Leviathan, à Vertov en particulier, à cause de cette multiplication des points de vue sous les angles les plus insolites (en dehors de ça, c'est tellement différent que le rapprochement ne donne rien).
J'y ai repensé quand Adeline a posé la question du point de vue.

Deleuze:
Le monde d’avant l’homme c’est pas le monde tel qu’il est sans l’homme, c’est sans doute le monde dans lequel l’homme surgit comme dans une sorte d’acte de naissance, de double naissance et du monde et de l’homme et du rapport de l’homme et du monde.
...
Il y a un thème qui - je reviens en arrière - il y a un thème qui à cette époque vers 1927-1930, tourmente un certain nombre d’hommes de cinéma et qui est vraiment la perception d’avant les hommes ou la perception en absence des hommes. La ville quand il n’y a personne.
...
premier procédé : introduire l’image dans le système de l’universelle interaction. Ca veut dire quoi techniquement ? Ca veut dire se permettre tout. Je veux dire démultiplication de l’image, mise en oblique. Je prends une liste dans un texte de Vertov : "ralenti, accéléré, inversion, démultiplication, oblique - j’insiste sur "oblique", parce que, les "images obliques", on aura à revenir là dessus, on retrouvera ce thème - micro prises de vue, angles insolites et extraordinaires... Je dis que tout ça, c’est la méthode du "pont d’acier" de IVENS aussi. Tout ça est combiné, c’est-à-dire faire danser, multiplier tellement les points de vue, et c’est forcé.

Si je définis l’image subjective par un point de vue comme "immobilisé", un point de vue privilégié, je dirais en même temps car il y a perpétuellement interaction entre les pôles d’images - je dirais que plus le point de vue subjectif est mobilisé - devient mobile - plus il tend à se déverser dans le système objectif. Si vous mettez l’image subjective en complet mouvement du point de vue de son centre de référence, elle va tendre à verser dans le système objectif de l’universelle interaction.
Le dernier paragraphe m'intéressait beaucoup, pour ce film.
Dans "Leviathan", comme rappelle Woot, les petites caméras sont souvent fixées sur le corps des pêcheurs. On dirait donc que ce sont des images "subjectives". Mais comme les angles obtenus ne cessent de changer, sont très souvent insolites, on bascule dans une autre perception: non pas une perception centrée, organisée, à hauteur d'homme comme on dit, mais une perception décentrée, affolée, au ras des choses.

Borges a écrit:L'article (très mauvais) de delorme ressemble à un règlement de compte avec independencia, qui adorent le film, au point de l'avoir distribué
C'est aussi frappant de voir à quel point ça rejoint les arguments contre "La vie d'Adèle" (pas assez "humaniste", sensation de dégoût, etc)


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Message par Eyquem Mar 22 Oct 2013 - 17:30

Sur cette histoire de point de vue, j'ai envie de citer Ponge:
Ponge, dans Raisons de vivre heureux, a écrit:...si l’esprit retourne aux choses d’une manière acceptable par les choses : quand elles ne sont pas lésées, et pour ainsi dire qu’elles sont décrites de leur propre point de vue.
Mais ceci est un terme, ou une perfection, impossible. […] Il y a toujours du rapport à l’homme…Ce ne sont pas les choses qui parlent entre elles mais les hommes entre eux qui parlent des choses et l’on ne peut aucunement sortir de l’homme.


Dernière édition par Eyquem le Mar 22 Oct 2013 - 17:33, édité 1 fois
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Message par Borges Mar 22 Oct 2013 - 17:31

Eyquem a écrit:Mince alors, y a un nouvel inscrit sur le forum, sous le nom de Béhémoth: s'il passait sur le topic Leviathan, ça ferait une bête de discussion.

(...)

C'est aussi frappant de voir à quel point ça rejoint les arguments contre "La vie d'Adèle" (pas assez "humaniste", sensation de dégoût, etc)


-Lol...

