Nashville (R. Altman, 1975)
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Nashville (R. Altman, 1975)
Nashville de Robert Altman, donc.
Une des importantes ressorties de l'été,ou plutôt sortie tout court, je crois car le film était resté inédit en France.
Un film imposant par sa durée (2h40), son grand nombre de personnages (24 ?), la longueur de ses morceaux de musique (qui doivent occuper quelque chose comme la moitié du métrage). Autant dire qu'il faut (vraiment) aimer la country.
Altman prend le genre du film choral au pied de la lettre puisqu'on n'y fait que chanter du début à la fin. Il y a les lead singers : des stars locales et des politiciens en campagne, dont les caprices, la vanité et la lâcheté sont dépeints avec toute l'ironie mordante dont peut faire preuve Altman (mention spéciale à Géraldine Chaplin en journaliste stupide et rapace de la BBC). Showbiz, politique et religion cohabitent en bonne intelligence pour s'attirer les faveurs de la population locale.
Et puis, il y a les coeurs, donc : des personnages plus ou moins mystérieux, plus ou moins anonymes, qui vont et viennent dans la ville, vaquant à leurs petites affaires. On finit en général par comprendre ce qu'ils ont à y faire, mais pas toujours, à l'image de cet étrange magicien en moto "à la Easy Rider" (Jeff Goldblum) ou de ce musicien fraîchement débarqué qu'on ne verra jamais jouer de son instrument et qui commettra à la fin un acte violent et dramatique (je vous gâche pas la surprise) dont Altman se gardera bien de nous faire deviner le motif.
Tout ce beau monde se croise, se rencontre ou s'ignore sans que rien ne paraisse jamais forcé (Inarritu, t'aurais été bien inspiré d'en prendre de la graine). C'est rare et captivant, cette impression de voir la vie d'une ville entière se dérouler sous nos yeux sans qu'on soit jamais vraiment noyé dans la foule.
Mais si on connait Short Cuts, on peut aisément imaginer avec quel brio Altman est capable de tisser les destins de ses personnages comme en filigrane, soigneusement agencés aux longues séquences de concert.
J'en suis sorti encore une fois frappé par cette capacité quasiment unique des américains à embrasser l'esprit d'une ville, d'une région, d'un genre musical, d'une religion en un seul film. Aujourd'hui, qui est à la hauteur d'une telle ambition ? Jia Zhang-Ke peut-être...
Une des importantes ressorties de l'été,ou plutôt sortie tout court, je crois car le film était resté inédit en France.
Un film imposant par sa durée (2h40), son grand nombre de personnages (24 ?), la longueur de ses morceaux de musique (qui doivent occuper quelque chose comme la moitié du métrage). Autant dire qu'il faut (vraiment) aimer la country.
Altman prend le genre du film choral au pied de la lettre puisqu'on n'y fait que chanter du début à la fin. Il y a les lead singers : des stars locales et des politiciens en campagne, dont les caprices, la vanité et la lâcheté sont dépeints avec toute l'ironie mordante dont peut faire preuve Altman (mention spéciale à Géraldine Chaplin en journaliste stupide et rapace de la BBC). Showbiz, politique et religion cohabitent en bonne intelligence pour s'attirer les faveurs de la population locale.
Et puis, il y a les coeurs, donc : des personnages plus ou moins mystérieux, plus ou moins anonymes, qui vont et viennent dans la ville, vaquant à leurs petites affaires. On finit en général par comprendre ce qu'ils ont à y faire, mais pas toujours, à l'image de cet étrange magicien en moto "à la Easy Rider" (Jeff Goldblum) ou de ce musicien fraîchement débarqué qu'on ne verra jamais jouer de son instrument et qui commettra à la fin un acte violent et dramatique (je vous gâche pas la surprise) dont Altman se gardera bien de nous faire deviner le motif.
Tout ce beau monde se croise, se rencontre ou s'ignore sans que rien ne paraisse jamais forcé (Inarritu, t'aurais été bien inspiré d'en prendre de la graine). C'est rare et captivant, cette impression de voir la vie d'une ville entière se dérouler sous nos yeux sans qu'on soit jamais vraiment noyé dans la foule.
