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Message par Eyquem Ven 20 Mar 2009 - 2:28

Un lac au fond d’un salon

Il reste encore des choses qu’on n’a jamais vues au cinéma. On n’a jamais vu, la nuit, scintiller le givre aux branches des arbres dans le faisceau d’une lampe. On n’a jamais vu toute une montagne s’évaporer en grandes écharpes de ciel et de brouillard, ni les pins perdre leur contour comme des taches faites à l’encre. On n’a jamais vu la silhouette inquiétante qu’ont les arbres quand un pinceau de lumière les découpe dans l’ombre même pour les rendre semblables à des hallucinations de grands fonds, ou aux radiographies de quelque bête faramineuse. Toutes choses qu’on voit dans Un lac - et c’est peu dire que sur ce plan, le film est un émerveillement.

On sait Grandrieux pressé de trouver le lieu et la formule de ses illuminations. Pour le lieu, il y est, c’est sûr, et comme paysagiste, il n’a pas son pareil. La splendeur nocturne du film est sans équivalent – ou alors, il faudrait peut-être la chercher du côté des nuits très urbaines de L’Autre, avec lequel il formerait une sorte de diptyque dédié à l’ombre et à l’opaque.

(Le numérique, je ne sais pas ce que c’est, mais c’est cette chose extraordinaire qui permet de filmer sans aucun éclairage un cheval dans une étable fermée, par une nuit polaire, jusqu’à ce que la lumière de sa robe apparaisse, devienne la seule source lumineuse du lieu.)

Pour la formule, en revanche, Grandrieux s’en remet trop vite à la vieillerie poétique, toute l’antiquaille des mythes et des contes, dans leur patine romantique, avec le cortège attendu du Fils et de la Sœur, du Père et de l’Etranger, toutes les figures du jeu de cartes. C’est ainsi que dans la maison sans porte ni fenêtres, où hommes et bêtes, parents et enfants, vivent dans une totale promiscuité, ne peut éclore que le désir interdit du Frère pour la Sœur ; que cette pulsion incestueuse du Frère ne peut se dompter qu’à grands coups de hache, éclater en crises épileptiques ou trouver son remède qu’à baiser les genoux du Père ; que des bois ne peut surgir qu’un beau loup gris aux yeux clairs, bien propre à sauver la jeune fille des étreintes trop pressantes de son frère, et du lacs des névroses familiales. Ce fond archaïque, profondément antimoderne, relève autant d’une certaine facilité que d’un goût plutôt douteux pour tout ce qui en l’homme manque de lumières et demeure sans expression – pour l’Ombre qui avale les êtres et les fait se chercher dans le noir comme des aveugles, ou les jette au dehors dans de grands corps à corps avec les bois et le silence des choses.

Il y a quelque chose d’un peu vain dans cette soif de mythologie, qui convoque toute la création pour ne recueillir finalement que des vérités mortes. Les à-pics, la nue, l’écho des premiers temps que fait entendre un arbre qui s’abat de toute sa hauteur, les pins qui dessinent dans la brume les idéogrammes d’une langue muette, le lac qui ne peut qu’indéfiniment renvoyer le reflet d’un ciel vide – tout cet avant-monde, qui est en même temps le monde déserté d’après, ne retient du corps qui s’est retiré que cette gloire qu’on voyait rayonner autour des Christ de Rembrandt, quand tout le reste était dans l’obscurité, et qui désormais détoure les choses d’un nimbe vain. Demeure la croyance un peu insolente d’en avoir enregistré la trace. Mais si tout cet orgueil se cache au creux des montagnes, comme dans le seul décor qui convienne à son apothéose, c’est aussi parce qu’il suffirait d’un rien - d’une parole, d’un livre, d’un simple écho de l’Histoire - pour que ce glacier perde de sa majesté et se révèle tout au plus un cirque.