-pour les "arguments", parfaitement...
Wink 

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Message par Borges Mar 22 Oct 2013 - 17:33

Eyquem a écrit:
Borges a écrit:je ne crois pas que l'on puisse jamais libérer le hasard en plaçant des caméras de la sorte, même au fond d'un naufrage et en des circonstances éternelles...
Ou, dirait Ponge: on ne peut aucunement sortir de l'homme.
Ponge, dans Raisons de vivre heureux, a écrit:...si l’esprit retourne aux choses d’une manière acceptable par les choses : quand elles ne sont pas lésées, et pour ainsi dire qu’elles sont décrites de leur propre point de vue.
Mais ceci est un terme, ou une perfection, impossible. […] Il y a toujours du rapport à l’homme…Ce ne sont pas les choses qui parlent entre elles mais les hommes entre eux qui parlent des choses et l’on ne peut aucunement sortir de l’homme.

le plus marrant, c'est que je pensais à lui, en écrivant ça (Mallarmé, c'était une feinte)

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Message par adeline Mar 22 Oct 2013 - 18:44

Et ça bosse pour moi là ! C'est super, tout ça…

De mon côté, quand je disais vouloir interroger l'idée du point de vue à propos du film, j'avais en tête les cours de Deleuze sur Leibniz. C'est pas facile non plus… Mais c'est avec ce souvenir du point de vue comme condition de manifestation ou de surgissement d'une vérité dans les choses que je voulais aborder la question. Mais tout se complique de manière intéressante pour l'approche du film dans la suite de ce que raconte Deleuze :

Extrait d'un cours de Deleuze sur Leibniz:

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Message par Béhémoth Mar 22 Oct 2013 - 19:11

Oui, bonjour ! Je vous lis parfois mais je me suis dit que j'allais participer à la discussion (j'ai une envie un peu symétrique à celle d'Adeline, d'écrire quelque chose sur le film). J'ai choisi le pseudo pour la blague... bon. Maintenant ça fait une sorte d' "effet d'annonce", désolé, mais j'essaie de vous poster quelque chose ce soir ou demain.

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Message par py Mer 23 Oct 2013 - 7:37

Bienvenue Béhémoth, chouette on va avoir le double point de vue de la belle et de la bête! (pardon Embarassed)
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Message par Béhémoth Mer 23 Oct 2013 - 11:00

Borges a écrit:
wootsuibrick a écrit:Les installations d'artistes vidéo du milieu de l'art contemporain, ça doit rarement être ton truc borges. Smile
Hi, je crois pas que cela soit le problème; c'est juste que je trouve ça assez vain, dans ce cas, sinon à quelques rares moments...

Je voulais réagir à ça, parce que c'est peut-être une part du problème. À la sortie du cinéma, j'ai eu l'impression qu'en faisant éclater la structure - narrative, temporelle -, le film aurait tout aussi bien pu s'étendre aux 150 heures de rushes que les réalisateurs ont réunis, qu'à une vingtaine de minutes sur lesquelles on aurait pu tomber dans une exposition. (Je me demande justement comment ils ont déterminé la durée du film - 1h30 -, qui est typiquement la durée canonique d'une diffusion en salle). Alors, il n'y a pas forcément de procès d'intentions à faire, mais en regardant un peu ce qui s'écrit sur le film et qui parfois est un peu trop dithyrambique à mon goût, il est très volontairement présenté de manière ambiguë : à la fois comme cette immense coupe dans un flux d'images incroyablement étonnant sur le plan formel, avec son ancrage mythologique (le Léviathan, Job, cette police gothique affreuse...), et les sources "anthropologiques" du projet sur lesquelles Castaing Taylor insiste beaucoup - et qui, de toute façon, habitent l'intention du film qui fut produit, comme ses films précédents et ceux de Véréna Paravel, au sein du fameux Sensory Ethnography Lab qu'il a fondé en 2006.

Bref, je trouve ça intéressant de voir qu'ils aient fini par utiliser les images non retenues dans le film pour faire... des installations, qui assument complètement le potentiel 'gratuit' (même si Borges dit 'vain' Smile) de leur matériau ; tout en multipliant sans cesse, dans les interviews, les références au cinéma ethnographique en tant que tel - à Rouch, au non-interventionnisme (qui motivait au départ, si j'ai bien compris, le choix des caméras GoPros, que les pêcheurs pouvaient ainsi prendre sur eux, garder dans leurs chambres et ainsi de suite : assez classique, au final). Ce serait une erreur de distinguer les deux (film et installations) strictement : maintenant, ils disent que Leviathan fait parti d'un projet descriptif qui prolonge le film dans des oeuvres vidéos autonomes, comme celle où ils projettent certains photogrammes (qu'ils ont regardé un à un pour dénicher les moments où, par hasard, apparaît dans l'image un visage, une ressemblance quelconque où la nature créerait par elle-même des effets de figuration, ce qui renvoie somme toute au grand fantasme des analogies et à une recherche assez courante en peinture, ou en photographie) /
http://www.berlinale.de/de/archiv/jahresarchive/2013/02_programm_2013/02_Filmdatenblatt_2013_20138303.php

Le film me paraît dur à aborder dans cette indétermination là - "générique", disons -, et ça mériterait d'avoir l'avis de quelqu'un qui s'y connaît un peu en cinéma expérimental, je pense. (Sinon, je n'irai pas jusqu'à dire que parfois, les 20 minutes hypothétiques que je mentionne plus haut m'auraient suffi, mais, précisément : pourquoi avoir d'abord fait un film ? pourquoi avoir choisi de monter sur une telle durée, de le diffuser en salle ?... Ça mérite de se poser la question (même si au final, on risque de se heurter à quelque chose qui est juste un désir de diffusion au-delà du festival de Locarno, ce qui n'est pas un mal absolu en soi..)