Mais si on connait Short Cuts, on peut aisément imaginer avec quel brio Altman est capable de tisser les destins de ses personnages comme en filigrane, soigneusement agencés aux longues séquences de concert.
J'en suis sorti encore une fois frappé par cette capacité quasiment unique des américains à embrasser l'esprit d'une ville, d'une région, d'un genre musical, d'une religion en un seul film. Aujourd'hui, qui est à la hauteur d'une telle ambition ? Jia Zhang-Ke peut-être...
Re: Nashville (R. Altman, 1975)
salut Largo,
Je l'ai vu aussi.
Il y a un article intéressant de Jim Hoberman dans "The magic hour" consacré à Nashville : "Nashville contre Les dents de la mer". Le parallèle du titre paraît incongru, mais l'effort du texte est de resituer ces deux films dans leur contexte : ils sont sortis en même temps aux EU, en juin 75. C'est le moment où les EU sont au fond du trou, après le Watergate (août 74) et la "chute" de Saigon (avril 75).
L'une des entrées dans "Nashville", selon Hoberman, c'est de le regarder comme un film catastrophe, du moins une variation sur ce genre au moment où il était très à la mode (La Tour infernale, Airport 1975, Tremblement de terre, sont tous des succès de 74, avant que Jaws rebatte les cartes du genre ; d'ailleurs, j'ai appris que Charlton Heston, le pape de ces films catastrophiques, voulait le rôle du chef Brody dans Jaws). Et c'est vrai que le principe du film "choral" comme on dit, c'est aussi un des principes de base du scénario catastrophe.
Je cite juste ce passage, qui donnera quelques lumières sur la méthode de tournage et sur le dénouement du film :
Ce qui est particulièrement marquant dans le film, c'est de voir à quel point, en multipliant les personnages, Altman cherche avant tout à multiplier les solitudes. Il y a beaucoup d'invention de la part des uns et des autres pour affiner l'art de ne pas écouter celui qui parle. Je pense à plein de scènes :
- celle où Geraldine Chaplin supplie le fils du chanteur de lui chanter une de ses compositions et le plante là, en plein milieu de sa chanson, quand elle aperçoit une star au loin
- celle où Scott Glenn, à l'hôpital, prend la parole pour la première fois : pas de bol, il s'adresse au vieil oncle qui vient d'apprendre la mort de sa femme et qui n'entend rien de ce qu'il raconte.
Entre autres.
Pour tout dire, c'est un film assez déprimant. Mais il y a des moments de "grâce". Comme ce moment chanté :
Enfin, c'est pas de "grâce" qu'il faudrait parler. A la lettre, cet échange de regards, c'est un pur condensé de malentendus à la fois ridicule et tragique : ça m'a un petit peu retourné.
Je crois que ce moment est dans le dernier tiers. D'une manière générale, j'ai trouvé la dernière heure ébourriffante.
Je l'ai vu aussi.
Il y a un article intéressant de Jim Hoberman dans "The magic hour" consacré à Nashville : "Nashville contre Les dents de la mer". Le parallèle du titre paraît incongru, mais l'effort du texte est de resituer ces deux films dans leur contexte : ils sont sortis en même temps aux EU, en juin 75. C'est le moment où les EU sont au fond du trou, après le Watergate (août 74) et la "chute" de Saigon (avril 75).
L'une des entrées dans "Nashville", selon Hoberman, c'est de le regarder comme un film catastrophe, du moins une variation sur ce genre au moment où il était très à la mode (La Tour infernale, Airport 1975, Tremblement de terre, sont tous des succès de 74, avant que Jaws rebatte les cartes du genre ; d'ailleurs, j'ai appris que Charlton Heston, le pape de ces films catastrophiques, voulait le rôle du chef Brody dans Jaws). Et c'est vrai que le principe du film "choral" comme on dit, c'est aussi un des principes de base du scénario catastrophe.