Un lac Rembrandt-Return-of-the-Prodigal-Son-13313


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Message par Invité Ven 20 Mar 2009 - 6:41

Hello Sébastien,

Je n'ai pas encore vu le film, mais par rapport à ta dernière remarque, j'ai un souvenir (très lointain) dans son Sombre d'une séance de cinéma dans le noir d'une salle avec des spectateurs enfants, ou un truc comme ça. Je crois que c'était le début du film. Cela renvoyait un peu à Guignol, ça me fait penser au cirque dont tu parles, d'autant plus que c'était connecté directement avec tout l'attirail du film à venir, la peau de bête, tout ça.. une sorte d'acceptation de la part carnavalesque, mythologique du film... 'fin bref, on en discutera plus sur le blog..

quelle est cette peinture ?

Lolo semble ne pas être le seul insomniaque de la bande ! Wink

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Message par Largo Ven 20 Mar 2009 - 7:43

Very Happy

Ravi de découvrir un texte d'Eyquem, de bon matin !

Point de vue intéressant qui rend bien compte de l'exceptionnelle sensibilité du film aux éléments naturels (si ce n'est qu'il élude quelque peu la singularité de la mise-en-scène de Grandrieux : flous, tremblés etc).

C'est vrai que l'image est incroyable; les modulations de l'atmosphère nocturne ou grisâtre du film sont bouleversantes...

Après, en ce qui concerne la critique des personnages, il faut savoir que Grandrieux travaille très consciemment des archétypes, en référence aux contes, aux mythes... Et chacun est libre de penser que ca ne marche pas. Wink

Pour ma part, j'ai trouvé que cette humanité un peu sauvage et reclue, loin de la civilisation était en accord profond avec le style brut de Grandrieux, sa volonté de travailler la sensation et l'affect dans un même geste.

Quand on lui demande ses références, il cite Murnau (L'aurore, j'imagine évidemment), Dreyer et Brakhage. Il n'empêche que, comme l'a remarqué un autre spectateur, on pense souvent à la vision de l'humanité de Bruno Dumont.

Et puis, il y a un point que personne n'a soulevé dans les critiques que j'ai pu lire : l'opposition très simple (et du coup très efficace aussi) entre la nervosité, la violence et la fragilité des hommes (-> l'épilepsie) et la nature placide incarnée par le lac, le manteau neigeux, ainsi que par les grands arbres filmés en contreplongée qui se balancent lentement...

Ah et Rembrandt, oui, la lumière dans certaines scènes intérieures... Je me suis dit que c'était peut-être les seules scènes qui rendaient légitimes le choix de la couleur plutôt que le noir & blanc.
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Message par DB Ven 20 Mar 2009 - 9:39

J'aime beaucoup la première partie de ton texte Eyquiem.


Il n'y pas un peu d'autisme aussi dans son cinéma à Grandrieux ?
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Message par Largo Ven 20 Mar 2009 - 10:12

C'est certain. Dans La Vie nouvelle, comme dans Un Lac, les personnages parlent très peu tout en étant très torturés, voire franchement instables psychologiquement.

On pourrait aussi parler de l'autisme de ses films, rapport à sa position dans le cinéma contemporain. Position radicale, expérimentale...

Son film sort dans une salle "symbolique" dans Paris. Quid en province ?

Grandrieux se situe volontairement à la marge, à l'avant-garde, même s'il est reconnu. Il a son petit cercle d'admirateurs qui iront voir ses films quoiqu'il arrive.
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Message par lorinlouis Ven 20 Mar 2009 - 11:05

JM a écrit:
Lolo semble ne pas être le seul insomniaque de la bande ! Wink

Faudrait qu'on créé une tendance... La section spectrale des insomniaques chroniques... Laughing

Sinon j'avoue ne pas connaitre Grandieux mais aimer le texte de Seb...
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Message par Eyquem Ven 20 Mar 2009 - 12:10

Hello tous,

merci beaucoup pour vos retours.

j'ai un souvenir (très lointain) dans son Sombre d'une séance de cinéma dans le noir d'une salle avec des spectateurs enfants, ou un truc comme ça. Je crois que c'était le début du film.
Oui, le personnage est marionnettiste, et le début du film montait des images de montagnes, d'enfants en train de hurler et d'un déguisement de loup.
Mais dans la dernière ligne, je fais juste un jeu de mots sur "cirque", parce que les films de Grandrieux, on les trouve "sublimes" ou "ridicules". C'est difficile d'en parler justement.