// en termes de vidéos plaisantes à regarder, je voulais vous montrer un film récent mais sans ampleur (ce n'est pas négatif du tout), d'Hicham Berrada : http://www.hichamberrada.com/rluPage.html - mais il a apparemment restreint l'accès, ce qui est un peu idiot... je vais essayer de le retrouver.

Lucien Castaing-Taylor et/ou Véréna Paravel a écrit:Leviathan fait en effet partie d’un projet plus large, Canst Thou Draw Out Leviathan with a Hook ?, qui consiste en différents portraits physiques et métaphysiques du monde océanique. Il décrit le travail de la pêche industrielle, et en cela s’inscrit dans une histoire longue de la transformation des gens de la mer en images photographiques et cinématographiques – David Octavius Hill, Robert Adamson, Robert Flaherty, John Grierson, etc. Pourtant notre travail résiste à la fois à l’idéalisation romantique et à l’anthropocentrisme de cette tradition, cherchant au contraire une relation moins sentimentale entre mondes humain et marin.
// Ce désir d'ampleur, d'ailleurs, c'est peut-être un peu le défaut de Leviathan - mêlé d'un peu de prétention, je crois, parfois... Je ne comprends pas pourquoi il dit que son travail "résiste à l'idéalisation romantique" du travail des pêcheurs, alors qu'il m'a semblé que le film en faisait une figure très solitaire. Les pêcheurs parlent très peu, et le plan de la douche, ceux où le capitaine manque de s'endormir... tout ça exclue certainement une sorte de "vie à bord" qui devait bien avoir lieu, non ? ne serait-ce qu'à travers le dîner sur les restes duquel le capitaine s'endort, justement, ou même une interaction avec les deux réalisateurs eux-mêmes (pour le coup, c'est étrange que Castaing-Taylor parle "d'anthropologie partagée"). D'une part, le film produit une revendication documentaire très forte (même si j'ai bien compris qu'elle cherchait à s'extraire du texte), où les points de vues seraient étendus à un au-delà de l'anthropocentrisme.. mais je ne sais pas si cela nécessitait d'évincer totalement l'expérience des pêcheurs en-dehors de leur travail (même si c'est vrai que les scènes subjectives sont celles où l'image est très saturée, où les caméras voient mal, entendent mal, comme dans l'ouverture de nuit, avec les chaînes). / je dis pas du tout la même chose que les Cahiers, je crois, par contre...

Ce qui me retient davantage, plus qu'une vision qu'on aurait du labeur et de la fatigue, c'est donc le potentiel esthétique du dispositif : c'est exactement ce que vous soulignez, est-ce qu'on peut réellement s'échapper du point de vue qui est le nôtre ? qu'est-ce que ça veut dire, adopter un point de vue qui ne serait pas humain ?
D'ailleurs, je suis un peu étonné de l'insistance sur ce qui serait violent à montrer dans le film (tout le monde parle des cadavres de poissons, de leur nombre aberrant, du sang rejeté par le bateau), alors que tout cela est sur-esthétisé (je pense qu'ils sont très loin de porter un discours "pour" ou "contre" la pêche industrielle, ce serait contradictoire... le seul moment qui m'a vraiment heurté sur ce point, c'est lorsqu'on voit les deux pêcheurs sectionner les ailes des raies, mais c'est davantage le bruit...). Le reste n'est jamais si dur à soutenir, et malgré certaines scènes plus anxiogènes, je trouve que le montage et le rythme du film donnent au final quelque chose d'assez contemplatif (ça ne veut pas dire que c'est lent : mais je ne me suis jamais senti dégoûté, ou indigné... juste dans une légère passivité / attention à être porté comme ça, de jours en nuits, constamment en rupture, du bateau au fond de l'eau, du vol des mouettes à la relevée stressée des crustacés, etc. Je trouve le film très atopique (effectivement : on ne voit jamais la terre, et on ne voit pas la mer en plan large, comme cette fameuse étendue illimitée qui me semble totalement absente.. je pense que c'est ça que Castaing voulait dire, quand ils disent qu'ils n'ont jamais filmé la mer : il ne filme jamais la mer "romantique").