Je cite juste ce passage, qui donnera quelques lumières sur la méthode de tournage et sur le dénouement du film :
Le côté "improvisé" de la chose explique que le récit n'y ait jamais le côté complètement asphyxiant des films type Inarritu où la hantise semble être que tous les noeuds par lesquels les personnages se croisent ne soient pas bien ficelés. Ici, c'est relativement lâche et flottant ; par exemple, lors la scène de repas avec Elliot Gould, on ne sait pas du tout comment et pourquoi les personnages se retrouvent là.[Eté 74.Les acteurs et l'équipe de Robert Altman arrivent à Nashville, Tennessee]. Tous descendus dans le même hôtel, ils allaient traîner ensemble pendant les dix semaines du tournage. Nashville représente à cet égard la queue de la comète utopique des années 1960 : l'idée qu'un groupe de gens talentueux pourrait simplement être ensemble dans un environnement plein de couleurs et produire un film, spontanément.
Même en regard des films précédents d'Altman, Nashville était une figure libre. Avec son expérience de manager de tournée (Sinatra et Presley, entre autres) et de superviseur de spéciales à la télévision, le producteur Jerry Weintraub a certainement été bien utile. Certains des acteurs principaux de Nashville, comme la comédienne Lily Tomlin et la chanteuse Ronee Blakley, faisaient leurs débuts au cinéma. Altman pratiquait une direction d'acteurs très permissive. Il les laissait libres d'apporter leurs propres idées - chansons et dialogues compris. Lorsque Altman tourna le monologue de Barbara Baxley sur l'assassinat de Kennedy, il ne l'avait même pas encore lu. Il laissa également Ronee Blakley remanier complètement la dépression nerveuse de son personnage. Et quand Julie Christie et Elliot Gould se pointèrent à l'improviste sur le plateau, le metteur en scène décida d'élaborer une scène autour d'eux. Joan Tewkesbury avait quant à elle eu carte blanche pour son scénario. Altman avait simplement exigé qu'elle écrive une scène d'assassinat dont la victime serait une "figure maternelle".
Ce qui est particulièrement marquant dans le film, c'est de voir à quel point, en multipliant les personnages, Altman cherche avant tout à multiplier les solitudes. Il y a beaucoup d'invention de la part des uns et des autres pour affiner l'art de ne pas écouter celui qui parle. Je pense à plein de scènes :
- celle où Geraldine Chaplin supplie le fils du chanteur de lui chanter une de ses compositions et le plante là, en plein milieu de sa chanson, quand elle aperçoit une star au loin
- celle où Scott Glenn, à l'hôpital, prend la parole pour la première fois : pas de bol, il s'adresse au vieil oncle qui vient d'apprendre la mort de sa femme et qui n'entend rien de ce qu'il raconte.
Entre autres.
Pour tout dire, c'est un film assez déprimant. Mais il y a des moments de "grâce". Comme ce moment chanté :
Enfin, c'est pas de "grâce" qu'il faudrait parler. A la lettre, cet échange de regards, c'est un pur condensé de malentendus à la fois ridicule et tragique : ça m'a un petit peu retourné.
Je crois que ce moment est dans le dernier tiers. D'une manière générale, j'ai trouvé la dernière heure ébourriffante.
Dernière édition par Eyquem le Mer 20 Juil 2011 - 0:32, édité 2 fois
Eyquem- Messages : 3126
Re: Nashville (R. Altman, 1975)
ça m'a un petit peu retourné.
Moi aussi. Les 2 autres scènes de solitude que tu cites sont également très réussies : drôles et cruelles, mais très émouvantes en même temps.
Merci pour les éclairages d'Hoberman, je me demandais justement comment ce grand machin avait pu se tourner.
Re: Nashville (R. Altman, 1975)
Politiquement, voilà ce qu'en dit Jonathan Rosenbaum :
La fin du film : "It don't worry me", le drapeau qui claque sur une réplique du Parthénon :
Le film est pris entre deux chansons : "It don't worry me" à la fin, et "200 years" au tout début, un morceau de country patriotique, entonnant :
Horrible.
Le film sortait au moment où se préparait le bicentenaire de l'Indépendance
But in Nashville (1975), a certain debilitating hubris was already beginning to take over in spite of the film’s virtuoso narrative design. Nothing less than a cliched notion of “America” itself wound up curtailing the stylistic openness and converting many of the resulting abstractions into shallow conceits. If Nashville begins by shooting its two dozen characters off into diverse and disparate directions, it ends by pooling them all into a single corny concept represented by repeated shots of the American flag — a reduction of the material rather than an expansion of it, and a move that only underlines how little interest the filmmakers actually have in Nashville or country music or politics, except as ready-made state-of-the-union fodder.
