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Sartre Merleau-ponty vivant

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Message par Borges Sam 17 Déc 2011 - 11:43

Lu, et suivi la discussion, passionnante, entre (dans tous les sens du mot "entre", celui qui unit, et celui qui sépare, se place entre deux êtres, l'obstacle) Badlanders et Jerzy. Entre Jerzy et Badlanders, il y a deux morts, Sartre et Merleau, ou plutôt le sens à donner à un texte, et au-delà de ce texte, à leur amitié, brouillée, morte, fidèle ou infidèle.

Sartre et Merleau-ponty nous unissent et nous séparent. À quoi, de qui ? À qui, de quoi ? Comme Camus et Sartre, ou Deleuze et Foucault ; ce qui les a séparés se passe en nous, passe à travers nous ; c'est une séparation dans le sens, dans le monde, dans l'histoire ; cela n'a rien de privé, d'individuel ; c'est une séparation, peut-être, transcendantale…



Badlanders pense que Sartre a craché sur son pote mort, Jerzy pensait que non...



J'avais cru que citer le début, admirable, poignant, du texte aurait suffit à convaincre tout le monde, à mettre fin aux conflits des interprétations, à l'injustice, selon moi, de la lecture de Badlanders… Je rêvais. Un bout de texte, un extrait ne dit rien, du texte, de son sens, de sa vie, de sa morale, de son esprit, il faut le texte entier, que Badlanders dit connaître. C’est cette connaissance qui fonderait son approche, son jugement. Rien à redire, pas même à dire : bien entendu, il faut le texte, entier, et pas juste un bout, un passage, même si quelques fois le sens d’un texte peut se cacher, se révéler, se donner à penser, dans une note en bas de page, dans un détail, dans un oubli, une négligence d’écriture, à l’insu de qui croit écrire.

Acceptons, comme acquis, la nécessité de la totalité, qu'il faille tout le texte. Mais pourquoi s'arrêter si vite. On pourrait exiger comme seul horizon du sens vrai, la totalité du monde, et de l’histoire. Le texte lui-même n’étant qu’un passage, un extrait, une trace, un moment, de quelque chose de plus vaste, on ne sait pas très bien ce que cela peut bien vouloir dire le texte entier, où finit un texte, où commence un autre, où finit le texte de Sartre, où commence celui de Merleau-Ponty, leurs vies, donc, la vie de deux penseurs qui ont toujours pensé dans le monde, ancrés, en situation, en perspective, et non en position de survol, dans un face à face...

La question des limites, interne, et externe, du texte tend vers celles du monde, du sujet, de l’autre, vers l'idée qui réglerait la lecture idéale, la lecture juste, une lecture qui ne serait plus dans le monde, située dans le monde, immanente, mais une lecture juste du monde. Ce qui est bien entendu impossible, chez Sartre, et chez Ponty... N’allons donc pas dans ce sens.

Disons, simplement, faut être simple : ce texte déborde dans tant de directions, fait sens dans tant de sens, qu'il faudrait pour en dire quelque chose, le dire, au moins, à tout le moins, comme disait l’autre, relire tout Sartre, tout Merleau-Ponty, avoir une connaissance de tant de choses, mortes, pour nous, qui ne vivons plus dans la puissance effective, vivante de leur action, de leurs effets : le communisme, le marxisme, le capitalisme... la bourgeoisie, le prolétariat... car, c'est là que tout se joue, bien entendu, ce qui nous sépare, c'est ces deux effets de l'Histoire, ces deux fabrications de l'histoire, dont l'amitié de Merleau-ponty et Sartre n'est qu'un effet, plus ou moins nécessaire, plus ou moins contingent... Curieusement, chez les philosophes, ce ne sont pas les filles, le fric, les idées, qui sont cause de partage, de séparation, d’éloignement, mais la politique, une certaine idée de l’existence partagée, commune, donc.

L’amitié philosophique se joue toujours dans l’espace de l’amitié politique, depuis longtemps. Et c’est le centre absent de ce texte, absent, pour nous, mais qui fut alors tellement effectif.

Qu’est-ce qu’une amitié, politique… d’une action politique commune, d’un commun uni par l’idée politique d’une communauté juste, d’une justice commune ?

Ce qui a uni et séparé Sartre et Merleau-Ponty, sans les unir ni les séparer, par exemple et exemplairement, à travers la revue « Les Temps modernes » (une histoire d’amitié, étrangement, entre un milliardaire qui n’oublie la différence de classe que dans l’unité de l’ivresse et un « clochard », qui n’y croit pas trop, à cette illusion ; je parle du film), c’est d’abord l’idée de la communauté.

Qu’est-ce qui vient d’abord ?
Qu'est-ce que vivre, politiquement, une amitié dans l'histoire, une histoire que l'on fait, et qui nous fait, et défait...




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Message par Borges Sam 17 Déc 2011 - 12:06

je commence ici ma lecture, qui sera peut-être longue, peut-être pas, ça dépendra de mon temps, de mon envie... et, surtout de mon désir de communiquer des évidences, parce que pour moi ce texte est évident, d'une force bouleversante... j'ai beaucoup lu Merleau-Ponty, comme tout le monde, Sartre encore plus ; de Merleau-Ponty, l'homme, dans le style, j'avais une idée de surface, d'élégance aristocratique... Ce texte a tout changé, change tout ; il peint un Merleau-Ponty bouleversant, hanté par le négatif, la mort, la perte, celle de l'enfance, de la communauté idéale chrétienne, marxiste, et puis par la mort de la mère, son alter ego ; c'est depuis cette idée de la perte, de ce qui a été perdu avec l'enfance, l'immanence d'un paradis, que la perte qu'est la mort doit être approchée ;

grâce à Sartre, par ce texte, Merleau-Ponty est vivant en moi... et je crois pas que l'on puisse demander plus à un tombeau, au sens littéraire du mot ; Sartre cite le fameux mot de Mallarmé : tel qu'en lui-même, enfin l'éternité le change... Ce texte de Sartre, en moi, pour moi fait partie de ce travail de l'histoire qui fait l'éternité, qui immortalise, non pas une pensée, mais une vie...