Lolo semble ne pas être le seul insomniaque de la bande !
...
Faudrait qu'on créé une tendance... La section spectrale des insomniaques chroniques..
Héhé, pas d'insomnie en fait, c'est juste que le temps pour les Spectres, je le vole là où je peux.

quelle est cette peinture ?
C'est le "Retour du fils prodigue" de Rembrandt : cette image du fils à genoux, du père qui tient ses épaules, on la voit dans le film et je pense que la citation est consciente - on pense beaucoup à Rembrandt pour toutes les scènes d'intérieur.

J'aime beaucoup la première partie de ton texte Eyquem.
Seulement la première ? Mince alors...
C'est vrai que le dernier paragraphe est assez fumeux.

Après, en ce qui concerne la critique des personnages, il faut savoir que Grandrieux travaille très consciemment des archétypes, en référence aux contes, aux mythes...
Oui bien sûr, mais c'est ce que je lui reproche. Tout son attirail sur la famille ancestrale, la forêt primitive, le loup qui sort du bois, etc, c'est au mieux totalement inoffensif, au pire assez réac'.

Au fond, Grandrieux, c'est un cinéaste d'avant-garde du XIXème siècle.

Pendant tout le film, bizarrement, je pensais aux bouquins de Bergounioux.
Bergounioux, dans tous ses livres, raconte son enfance en Corrèze dans les années 1950, et pour lui, la Corrèze des années 1950, c'était encore la Gaule chevelue ou le Moyen Age : c'était la lutte archaïque du travail des hommes contre l'avancée opiniâtre de la forêt ; le temps qui s'est endormi dans des vallées totalement enclavées, loin des grandes villes, du progrès, de l'histoire ; le silence de mort des pères. Bergounioux raconte qu'il faillit y laisser sa peau, qu'à 17 ans, il courait dans les grands bois et s'immobilisait des heures dans le froid, aux pieds des arbres, dans l'espoir de disparaître, de se transformer en arbuste ou en caillou.
Ce qui l'a sauvé, c'est la lecture du "Discours de la méthode", et à 18 ans, d'entendre la rumeur de mai 1968 se glisser par les fenêtres d'un des ces lycées parisiens assoupis dans l'étude grise du latin et des oeuvres complètes de Bossuet.

Pourquoi je raconte ça ? Il y a quand même un analogie, même si elle est très lointaine. Cette sortie hors du temps du mythe, c'est vraiment ce qui manque à ce film de Grandrieux, à mon avis.
Notamment, le film semble décrire une fuite, un départ : la jeune fille se sauvant avec l'Etranger. Sauf que cet Etranger, on ne voit pas de quel dehors il vient, on ne voit pas qu'il soit différent de tout le reste.
Sans aller chercher Bergounioux, on peut évoquer Shyamalan : Ivy, quand elle sort de son Val Dormant, elle tombe sur une voiture de flic, avec gyrophare, radio, et tout.
Dans Un lac, il n'y a aucun hiatus de ce genre, rien qui laisse deviner qu'il y ait un autre monde dehors. C'est pour ça que cette fuite de la Soeur, il est difficile d'y croire, d'y voir une quelconque délivrance.
Dans Murnau aussi, auquel on pense évidemment, le drame n'a de sens que parce que le lac joue vraiment son rôle de frontière entre le monde des villes et celui des campagnes.


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Message par DB Ven 20 Mar 2009 - 12:14

Pas seulement la première ! La première, beaucoup, la suite, j'ai du mal à la juger n'ayant ni vu le film n'ayant pas grand chose à penser du reste, ne m'aventurant donc pas !
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Message par Borges Ven 20 Mar 2009 - 13:20

Content de te relire, Eyquem; après si longtemps; tu es le Salinger épisodique de la revue.



Pour les vieilleries poétiques, Rimbaud ne les rejetait pas nécessairement; elles avaient une bonne part dans son alchimie; je suis assez intéressé par ces histoires de loup, et de garou garou, passe muraille; lisant le séminaire de Derrida; avec un passage sur les marionnettes.





La vieillerie poétique avait une bonne part dans mon alchimie du verbe.

Je m'habituai à l'hallucination simple : je voyais très franchement une mosquée à la place d'une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d'un lac ; les monstres, les mystères ; un titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi.