(dans une critique de "The Player")
Hoberman aussi épingle le "pessimisme fainéant" du film.Despite its reputation as an exuberant classic, Nashville knows zip and cares even less about country music or the city of Nashville (where it was shot) — which doesn’t prevent it from heaping scorn on both. It even ridicules a dowager who tearfully reminisces about John and Bobby Kennedy, and it shamelessly encourages viewers to share its contempt for the rubes. The relentless cynicism that Nashville brandishes as proof of its hipness ultimately gives way to glib, high-flown rhetoric in the climactic repeated shots of an American flag filling the screen while a nihilistic pseudocountry anthem, “It Don’t Worry Me,” builds to a crescendo, asserting the concert audience’s unembarrassed cluelessness.
Altman’s use of the American flag to dominate Nashville’s ending is a form of aesthetic bullying, an attempt to stop us from thinking too hard about his nihilistic conclusions.
(dans une critique de "Bobby" d'E. Estevez)
La fin du film : "It don't worry me", le drapeau qui claque sur une réplique du Parthénon :
Le film est pris entre deux chansons : "It don't worry me" à la fin, et "200 years" au tout début, un morceau de country patriotique, entonnant :
I pray my sons won't go to war
But if they must, they must.
I share our country's motto
And in God I place my trust.
We may have had our ups and downs
Our times of trials and fears.
But we must be doin' somethin' right
To last 200 years.
Horrible.
Le film sortait au moment où se préparait le bicentenaire de l'Indépendance
Eyquem- Messages : 3126
Re: Nashville (R. Altman, 1975)
vu ce film il y a des siècles; n'en garde pas le moindre souvenir. très envie de le revoir; Pkael parle d'un "sentiment de bonheur parfait", côté sentiment; côté sujet : "la folie d'une culture fondamentaliste qui transforme presque toute la population en groupies"; pour la forme, je peux renvoyer à son texte : "bientôt sur vos écrans"...
PK adore RA, si son texte sur N est super élogieux, celui sur "le privé" l'est encore plus : "probablement le meilleur film américain de tous les temps"
à lire aussi les analyses de deleuze, bien entendu; RA, le dos passos du cinéma; le cinéma et les clichés
PK adore RA, si son texte sur N est super élogieux, celui sur "le privé" l'est encore plus : "probablement le meilleur film américain de tous les temps"
à lire aussi les analyses de deleuze, bien entendu; RA, le dos passos du cinéma; le cinéma et les clichés
Borges- Messages : 6044
Re: Nashville (R. Altman, 1975)
Sur imdb, ils annoncent une sortie française en novembre 75. Mais c'est vrai que le film est resté quasi invisible pendant des années. Il n'y a pas d'édition DVD ici, il ne passait jamais à la télé.Largo a écrit:Une des importantes ressorties de l'été,ou plutôt sortie tout court, je crois car le film était resté inédit en France.
Apparemment, Altman avait envoyé le tout premier montage de Nashville à Pauline Kael avant tout le monde. Même les gens de la Paramount n'avaient pas vu le film. Ce qui fait que le film fut présenté comme un événement quatre mois avant sa sortie, grâce à son article dans le New Yorker.Borges a écrit:PK adore RA, si son texte sur N est super élogieux, celui sur "le privé" l'est encore plus : "probablement le meilleur film américain de tous les temps"
Eyquem- Messages : 3126
Re: Nashville (R. Altman, 1975)
Mais après Nashville, elle sera très dure avec lui :
(elle descend plus ou moins "un mariage", "trois femmes", "BB et les indiens")
"il est possible que Nashville ait été un tournant pour Altman - car depuis, son désir de tourner des films ressemble davantage à un réflexe nerveux qu'à une pulsion créatrice"
PK n'a jamais pratiqué la fameuse "politique de l'auteur", qui voudrait qu'un auteur soit toujours génial...
j'avais bien aimé "trois femmes"; "BB et les indiens", jamais réussi à le finir; trois essais, je crois, trois échecs.