Merleau-ponty vivant ;

titre poignant, parce qu'il utilise une catégorie essentielle de la pensée de MMP : la vie ; la hantise commence dès le titre, elle n'est pas seulement un effet du regret, du remord, de la mémoire, elle est dans le texte, dans les mots de Sartre, hantés, habités, animés par ceux de Merleau-Ponty ;

"Merleau-ponty vivant" c'est un titre déchirant, parce qu'on a envie de le continuer... "Merleau-ponty vivant" cela ne veut pas dire seulement, simplement, Merleau-ponty est vivant, dans sa pensée, dans ses livres, dans nos mémoire, cela veut dire aussi, car c'est le sens du texte, ce qui l'anime, Merleau-ponty vivant, les choses auraient été différentes, ah si seulement il n'était pas mort, nous serions enfin devenus des amis, des amis vrais, de vrais amis... nous serions devenus ces amis que nous n'avons jamais vraiment été"

car le texte ne parle pas de la perte d'un ami, le texte parle de ce qui n'a pas eu lieu, d'une amitié qui n'a jamais eu lieu, et qui aurait pu avoir lieu, si la mort n'avait pas refusé cette chance aux deux... La mort et l'histoire, l'événement, comme dit Sartre, reprenant encore une fois une leçon de Merleau-Ponty... que Sartre nous présente comme son guide, l'homme qui lui a appris bien des choses, politiquement, humainement, l'homme, le penseur qui l'a détaché de son anarchisme petit bourgeois individualiste pour l'ouvrir au marxisme... Merleau-ponty fut "marxiste" avant Sartre...

"Merleau-ponty vivant, nous serions devenus des amis"


peut-être, parce que l'amitié est au monde, et que le monde nous ne le faisons pas...





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Message par Borges Sam 17 Déc 2011 - 12:32

lisons :

« En 1955, nous faillîmes nous perdre tout à fait : par abstraction ; il fit un livre sur la Dialectique et m'y prit à partie, vivement. Simone de Beauvoir lui répondit non moins vivement dans Les Temps Modernes : ce fut la première et la dernière fois que nous nous querellâmes par écrit. En publiant nos dissentiments, il semblait que nous dussions les rendre irrémédiables. Tout au contraire, au moment que l'amitié semblait morte, elle commença insensiblement de refleurir. Sans doute avions-nous mis trop de soin à refuser la violence : il en fallait un peu, pour liquider les derniers griefs, et qu'il me dît une bonne fois ce qui lui restait sur le cœur. Bref, l'affaire tourna court et, peu après, nous nous revîmes.

C'était à Venise, dans les premiers mois de 1956 : la Société Européenne de Culture y avait organisé des colloques entre les écrivains de l'Est et ceux de l'Ouest. J'y fus. En m'asseyant, je vis que la chaise voisine restait inoccupée ; je me penchai et vis sur une carte le nom de Merleau- Ponty. On avait cru nous plaire en nous mettant l'un à côté de l'autre. L'entretien commença, je n'écoutais qu'à demi, j'attendais Merleau – non sans crainte. Il vint. En retard, à son habitude. Quelqu'un parlait, il passa derrière moi, sur la pointe des pieds, me toucha légèrement l'épaule et, quand je me retournai, il me sourit. Les conversations se prolongèrent plusieurs jours. Nous n'étions, lui et moi, pas entièrement d'accord, sauf pour nous agacer ensemble quand prenaient la parole un Italien trop éloquent et un Anglais trop naïf qui avaient mandat de faire échouer l'entreprise. Mais, entre tant d'hommes si divers, les uns plus âgés que nous, les autres plus jeunes, venus des quatre coins de l'Europe, nous sentions qu'une même culture, qu'une même expérience, pour nous seuls valables, nous unissaient. Nous passâmes plusieurs soirées ensemble, avec un peu de gêne, jamais seuls : c'était bien ; nos amis présents nous garantissaient contre nous-mêmes, contre la tentation de rétablir prématurément notre intimité ; en conséquence de quoi, nous ne faisions que parler l'un à l'autre. Tous deux sans illusion sur la portée des entretiens, nous souhaitions l'un et l'autre – lui parce qu'il était lieur, moi pour « privilégier » la Gauche – qu'ils reprissent l'année suivante : quand il s'agit de rédiger le communiqué final, nous nous trouvâmes du même avis. Ce n'était rien et c'était la preuve qu'un travail commun pouvait nous rapprocher.

Nous nous rencontrâmes de nouveau : à Paris, à Rome, à Paris encore. Seuls : ce fut la seconde étape. La gêne subsistait, elle tendait à disparaître ; un autre sentiment naquit, la douceur : cette affection désolée, tendrement funèbre rapproche des amis épuisés, qui se sont déchirés jusqu'à n'avoir plus en commun que leur querelle et dont la querelle, un beau jour, a cessé faute d'objet. L'objet, c'était la revue : elle nous avait unis puis séparés ; elle ne nous séparait même plus. Nos précautions avaient manqué nous brouiller : avertis, nous primes soin de ne jamais nous ménager : trop tard ; quoi qu'il fit, chacun n'engageait plus que lui-même ; quand nous faisions le point, il me semblait un peu que nous nous donnions des nouvelles sur nos familles : la tante Marie va se faire opérer, le neveu Charles est reçu à son bachot – et que nous étions assis côte à côte sur un banc, avec des couvertures sur les genoux, traçant, du bout de nos cannes, des signes dans la poussière. Qu'est-ce qui manquait ? Ni l'affection ni l'estime : l'entreprise. Ensevelie sans avoir pu nous séparer, notre activité passée se vengeait en faisant de nous des retraités de l'amitié.