La nature comme huis-clos où, finalement, tout semble se rejoindre, donc. Je vais vérifier dans les textes de Rouch ou de Morin, mais l'idée du cinéma-vérité, c'est de ne pas croire à la possibilité d'un cinéma "extra-humain", où on pourrait se permettre d'évincer la subjectivité de l'opérateur, ni même la relation qu'il entretient avec ce qu'il filme (le relation affective, pas seulement physique). Ici, c'est tout l'inverse. Tout se passe comme si, à travers cette saisie "cognitive" des images (ce que vous dîtes justement : jamais de symétries, toujours très près du sol, en fonction de mouvements et de cadrages qui sont assez libres), on aboutissait au contraire à une très forte abstraction du point de vue. Rien n'est subjectif. De fait, ce qui compte est beaucoup moins l'affect des gens qui sont sur ce bateau, que l'affect du spectateur (son expérience dans la salle).

Castainf Taylor, toujours dans l'interview du \"blog documentaire" a écrit:Notre représentation de l’humanité est au fond plus humble parce que recontextualisée dans une dimension écologique et cosmique plus large.
Si on parle de cosmos, c'est quand même qu'on suppose une sorte d'obscure communication entre tous ces éléments, aussi. Non seulement toutes ces images en noir, vert et rouge prononcent cela, mais le montage également. Par exemple, il y a deux plans qui se répondent qui m'ont enthousiasmé :

- celui où l'on voit le filet rouge, encore rempli, mais vu d'en dessous et qui laisse s'échapper de petits résidus (parfois ça ressemble à des étoiles de mer, mais je ne suis pas certain)
- celui / ceux où on voit le vol des mouettes la nuit, au ras de l'eau, comme si (c'est drôle) on était les poissons sur le point de se faire attraper. Ce sont les images où le mouvement de l'eau et la vitesse sont assez prononcés.  

En dehors de la grande beauté de voir la surface de l'eau juste d'en dessous, avec une telle résolution... je me demandais pourquoi le plan des mouettes était filmé à l'envers (elles se détachent sur la partie inférieure de l'écran, sur un ciel très noir, tandis que la surface de l'eau "côté ciel" est en haut de l'écran). En fait, je crois que c'est tout simplement parce que ça répète la composition de ce plan avec le filet (résidus rouge dans le courant sur le fond noir de l'eau, avec la surface mouvementée "côté abysse", donc, en haut de l'écran). Comme si la même image était retrouvée deux fois à quelques différences près, les deux envers d'une même surface qui se répondent, deux macrocosmes accolés avec comme point de pivot cette caméra, le bateau, etc. Je crois qu'il faudrait peut-être creuser par là, sur cet échec relatif du film, puisque c'est un peu la preuve qu'en voulant se détacher d'un point de vue anthropocentrique, on en revient toujours à répéter les ressemblances, à retrouver des similitudes dans ces images que nous
projetons sur elles - et c'est en même temps assez touchant, parce que ça donne l'impression d'une participation de la nature avec elle-même, d'un réseaux constant de rappels (les signatures), mais je ne sais pas du tout si c'est un impensé du film, ou ce qui fait son intérêt (parce qu'on ne retrouve jamais d'ordre, d'organisation, de structure.. tout ça est beaucoup plus lâche : pas de romantisme, on a dit).

Bon, je vais peut-être pas monopoliser, l'idée du forum c'est quand même de fragmenter, mais voilà..  (je vais lire les extraits de Deleuze maintenant!)


Dernière édition par Béhémoth le Mer 23 Oct 2013 - 12:57, édité 2 fois

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Message par Béhémoth Mer 23 Oct 2013 - 12:48

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(ce sont des détails alors ce n'est pas très probant, mais si par hasard vous vous souvenez de quand le mouvement accélère)

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Message par adeline Mer 23 Oct 2013 - 18:43

Merci Béhémoth, tout ce que tu écris est super intéressant !

Woot, tu as regardé le film, ou pas encore ? Wink

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Message par wootsuibrick Jeu 24 Oct 2013 - 4:11

Pas encore... je risque d'être trop juste là... je dois partir en chine dix jours à partir de samedi.
(mais comme je vais y voir pas mal d'installations de video artistes, ça pourrait nourrir ma future réfléxion)
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Message par Borges Jeu 24 Oct 2013 - 9:29

adeline a écrit:Merci Béhémoth, tout ce que tu écris est super intéressant !
oui, je trouve aussi
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