(elle descend plus ou moins "un mariage", "trois femmes", "BB et les indiens")
"il est possible que Nashville ait été un tournant pour Altman - car depuis, son désir de tourner des films ressemble davantage à un réflexe nerveux qu'à une pulsion créatrice"
PK n'a jamais pratiqué la fameuse "politique de l'auteur", qui voudrait qu'un auteur soit toujours génial...
j'avais bien aimé "trois femmes"; "BB et les indiens", jamais réussi à le finir; trois essais, je crois, trois échecs.
Borges- Messages : 6044
Re: Nashville (R. Altman, 1975)
Je n'ai pas encore vu "Nashville" (because pas de dvd), mais j'en profite pour replacer ceci
(à propos, notamment, de l'appellation de film "choral", non pertinente selon moi, et aussi de la question des "clichés") :
[...]
[Pour Deleuze], [les cinéastes américains de la "crise") investissent, en dénonçant leur emprise, les clichés, qui désormais fonctionnent "à vide". Les régimes de sens et de réalité qui jusqu'ici gouvernaient la société américaine, son ordre ancien et contesté, ne sont plus, pour ces cinéastes de la "crise" de l'image-action et du rêve américain, que des "clichés", précisément: miroitements de surfaces vides et interchangeables, situations dispersives à interférences et liaisons faibles. Mais ils ne proposent aucun projet créatif, ne créent aucune image nouvelle pour en sortir; ils restent dans le registre de la parodie des clichés, et de ce fait leur critique du système, des institutions, des appareils de pouvoir, reste étroite et inoffensive. Ils participent ainsi à la pérennisation des clichés qu'ils dénoncent et dont se nourrit aussi bien l'industrie du cinéma que l'ordre établi qui l'entretient.
[...] l'œuvre cinématographique de Altman excède de loin cette seule dimension parodique pour véritablement faire naître de nouvelles images.
Altman n'est pas le cinéaste de la destruction grinçante ou en tout pas que ça (certains films mineurs, comme Mash, au début, ou The Player, vers la fin, sans doute). Il invente positivement d'autres modalités de visions, expérimente de nouvelles façons d'approcher la multiplicité du réel, de saisir "la vie" et "l'événement" sous des formes optiques et sonores nouvelles, sensorielles-concrètes, ouvrant sur la complexité, l'enchevêtrement, le mouvant.
Une attention au collectif jamais pratiquée jusque-là: une approche "démocratique" des lieux, des cadres sociaux, où la périphérie compte autant que le centre, notamment en repensant et contestant radicalement la notion de profondeur de champ aussi bien optique que sonore (le travail inédit sur les longueurs de focales qui brouillent les répères entre le "lointain et le "prochain"; la prise de son étudiée pour que tous les dialogues soient saisis sur une échelle équivalente, se chevauchant dans un "brouhaha" continu).
Le micro et le macro s'interpénètrent de telle façon qu'une nouvelle façon de regarder et d'entendre se propose.
Et bien sûr ça a été repris, plagié, réduit en clichés par d'autres sous la dénomination "choral", fort à la mode, mais non pertinente concernant le travail d'Altman, qui ne pratique nullement du cinéma choral: bien au contraire on pourrait parler chez lui de "Klangfarbenmelodie": des agrégats qui ne s'agrègent pas sur le mode "symphonique". L'improvisation en jazz, post-bop, serait une analogie plus adéquate. Ou alors les fanfares de Charles Ives, s'incrustant les unes dans les autres jusqu'à former des blocs polyrythmiques en constant déplacement. Ce qui ressort de tout ça, c'est, loin de s'en tenir aux "clichés", une façon de saisir un mouvement d'ensemble en perpétuelle métamorphose, jamais en surplomb, mais toujours par glissements d'un espace à l'autre.
Et ça, c'est un langage, une manière, que Altman invente, expérimente, et que personne n'a encore réussi à imiter. Magnolia, par exemple, de Paul Thomas Anderson, c'est pathétique, c'est tout le contraire: tout y est fondé sur l'interdépendance thématique qui lie le tout, et en plus cette dernière, c'est que des clichés pour le coup, et univoquement morbides sinon rien: les pères indignes ou absents qui se meurent d'un cancer, leurs fils et filles hystériques qui vont nulle part... Mais tout ce petit monde se relie dans un moment de grâce suspendue, le temps d'une pluie de grenouilles et d'une chanson écoutée à la radio... Les mouvements de vie et de puissance sont liquidés dans un pathos misérabiliste et mélodramatique, et on rajoute in extremis une pincée de sublime "kantien" pour ne pas sombrer dans le sordide complet.