Il fallait attendre la troisième étape, sans rien forcer. J'attendais, sûr de l'y retrouver : nous étions d'accord pour condamner sans réserves la guerre d'Algérie ; il avait renvoyé son ruban rouge au gouvernement de Guy Mollet ; nous nous opposions l'un et l'autre à la dictature brouillonne du gaullisme ; peut-être n'étions-nous pas du même avis sur les moyens de lutter contre elle ; cela viendrait quand il monte, le fascisme rejoint les amis perdus.

Cette année même, je le revis au mois de mars : je faisais une conférence à l’Ecole Normale, il y vint. Cela me toucha : depuis des années c'était moi, toujours, qui sollicitais les rencontres, proposais les rendez-vous ; pour la première fois, il s'était dérangé spontanément. Non pour m'entendre exposer des idées qu'il connaissait par cœur : pour me voir.

A la fin, nous nous retrouvâmes avec Hippolyte et Canguilhem : pour moi, ce fut un moment heureux. Or j'ai su plus tard qu'il avait cru sentir entre nous la persistance d'un malaise. Il n'y en avait pas l'ombre mais, par malheur, j'avais la grippe et j'étais abruti. Quand nous nous quittâmes, il n'avait pas soufflé mot de sa déception mais j'eus un instant, l'impression qu'il s'était rembruni. Je n'en tins pas compte :

" Tout est rétabli, me disais-je, tout va recommencer. » À quelques jours de là, j'appris sa mort et notre amitié s'arrêta sur ce dernier malentendu. Vivant, nous l'aurions dissipé dès mon retour. Peut-être. Absent, nous resterons toujours l'un pour l'autre ce que nous avons toujours été : des inconnus." »






« En m'asseyant, je vis que la chaise voisine restait inoccupée ; je me penchai et vis sur une carte le nom de Merleau-Ponty. On avait cru nous plaire en nous mettant l'un à côté de l'autre. L'entretien commença, je n'écoutais qu'à demi, j'attendais Merleau – non sans crainte. Il vint. En retard, à son habitude. Quelqu'un parlait, il passa derrière moi, sur la pointe des pieds, me toucha légèrement l'épaule et, quand je me retournai, il me sourit. »

il y a une telle beauté, une telle vérité dans ce passage, qu'il faut n'avoir jamais vécu une séparation, des tentatives de réconciliation pour ne pas en avoir les larmes aux yeux…

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Message par Borges Sam 17 Déc 2011 - 12:46

« Que d"amis j'ai perdus qui vivent encore. Ce ne fut la faute de personne : c'étaient eux, c'était moi ; l'événement nous avait faits et rapprochés, il nous a séparés. Et Merleau-Ponty, je le sais, ne disait pas autre chose quand il lui arrivait de penser aux gens qui hantèrent et quittèrent sa vie. Il ne m'a jamais perdu pourtant, il a fallu qu'il meure pour que je le perde.

Nous étions des égaux, des amis, non pas des semblables : nous l'avions compris tout de suite et nos différends, d'abord, nous amusèrent ; et puis, aux environs de 1950, le baromètre tomba : bonne brise sur l'Europe et sur le monde ; nous deux, la houle nous cognait crâne contre crâne et, l'instant d'après, jetait chacun de nous aux antipodes de l'autre. Nous ne rompîmes jamais des liens si souvent tendus : si l'on demande pourquoi, je dirai que nous eûmes beaucoup de chance et, quelquefois, du mérite. Nous essayâmes chacun de rester fidèle à soi et à l'autre, nous y réussîmes à peu près. Merleau est encore trop vif pour qu'on puisse le peindre, il se laissera mieux approcher – à mon insu peut-être – si je raconte cette brouille qui n'a pas eu lieu, notre amitié. »


Encore ce passage... oui, à cause de sa beauté, parce qu'il s'impose, recommence sans cesse... et dit l'essentiel, l'amitié n'a pas eu lieu, en ayant eu lieu... Pour bien lire ce passage, ce qui passe dans ce passage, il faut avoir en tête ce débordement du désir d'amitié sur l'amitié empirique, au monde... Le désir d'un plus d'amitié, d'un plus de vie, pour rattraper ce qui n'a pas eu lieu, pour échapper à l'histoire, au monde, à tout ce qui nécessairement, nous sépare... Désir d'un plus d'amitié, parce que la mesure de l'amitié, pour les deux, pour nous, le modèle, ce fut Montaigne et La Boétié... Leur amitié ne fut pas à cette mesure, mais mesurée par elle... l'allusion à Montaigne est importante, pas seulement parce que Ponty a écrit un superbe texte sur lui, mais aussi parce que Sartre compare Montaigne à Merleau, mais les comparer c'est aussi demander après l'ami idéal que fut La Boétie...


L'ami, l'autre en soi, l'autre soi, pour Ponty, ce fut la mère... l'idéalité de l'intersubjectivité transcendantale... on le verra...

Où est la maison de mon ami, de l'ami...?

Il faut, pour bien lire ce passage, jouer avec tous les sens du mort "perdre", "perte"... en ayant en tête la hantise du texte de Sartre par ceux de Merleau...