Rien de tout cela chez Altman: c'est une puissance de vie dans le multiple, des acquiescements, dans le chaos, dans le drame, dans le désespoir, qui parfois relancent des endurances, des joies d'exister, des motifs pour se réjouir et créer; des pertes, des crevasses de néant, des zones d'indiscernabilité où le séjour dans le négatif dont parlait Hegel tantôt s'intègre à la vie, tantôt ne le convertit pas en être, mais telle est la vie selon Altman, susceptible de reprendre ses droits. Et loin de tout ricanement nihiliste, il nous enseigne aussi la possibilité d'une générosité dans la déroute, la dispersion. Bien sûr, pas tous ses films, mais les meilleurs: "short cuts", qui brasse tout ça, en est un merveilleux exemple.
[...]
De manière plus générale, dans ce chapitre sur le cinéma américain dit de la "crise", la création de dispositifs de mise en scène reposant sur l'affaiblissement des chaines de causalité, voire leur complète dissolution dans des régimes d'interruption, de flottaison ou de dispersion (forme "ballade", non-intrigues, piétinements narratifs, prépondérance des espaces vides et transitoires, multiplication des sources d'images indirectes comme vitres, fenêtres, reflets, etc) est décrite comme un symptôme négatif de dégradation ou de dégénérescence de la "grande forme", du "schème sensori-moteur" qui générait le mouvement de l'image en liant les actions et les situations dans une unité organique (S.A.S).
Mais pourquoi envisager comme crépusculaire, indice de "décadence", des changements de forme cinématographique qui ont lieu au même moment, et selon des modalités très proches, en Europe? Pourquoi retirer d'une main à Lumet, Schatzberg ou Altman ce qui est accordé positivement de l'autre, à un Antonioni par exemple: la création de situations optiques-sonores "pures"? En quoi l'utilisation des "clichés" comme surfaces sans profondeur narrative, retour critique et réflexif de l'image sur elle-même, s'auto-indexant ou s'auto-signifiant, ne constituerait-elle pas une ressource permettant d'explorer de telles situations? Pourquoi ce qui est loué comme progressiste chez Godard serait jugé univoquement réactionnaire dans le cas des réalisateurs américains de cette période?
[...]
(à propos, notamment, de l'appellation de film "choral", non pertinente selon moi, et aussi de la question des "clichés") :
[...]
[Pour Deleuze], [les cinéastes américains de la "crise") investissent, en dénonçant leur emprise, les clichés, qui désormais fonctionnent "à vide". Les régimes de sens et de réalité qui jusqu'ici gouvernaient la société américaine, son ordre ancien et contesté, ne sont plus, pour ces cinéastes de la "crise" de l'image-action et du rêve américain, que des "clichés", précisément: miroitements de surfaces vides et interchangeables, situations dispersives à interférences et liaisons faibles. Mais ils ne proposent aucun projet créatif, ne créent aucune image nouvelle pour en sortir; ils restent dans le registre de la parodie des clichés, et de ce fait leur critique du système, des institutions, des appareils de pouvoir, reste étroite et inoffensive. Ils participent ainsi à la pérennisation des clichés qu'ils dénoncent et dont se nourrit aussi bien l'industrie du cinéma que l'ordre établi qui l'entretient.
[...] l'œuvre cinématographique de Altman excède de loin cette seule dimension parodique pour véritablement faire naître de nouvelles images.
Altman n'est pas le cinéaste de la destruction grinçante ou en tout pas que ça (certains films mineurs, comme Mash, au début, ou The Player, vers la fin, sans doute). Il invente positivement d'autres modalités de visions, expérimente de nouvelles façons d'approcher la multiplicité du réel, de saisir "la vie" et "l'événement" sous des formes optiques et sonores nouvelles, sensorielles-concrètes, ouvrant sur la complexité, l'enchevêtrement, le mouvant.