Dernière édition par Borges le Sam 17 Déc 2011 - 13:00, édité 1 fois
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Message par Borges Sam 17 Déc 2011 - 12:55

Mais d'où viennent donc les crachats de Badlanders?

peut-être du texte même... mais ils y unissent Merleau et Sartre....

"On m'a montré, en Chine, les statues de deux traitres, au fond d'une fosse ; on leur crache dessus depuis un millénaire, ils sont tout luisants, érodés par la salive humaine. Nous ne luisions pas encore, Merleau et moi, mais le travail d'érosion était commencé. On ne nous pardonnait pas de refuser le manichéisme."


question : pq continue-t-on à cracher sur Sartre, et plus sur Camus, ou sur Merleau ?

à cause de sa haine absolue de la bourgeoisie ?

une haine, disait-il, qui ne prendrait fin qu'avec sa mort ; ce qui doit s'entendre doublement :

- quand je serai mort, prendra fin ma haine de la bourgeoisie,
- quand je serai mort, alors on ne ne détestera plus la bourgeoisie...


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Message par Borges Sam 17 Déc 2011 - 18:23


(17:45:35) Baldanders: je hais la bourgeoisie comme tu peux pas savoir, Borges, et je n'aime pas Sartre, ce bourgeois

lol, comme on dit ;

faut tout de même savoir un peu de son histoire culturelle... tout ce que tu peux détester dans la bourgeoisie, c'est une création de Sartre... Sartre a inventé, avec quelques autres, la figure du bourgeois... la bourgeoisie, c'est une fiction politique, littéraire... idéologique, dont Sartre est l'un des grands créateurs...


(17:45:35) Baldanders: je hais la bourgeoisie comme tu peux pas savoir, Borges, et je n'aime pas Sartre, ce bourgeois


Ah, comme je peux être étonné, parfois : détester la bourgeoisie et aimer le film d'un admirateur de Mitterand, Guédiguian. Le classer très haut, c'est à rire ; mais je ris pas ; chacun tire son plan, le trace, comme il peut. Mais y a de la logique dans cette préférence, finalement. Le hasard nous rattrape toujours... les coïncidences, car, comme le dit Badiou : "Mitterand a enterré Sartre".

(badiou, entretiens1, 205.)

"Les Neiges..." sont un film des années 1980, sur un point essentiel, c'est un film sans étrangers, sans Arabes, je veux dire, puisque c'est ce que désigne essentiellement ce mot, maintenant... L'étranger en y est absent, même sous la forme négative du délinquant ; la seule place faite aux "immigrés" c'est celle du début, celle des travailleur mis à la porte, celle du chômeur, donc... Comme je disais, le film est trahi par la chanson, c'est un film animé par la morbidité, la qualité mitterrandienne, par excellence, avec la montagne, dans le rôle de la pyramide.

On parle de la naïveté de la représentation du délinquant, un brave gars qui s'occupe de ses frères, qui vole, pour payer ses dettes, son loyer... Mais c'est oublier qu'il y a deux délinquants dans le film, le vrai et le faux ; partage classique, bien entendu ; celui qui oppose toujours, dans les infos, et dans les déclarations des chefs de la police, les meneurs aux menés, les braves gars manipulés, ou je sais pas, les gentils pauvres, et les méchants pauvres... Le film n'est pas naïf, il est d'opinion... Comme le montre le scène où le mec va chercher du boulot, en cachant son bras blessé... Image du bon pauvre, du bon chômeur... à qui veut-il plaire ? de qui veut-il ainsi se distinguer ?





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Message par Invité Sam 17 Déc 2011 - 20:44

Putain mais c'est piteux cette discussion. 4/20 sur le commentaire de texte (4 parce que tout le monde reconnaît que Sartre est en effet mort)
Si vous vouliez dire quelque chose d'intéressant vous pourriez avoir un peud e panache et commenter n'importe quelle page des Cahiers pour Une Morale ou essayer de comprendre pourquoi Merleau Ponty, à la même époque, critique la langue diplomatique de Staline à coup de citation de Trotsky dont le contenu est lui-même une apologie de la Realpoliitk

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Message par Invité Dim 18 Déc 2011 - 0:32

J'ai en effet retiré tous mes posts, où virevoltaient dans tous les sens les noms d'oiseaux. Car j'ai eu honte de m'adresser à Baldanders par le mépris, l'insulte gratuite. Il ne le méritait en rien. Au contraire, je trouve, en relisant tout ça, qu'il s'est montré incroyablement patient. Et il disait des choses très intéressantes, parfois mêmes troublantes par leur acuité ("psychanalytique"), quand j'ai consenti enfin à le LIRE.


Mon petit comm, à côté, y a aucune malice dedans, c'est vraiment ce que j'ai ressenti, sur le coup.

Ce sont donc de sincères excuses à Baldanders (qu'il les accepte ou pas n'est pas le problème: il m'importe, à moi, de m'excuser. Il a le droit inaliénable de me considérer comme une ordure).
En effet, j'ai systématiquement refusé de lire, en me bouchant les oreilles, si je puis dire, parce que je ne voulais rien en savoir.
Finalement, quand j'ai accepté de lire son analyse de texte, j'ai eu honte de mon mépris constamment exprimé à son égard. Il n'y a donc là aucun ricanement.

Il a, avec raison et une obstination que je salue, mis une grosse claque à mon ego infatué, d'égautiste. Ce qui est d'ailleurs une bonne formule. A titre d'égautiste, j'aimerais dire aussi que je ne suis pas d'extraction bourgeoise. Mais que j'adore les bourgeois Very Happy (bon, passons)



Je reconnais tout ça, et je l'en remercie.


ça donne à réfléchir, bien sûr, à bien des regards.




Bien sûr, j'avais "plaqué", comme Baldanders le souligne, des émotions et des expériences personnelles sur ce texte.


Oui, je m'adressais aussi à Borges, à cette occasion et par ce prétexte. C'était un hommage. En vérité, je me contrefoutais complètement de livrer une "lecture" au laser de ces fameuses phrases. Je donnais un contrepoint à ces allusions insistantes: ma servilité supposée, mon idôlatrie, le bon toutou que je suis, allant mordre aux mollets tout qui s'aviserait d'égratigner l'image d'un bon père, une image de "père noël"



Alors, oui, j'ai été pris en flagrant délit d'instrumentalisation de ces phrases. Mais j'avais donné moi-même le fouet pour me faire fouetter.

J'ai reçu une bonne fessée, et je suis content.







Ceci étant dit. Ma petite contribution au problème de l'analyse du texte:


Je respecte la lecture de Baldanders, rigoureusement fondée sur "les rapports qu'impliquent les structures des phrases."
Elle se tient rigoureusement sous cet angle particulier.

Il faut cependant accepter l'idée que ce texte, considéré pour lui-même et isolé du reste (quoique synthétisant la tonalité de l'ensemble, comme suggéré) est une sorte de paradoxe étonnant.

L'hypothèse de travail, c'est que le texte, dans sa construction même, exhibe, intentionnellement, tout en le cachant, intentionnellement aussi, un double sens (un semblant d'éloge d'une amitié d'un côté, un reproche de trahison derrière):

Reprenons le mouvement.
Le sens de ces phrases, c'est donc:

- Sartre aurait été un ami fidèle, lui, jusqu'au bout, de MP, qui, de son côté, ne le fut pas, ce qui veut dire: MP, lui, avait abandonné cette amitié.

Il fallut donc que MP meure pour que Sartre perde cette amitié, qui fut toujours présente, de son côté à lui. La perte serait ainsi du seul côté de Sartre. Et par cette tournure, censée rendre hommage à cet ami décédé, Sartre se tresse à cette occasion une auréole d'ami fidèle trahi par les siens, MP en l'occurrence. -



Rien ne semble pouvoir invalider ce double-sens, qui se révèle au seul examen rigoureux des rapports impliqués par les structures des phrases tel que Baldanders le dégage.



Néanmoins, y a un petit problème qui persiste.



- Premièrement, cette lecture, en apparence objective, structurelle, n'exige-t-elle pas, pour qu'on y acquiesce, qu'on acquiesce préalablement à une hypothèse hors-texte? Précisément: que le but de Sartre dans son hommage est en réalité de reprocher l'infidélité et la trahison des amis qu'il a perdus.

N'est-ce pas cette hypothèse "hors-texte" qui organise elle-même la façon dont on décompose ici les éléments du discours pour mieux dégager sa structure globale: en décidant que telle antéposition, par sa place, indique que "x", que telle virgule ou telle tournure indique que "y". On peut juste se poser cette question.
On ne peut exclure, dans une analyse textuelle de ce type, une stratégie de lecture, un forçage de signification. Je pose juste la question: n'est-il pas possible de dégager d'un texte un sens qui ne s'y trouve pas vraiment, en jouant précisément sur la structure de la phrase?




- Ensuite, se pose selon moi un autre problème, plus épineux:


Je me pose les questions suivantes:

Sartre sait écrire et sait ce qu'écrire veut dire. Ce n'est pas contesté: on nous dit même qu'il le sait si bien qu'il loge des doubles sens perfides dans la structure de ses énoncés.

Quelques mots rapides sur la philosophie de Sartre. Que Baldanders se rassure, je n'appelle pas ici de la "théorie hors-sujet" au secours du sens d'un texte concret. Patience donc, j'explique plus bas la nécessité de ce petit détour, pour aborder une question purement logique.

Sartre n'ignore rien des ruses de la "mauvaise foi": elle est pour lui le nom de l'inconscient, auquel il ne croit pas, avançant que nous sommes conscience, liberté et responsabilité de nos actes et paroles jusque dans notre passivité la plus profonde.
La position philosophique de Sartre à cet égard, c'est que "l'inconscient", c'est une excuse que nous brandissons pour refuser notre responsabilité. Du moins dans le cadre de ce qu'on nomme une "névrose". La mauvaise-foi, c'est d'invoquer une nécessité objective qui fait de nous ce que nous sommes à un moment x: "je suis comme ça, c'est dans ma nature, je ne me l'explique pas".

Le recours à l'inconscient serait de cet ordre: "je ne suis pas libre de mes actes, je suis agi par des forces qui me dépassent; dont je peux éventuellement prendre conscience si j'entre dans un travail psychanalytique".

Selon Sartre, il n'y a rien de caché, pas de "folle du logis", pas de "poche" obscure, derrière notre conscience, contenant des forces, fruit de notre refoulement et insues de nous, faisant de nous des marionnettes incontrôlables, agies sans leur consentement. Nous sommes condamnés, grand classique, à la liberté. C'est si difficile à accepter, à assumer, que nous mobilisons toute notre mauvaise-foi, qui est une foi, même mauvaise, et de charbonnier, pour justifier la nécessité objective d'un état de fait que nous n'aurions pas choisi, et ainsi nous empêcher d'agir, de briser cette nécessité, de modifier une situation, nous révolter, avoir prise sur l'existence, enfin. "La liberté, c'est ce que nous faisons de ce que la vie a fait de nous".


Pourquoi je rappelle tout ça?


Parce que, dans le problème de lecture qui nous est posé ici, il faut accepter aussi une hypothèse contenant deux possibilités.