Une attention au collectif jamais pratiquée jusque-là: une approche "démocratique" des lieux, des cadres sociaux, où la périphérie compte autant que le centre, notamment en repensant et contestant radicalement la notion de profondeur de champ aussi bien optique que sonore (le travail inédit sur les longueurs de focales qui brouillent les répères entre le "lointain et le "prochain"; la prise de son étudiée pour que tous les dialogues soient saisis sur une échelle équivalente, se chevauchant dans un "brouhaha" continu).
Le micro et le macro s'interpénètrent de telle façon qu'une nouvelle façon de regarder et d'entendre se propose.
Et bien sûr ça a été repris, plagié, réduit en clichés par d'autres sous la dénomination "choral", fort à la mode, mais non pertinente concernant le travail d'Altman, qui ne pratique nullement du cinéma choral: bien au contraire on pourrait parler chez lui de "Klangfarbenmelodie": des agrégats qui ne s'agrègent pas sur le mode "symphonique". L'improvisation en jazz, post-bop, serait une analogie plus adéquate. Ou alors les fanfares de Charles Ives, s'incrustant les unes dans les autres jusqu'à former des blocs polyrythmiques en constant déplacement. Ce qui ressort de tout ça, c'est, loin de s'en tenir aux "clichés", une façon de saisir un mouvement d'ensemble en perpétuelle métamorphose, jamais en surplomb, mais toujours par glissements d'un espace à l'autre.
Et ça, c'est un langage, une manière, que Altman invente, expérimente, et que personne n'a encore réussi à imiter. Magnolia, par exemple, de Paul Thomas Anderson, c'est pathétique, c'est tout le contraire: tout y est fondé sur l'interdépendance thématique qui lie le tout, et en plus cette dernière, c'est que des clichés pour le coup, et univoquement morbides sinon rien: les pères indignes ou absents qui se meurent d'un cancer, leurs fils et filles hystériques qui vont nulle part... Mais tout ce petit monde se relie dans un moment de grâce suspendue, le temps d'une pluie de grenouilles et d'une chanson écoutée à la radio... Les mouvements de vie et de puissance sont liquidés dans un pathos misérabiliste et mélodramatique, et on rajoute in extremis une pincée de sublime "kantien" pour ne pas sombrer dans le sordide complet.
Rien de tout cela chez Altman: c'est une puissance de vie dans le multiple, des acquiescements, dans le chaos, dans le drame, dans le désespoir, qui parfois relancent des endurances, des joies d'exister, des motifs pour se réjouir et créer; des pertes, des crevasses de néant, des zones d'indiscernabilité où le séjour dans le négatif dont parlait Hegel tantôt s'intègre à la vie, tantôt ne le convertit pas en être, mais telle est la vie selon Altman, susceptible de reprendre ses droits. Et loin de tout ricanement nihiliste, il nous enseigne aussi la possibilité d'une générosité dans la déroute, la dispersion. Bien sûr, pas tous ses films, mais les meilleurs: "short cuts", qui brasse tout ça, en est un merveilleux exemple.
[...]
De manière plus générale, dans ce chapitre sur le cinéma américain dit de la "crise", la création de dispositifs de mise en scène reposant sur l'affaiblissement des chaines de causalité, voire leur complète dissolution dans des régimes d'interruption, de flottaison ou de dispersion (forme "ballade", non-intrigues, piétinements narratifs, prépondérance des espaces vides et transitoires, multiplication des sources d'images indirectes comme vitres, fenêtres, reflets, etc) est décrite comme un symptôme négatif de dégradation ou de dégénérescence de la "grande forme", du "schème sensori-moteur" qui générait le mouvement de l'image en liant les actions et les situations dans une unité organique (S.A.S).
Mais pourquoi envisager comme crépusculaire, indice de "décadence", des changements de forme cinématographique qui ont lieu au même moment, et selon des modalités très proches, en Europe? Pourquoi retirer d'une main à Lumet, Schatzberg ou Altman ce qui est accordé positivement de l'autre, à un Antonioni par exemple: la création de situations optiques-sonores "pures"? En quoi l'utilisation des "clichés" comme surfaces sans profondeur narrative, retour critique et réflexif de l'image sur elle-même, s'auto-indexant ou s'auto-signifiant, ne constituerait-elle pas une ressource permettant d'explorer de telles situations? Pourquoi ce qui est loué comme progressiste chez Godard serait jugé univoquement réactionnaire dans le cas des réalisateurs américains de cette période?