De deux choses l'une:

soit Sartre, sachant tout ça, le professant, se laisse piéger comme un bleu par les forces de l'inconscient, et laisse affleurer cet inconscient dans son bavardage ("à quelle fuite, ou solitude, condamne parfois l'intelligence", dit Baldanders). Il pense faire l'éloge d'un ami mort, et patatras, son inconscient le rattrape: il exprime des horreurs.

Bien entendu, cette première possibilité est exclue: on vient de nous expliquer que la structure des phrases, très précise, sans la moindre ambiguité, indique que Sartre a bien l'intention de dire ce qu'il dit, de livrer ce double sens. Sinon il faudrait admettre que c'est l'inconscient lui-même, qui plus est l'inconscient d'un texte, comme un alien dans la tête de Sartre, qui combine tout seul des structures syntaxiques pour faire surgir une attaque dans l'éloge. Or Baldanders insiste bien sur la stratégie du texte: adresser des reproches "voilés", "à qui sait entendre", aux merleau-pontyens infidèles.

Cette première possibilité étant exclue, ne reste que la deuxième:

soit Sartre, décidément, en tant qu'homme, est plutôt petit et mesquin. Il écrit, explicitement, délibérément, un hommage à MP-décédé dans le seul but de cracher sur sa mémoire. Il a tout prévu, tout calculé, pesé chaque mot, pour que le poison soit diffusé dans son propos.


Bien évidemment, il faut souscrire à l'idée que Sartre est foncièrement stupide: il construit un hommage truffé de bassesses, dans l'inconscience totale, totalement incapable de concevoir, d'imaginer un seul instant, que quelqu'un, un tant soit peu bon grammairien et bon analyste de textes, exhibera, en deux coups de cuillère à pot, la malignité de son procédé rhétorique.

Mais si on se refuse à croire que Sartre est suffisamment stupide pour croire que personne n'y verra goutte, il ne reste plus qu'à postuler que Sartre écrit un texte où s'affiche délibérément son intention de se dénigrer lui-même:

"bonjour mesdames, bonjour messieurs, je vais vous expliquer maintenant, point par point, pourquoi je suis au fond un sale type".


Ces diverses hypothèses n'étant quand même pas très plausibles, tout ceci ressemble un peu, au final, à un subtil jeu rhétorique, opérant sur le texte, destiné à établir que Sartre n'était ni très admirable, ni très moral, ni très responsable, sur le plan humain. Ce qui, "en ombre chinoise" selon la belle formule de Baldanders, discrédite sa philosophie.

Ou quelque chose comme une démonstration rouée, agencée par un psychanalyste chevronné, pour établir l'imposture de la critique par Sartre de la notion d'inconscient.

Ou un bel exercice finaud de normalien, une subtile "déconstruction-reconstruction" de texte, comme on en trouve parfois...

etc, etc

Bref, si on veut bien examiner ces problèmes que je soulève à propos de cette façon de procéder, et les prendre en compte, on voudra bien éventuellement concéder aussi que les interprétations d'un texte par l'examen au "tire-ligne", "froid et objectif" des "rapports impliqués par les structures de phrases, c'est peut-être un exercice virtuose, roué, rusé, un beau jeu d'esprit, impressionnant à bien des égards, mais qui, éventuellement, ne "prouve" pas grand chose. Ce qu'en des termes peu avenants, je le concède aisément, je nommais, de la "sodomisation d'anophèles".


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Message par balthazar claes Ven 26 Avr 2013 - 21:22

JPS est d'accord pour dire de son côté (dans Qu'est-ce que la littérature?) que lui réclamer un striptease n'est vraiment pas la chose à faire. Pour un peu il se retournerait dans sa tombe : réduire ses travaux et ses peines à l'expression d'une « subjectivité qui se livre sous les espèces de l'objectif », d'une âme se dévoilant à la postérité à l'insu de son plein gré, et qui ne se sera jamais consacrée qu'à la « vanité de disputes sanglantes », il trouve que c'est faire de la vaine causette, et refouler, pour le coup, les questions qui se posent aujourd'hui, sans parler de celles qui se posaient hier.


Il faut se rappeler que la plupart des critiques sont des hommes qui n'ont pas eu beaucoup de chance et qui, au moment où ils allaient désespérer, ont trouvé une petite place tranquille de gardien de cimetière. Dieu sait si les cimetières sont paisibles. Il n'en est pas de plus riant qu'une bibliothèque. Les morts sont là : ils n'ont fait qu'écrire, ils sont lavés depuis longtemps du péché de vivre et d'ailleurs on ne connaît leur vie que par d'autres livres que d'autres morts ont écrit sur eux. Rimbaud est mort. Morts Paterne Berrichon et Isabelle Rimbaud ; les gêneurs ont disparu, il ne reste que les petits cercueils qu'on range sur des planches, le long des murs, comme les urnes d'un columbarium. Le critique vit mal, sa femme ne l'apprécie pas comme il faudrait, ses fils sont ingrats, les fins de mois difficiles. Mais il lui est toujours possible d'entrer dans sa bibliothèque, de prendre un livre sur un rayon et de l'ouvrir. Il s'en échappe une légère odeur de cave et une opération étrange commence, qu'il a décidé de nommer la lecture. Par un certain côté, c'est une possession : on prête son corps aux morts pour qu'ils puissent revivre. Et par un autre côté, c'est un contact avec l'au-delà. Le livre, en effet, n'est point un objet, ni non plus un acte, ni même une pensée : écrit par un mort sur des choses mortes, il n'a plus aucune place sur cette terre, il ne parle de rien qui nous intéresse directement ; laissé à lui-même il se tasse et s'effondre, il ne reste que des taches d'encre sur du papier moisi, et quand le critique ranime ces taches, quand il en fait des lettres et des mots, elles lui parlent de passions qu'il n'éprouve pas, de colères sans objet, de craintes et d'espoirs défunts. C'est tout un monde désincarné qui l'entoure où les affections humaines, parce qu'elles ne le touchent plus, sont passées au rang d'affections exemplaires, et pour tout dire, de valeurs. Aussi se persuade-t-il d'être entré en commerce avec un monde intelligible qui est comme la vérité de ses souffrances quotidiennes et leur raison d'être. Il pense que la nature imite l'art comme, pour Platon, le monde sensible imitait celui des archétypes. Et, pendant le temps qu'il lit, sa vie de tous les jours devient une apparence. Une apparence sa femme acariâtre, une apparence son fils bossu : et qui seront sauvées parce que Xénophon a fait le portrait de Xanthippe et Shakespeare celui de Richard III. C'est une fête pour lui quand les auteurs contemporains lui font la grâce de mourir : leurs livres, trop crus, trop vivants, trop pressants passent de l'autre bord, ils touchent de moins en moins et deviennent de plus en plus beaux ; après un court séjour au purgatoire, ils vont peupler le ciel intelligible de nouvelles valeurs. Bergotte, Swann, Siegfried, Bella et M. Teste : voilà des acquisitions récentes. On attend Nathanaël et Ménalque. Quant aux écrivains qui s'obstinent à vivre, on leur demande seulement de ne pas trop remuer et de s'appliquer à ressembler dès maintenant aux morts qu'ils seront. Valéry ne s'en tirait pas mal, qui publiait depuis vingt-cinq ans des livres posthumes. C'est pourquoi il a été, comme quelques saints tout à fait exceptionnels, canonisé de son vivant. Mais Malraux scandalise. Nos critiques sont des cathares : ils ne veulent rien avoir à faire avec le monde réel sauf d'y manger et d'y boire et, puisqu'il faut absolument vivre dans le commerce de nos semblables, ils ont choisi que ce soit dans celui des défunts. Ils ne se passionnent que pour les affaires classées, les querelles closes, les histoires dont on sait la fin. Ils ne parient jamais sur une issue incertaine et comme l'histoire a décidé pour eux, comme les objets qui terrifiaient ou indignaient les auteurs qu'ils lisent ont disparu, comme à deux siècles de distance la vanité de disputes sanglantes apparaît clairement, ils peuvent s'enchanter du balancement des périodes et tout se passe pour eux comme si la littérature tout entière n'était qu'une vaste tautologie et comme si chaque nouveau prosateur avait inventé une nouvelle manière de parler pour ne rien dire. Parler des archétypes et de « l'humaine nature », parler pour ne rien dire ? Toutes les conceptions de nos critiques oscillent de l'une à l'autre idée. Et naturellement toutes deux sont fausses : les grands écrivains voulaient détruire, édifier, démontrer. Mais nous ne retenons plus les preuves qu'ils ont avancées parce que nous n'avons aucun souci de ce qu'ils entendent prouver. Les abus qu'ils dénonçaient ne sont plus de notre temps ; il y en a d'autres qui nous indignent et qu'ils ne soupçonnaient pas ; l'histoire a démenti certaines de leurs prévisions et celles qui se réalisèrent sont devenues vraies depuis si longtemps que nous avons oublié qu'elles furent d'abord des traits de leur génie ; quelques unes de leurs pensées sont tout à fait mortes et il y en a d'autres que le genre humain tout entier a reprises à son compte et que nous tenons pour des lieux communs. Il s'ensuit que les meilleurs arguments de ces auteurs ont perdu de leur efficience ; nous en admirons seulement l'ordre et la rigueur ; leur agencement le plus serré n'est à nos yeux qu'une parure, une architecture élégante de l'exposition, sans plus d'application pratique que ces autres architectures : les fugues de Bach, les arabesques de l'Alhambra.

Dans ces géométries passionnées, quand la géométrie ne convainc plus, la passion émeut encore. Ou plutôt la représentation de la passion. Les idées se sont éventées au cours des siècles, mais elles demeurent les petites obstinations personnelles d'un homme qui fut de chair et d'os ; derrière les raisons de la raison, qui languissent, nous apercevons les raisons du cœur, les vertus, les vices, et cette grande peine que les hommes ont à vivre. Sade s'évertue à nous gagner et c'est tout juste s'il scandalise : ce n'est plus qu'une âme rongée par un beau mal, une huître perlière. La Lettre sur les spectacles ne détourne plus personne d'aller au théâtre, mais nous trouvons piquant que Rousseau ait détesté l'art dramatique. Si nous sommes un peu versés dans la psychanalyse, notre plaisir est parfait : nous expliquerons Le Contrat social par le complexe d'Oedipe et L'Esprit des Lois par le complexe d'infériorité ; c'est-à-dire que nous jouirons pleinement de la supériorité que les chiens vivants ont sur les lions morts. Lorsqu'un livre présente ainsi des pensées grisantes qui n'offrent l'apparence de raisons que pour fondre sous le regard et se résoudre à des battements de cœur, lorsque l'enseignement qu'on en peut tirer est radicalement différent de celui que son auteur voulait donner, on nomme ce livre un message. Rousseau, père de la révolution française, et Gobineau, père du racisme, nous ont envoyé des messages l'un et l'autre. Et le critique les considère avec une égale sympathie. Vivants, il lui faudrait opter pour l'un contre l'autre, aimer l'un, haïr l'autre. Mais ce qui les rapproche avant tout, c'est qu'ils ont un même tort, profond et délicieux : ils sont morts.