[...]
Invité- Invité
Re: Nashville (R. Altman, 1975)
Merveilleux Ned Beatty.
Sinon le film m'a à tout jamais dégoûté de la country tellement les chansons sont nulles. J'aurais plus voulu des trucs dans ce genre
gertrud04- Messages : 241
Re: Nashville (R. Altman, 1975)
C'est vrai qu'elles sont pas terribles. Mais je me demandais ce qu'en pensait Altman. Apparemment, le film n'a pas été très bien reçu à Nashville par les fans de country, au motif qu'il donnait une image "puante" du milieu musical (c'est le mot utilisé). Pour Rosenbaum aussi, Altman n'en a rien à battre de la country, ce qui ne l'empêche pas, dit-il, de s'en moquer. Je ne trouve pas ça si évident dans le film : toutes les chansons sont pas ridicules, ni filmées comme telles.Gertrud a écrit:Sinon le film m'a à tout jamais dégoûté de la country tellement les chansons sont nulles.
Une des promesses du candidat Walker dans le film, c'est de changer l'hymne national, et on peut effectivement voir la succession des numéros musicaux comme la recherche de ce nouvel hymne, du débile "200 years" jusqu'au refrain final, "It don't worry me", repris en choeur par la foule.
Ca paraît assez clair qu'Altman n'en a rien à foutre de trouver un hymne national, lui dont le passe-temps préféré dans ces années-là, était de fumer de l'herbe et d'aller à des soirées sympas. Mais ça ne préjuge pas de ce qu'il pensait vraiment de ces musiques populaires.
Il est question de ça dans la scène centrale de "Gosford Park". Sorry, mais je ne l'ai trouvée qu'en français :
Toute la petite coterie est rassemblée autour d'un crooner, qui chante une romance : "The land of might-have-been"
Une sorte d'hymne pour le pays qui aurait pu être (un pays où il ne pleut pas, où l'amour sera loi, où l'amour sera roi et où tu seras reine, etc : on connaît la chanson).Sometimes on the rarest nights
comes the vision calm and clear,
gleaming with unearthly lights
on our path of doubt and fear.
Winds from that far land are blown, whispering with secret breath--
hope that plays a tune alone,
love that conquers pain and death.
Shall we ever find that lovely
land of might-have-been?
Will I ever be your king or you
at last my queen?
Days may pass and years may pass
and seas may lie between--
Shall we ever find that lovely
land of might-have-been?
Mais que ce soit des platitudes, des clichés, ça n'empêche pas que ce soit un des rares moments du film où se tracent des diagonales imprévues qui "rassemblent" maîtres et serviteurs (pas tous évidemment : comme le suggérait Jerzy au-dessus, les chorales d'Altman ne chantent jamais à l'unisson. Et chacun reste à sa place : les invités dans les salons, les domestiques planqués dans les couloirs, derrière les portes).
Il y a un peu tous les ingrédients de la cuisine Altmanienne dans cette scène : du social, du désir et des chansons.
Et la mort qui rôde quelque part, dans un coin.
"La Règle du jeu : la scène de la danse macabre
Eyquem- Messages : 3126
Re: Nashville (R. Altman, 1975)
j'aime beaucoup ce jugement de RA sur Bullit: "On a dit de Bullit que c'était un film politique... Et bien, quiconque conduirait comme dans Bullit, même s'il poursuivait Hitler, devrait être interné immédiatement. "
(il se moque de cette fameuse poursuite dans un de ses films, pas très connu, Brewster)
si dans "nashville", RA fête à sa manière le bicentenaire de la naissance des USA, "his great-grandfather built what became known as the Altman Building in 1888, where Birth of a Nation was shown, Altman's father Bernard Clement being the projectionist presenting that film... "
(il se moque de cette fameuse poursuite dans un de ses films, pas très connu, Brewster)
si dans "nashville", RA fête à sa manière le bicentenaire de la naissance des USA, "his great-grandfather built what became known as the Altman Building in 1888, where Birth of a Nation was shown, Altman's father Bernard Clement being the projectionist presenting that film... "
Borges- Messages : 6044
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