Ainsi doit-on recommander aux auteurs contemporains de délivrer des messages, c'est-à-dire de limiter volontairement leurs écrits à l'expression involontaire de leur âme. Je dis involontaire car les morts, de Montaigne à Rimbaud, se sont peint tout entiers, mais sans en avoir le dessein et par-dessus le marché ; le surplus qu'ils nous ont donné sans y penser doit faire le but premier et avoué des écrivains vivants. On n'exige pas d'eux qu'ils nous livrent des confessions sans apprêts, ni qu'ils s'abandonnent au lyrisme trop nu des romantiques. Mais, puisque nous trouvons du plaisir à déjouer les ruses de Chateaubriand ou de Rousseau, à les surprendre dans le privé au moment qu'ils jouent à l'homme public, à démêler les mobiles particuliers de leurs affirmations les plus universelles, on demande aux nouveaux venus de nous procurer délibérément ce plaisir. Qu'ils raisonnent donc, qu'ils affirment, qu'ils nient, qu'ils réfutent et qu'ils prouvent ; mais la cause qu'ils défendent ne doit être que le but apparent de leurs discours : le but profond, c'est de se livrer sans en avoir l'air. Leurs raisonnements, il faut qu'ils les désarment d'abord, comme le temps a fait pour ceux des classiques, qu'ils les fassent porter sur des sujets qui n'intéressent personne ou sur des vérités si générales que les lecteurs en soient convaincus d'avance ; leurs idées, il faut qu'ils leur donnent un air de profondeur, mais à vide, et qu'ils les forment de telle manière qu'elles s'expliquent évidemment par une enfance malheureuse, une haine de classe ou un amour incestueux. Qu'ils ne s'avisent pas de penser pour de bon : la pensée cache l'homme et c'est l'homme seul qui nous intéresse. Un sanglot tout nu n'est pas beau : il offense. Un bon raisonnement offense aussi, comme Stendhal l'avait bien vu. Mais un raisonnement qui masque un sanglot, voilà notre affaire. Le raisonnement ôte aux pleurs ce qu'ils ont d'obscène ; les pleurs, en révélant son origine passionnelle, ôtent au raisonnement ce qu'il a d'agressif ; nous ne serons ni trop touchés, ni du tout convaincus et nous pourrons nous livrer, en sécurité, à cette volupté modérée que procure, comme chacun sait, la contemplation des œuvres d'art. Telle est donc la « vraie », la « pure » littérature : une subjectivité qui se livre sous les espèces de l'objectif, un discours si curieusement agencé qu'il équivaut à un silence, une pensée qui se conteste elle-même, une Raison qui n'est que le masque de la folie, un Éternel qui laisse entendre qu'il n'est qu'un moment de l'Histoire, un moment historique qui, par les dessous qu'il révèle, renvoie tout à coup à l'homme éternel, un perpétuel enseignement, mais qui se fait contre les volontés expresses de ceux qui enseignent.

Le message est, au bout du compte, une âme faite objet. Une âme ; et que fait-on d'une âme ? On la contemple à distance respectueuse. On n'a pas coutume de montrer son âme en société sans un motif impérieux. Mais, par convention et sous certaines réserves, il est permis à quelques personnes de mettre la leur dans le commerce et tous les adultes peuvent se la procurer. Pour beaucoup de personnes aujourd'hui, les ouvrages de l'esprit sont ainsi de petites âmes errantes qu'on acquiert pour un prix modeste : il y a celle du bon vieux Montaigne, et celle du cher La Fontaine, et celle de Jean-Jacques, et celle de Jean-Paul, et celle du délicieux Gérard. On appelle art littéraire l'ensemble des traitements qui les rendent inoffensives. Tannées, raffinées, chimiquement traitées, elles fournissent à leurs acquéreurs l'occasion de consacrer quelques moments d'une vie toute entière tournée vers l'extérieur à la culture de la subjectivité. L'usage en est garanti sans risques : le scepticisme de Montaigne, qui donc le prendrait au sérieux, puisque l'auteur des Essais a pris peur quand la peste ravageait Bordeaux ? Et l'humanisme de Rousseau, puisque « Jean-Jacques » a mis ses enfants à l'asile ? Et les étranges révélations de Sylvie, puisque Gérard de Nerval était fou ? Tout au plus, le critique professionnel instituera-t-il entre eux des dialogues infernaux et nous apprendra-t-il que la pensée française est un perpétuel entretien entre Pascal et Montaigne. Par là, il n'entend point rendre Pascal et Montaigne plus vivants, mais Malraux et Gide plus morts. Lorsque enfin les contradictions internes de la vie et de l'oeuvre auront rendu l'une et l'autre inutilisables, lorsque le message, dans sa profondeur indéchiffrable, nous aura enseigné ces vérités capitales : « que l'homme n'est ni bon ni mauvais », « qu'il y a beaucoup de souffrance dans une vie humaine », « que le génie n'est qu'une longue patience », alors le but ultime de cette cuisine sera atteint et le lecteur, en reposant son livre, pourra s'écrier, l'âme tranquille : « Tout cela n'est que littérature. »

Mais puisque pour nous, un écrit est une entreprise, puisque les écrivains sont vivants avant que d'être morts, puisque nous pensons qu'il faut tenter d'avoir raison dans nos livres et que, même si les siècles nous donnent tort par après, ce n'est pas une raison pour nous donner tort par avance, puisque nous estimons que l'écrivain doit s'engager tout entier dans ses ouvrages, et non pas comme une passivité abjecte, en mettant en avant ses vices, ses malheurs et ses faiblesses, mais comme une volonté résolue et comme un choix, comme cette totale entreprise de vivre que nous sommes chacun, alors il convient que nous reprenions du début du problème et que nous nous demandions à notre tour : pourquoi écrit-on ?

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