Puis j'expliquai mes sophismes magiques avec l'hallucination des mots !

Je finis par trouver sacré le désordre de mon esprit. J'étais oisif, en proie à une lourde fièvre : j'enviais la félicité des bêtes, — les chenilles, qui représentent l'innocence des limbes, les taupes, le sommeil de la virginité !

Mon caractère s'aigrissait. Je disais adieu au monde dans d'espèces de romances



Une mosquée à la place d'une usine : Dernier maquis?
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Message par Eyquem Ven 20 Mar 2009 - 13:45

Je me demandais s'il fallait que je cite Rimbaud, histoire de clarifier un peu les allusions dans mon texte.

Pour les vieilleries poétiques, Rimbaud ne les rejetait pas nécessairement
Oui, mais il le disait, il avait conscience de pas s'en être libéré totalement (Grandrieux, c'est moins sûr.)
Dans les Illuminations, il n'en reste pas grand-chose.
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Message par Largo Sam 21 Mar 2009 - 14:03

C'est ptet un peu tard mais les citations de Rimbaud jsuis pour. J'avais pas vraiment saisi lol
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Message par Eyquem Sam 21 Mar 2009 - 16:01

Nan ; ça t'apprendra à lire Raoul Vaneigem avant la Saison en enfer
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Message par Largo Dim 22 Mar 2009 - 14:19

Désolé, chez les Spectres je fais souvent l'école buissonnière Wink

Mais à vrai dire je pensais surtout à nos chers lecteurs Very Happy
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Message par Eyquem Dim 22 Mar 2009 - 14:26

Oui, mais les italiques, le mot "illumination", on va dire que ce sont des indices. Et puis, je crois, j'espère, que le texte reste lisible, même sans y voir Rimbaud.
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Message par Largo Dim 22 Mar 2009 - 14:28

Je confirme que le texte est lisible, lol. J'avais vu "illumination" mais pas saisis que le titre venait aussi du même mec !
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Message par dreampeace Lun 23 Mar 2009 - 9:56

Salut tout le monde.

Eyquem j’aime bien ton texte, il y a des choses à penser comme dirait Borges. Tu définis bien les deux pôles du travail de Grandrieux, le paysagiste (si on veut) et les petites histoires connues et ressassées, archétype ou cliché.
Après je ne suis pas d’accord avec la finalité qui consiste à regretter cette maigreur des personnages et du récit, c’est justement dans cette approche que Grandrieux développe ce qui m’intéresse personnellement ; il le dit lui-même que le cinéma des personnages et de la psychologie le désintéresse au plus haut point, c’est ça qui le mène vers l’archétype, et de là née la sensorialité qu’il veut dégager de son cinéma vivant et nerveux, il se place à l’intérieur de ces archétypes et non d’un point de vue extérieur, plutôt vers le corps, l’affect ect… C’est toujours ce qui a compté dans son cinéma je crois, comment se lie la liberté expérimentale avec le narratif basique de départ, c’est un cinéma formé que de multiple digressions autour de personnages très simples avec une nature jamais évolutive (voir déjà le tueur de Sombre, ce qui intéresse Grandrieux n’est pas de juger ce personnage, de le faire évoluer au détour d’un point de vue éthique mais plus d’établir son énergie traumatique visuellement). Ce qui fait que sur le fond y a finalement pas grand-chose à en dire, parler de ses films sans parler d’affect ça me semble difficile, inutile d’essayer de dégager un discours du parcours des personnages, du coup je comprends ton « rejet » qui vient du fait que tu envisages les deux pôles séparément ; mais je comprends… pour ma part c’est un cinéma unique qui manque dans le circuit traditionnel des salles de cinéma.
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Message par Eyquem Mar 24 Mar 2009 - 0:15

Salut Dreamspace,

en vérité, je ne sais pas trop avec quoi se débat Grandrieux : "des courants très profonds irriguent les êtres, bien au-delà des raisonnements psychologiques", etc, ce qu'il raconte dans le dossier de presse. Ca fait de jolies plaquettes, à lire dans le métro, en rentrant de la séance, mais après, je ne peux pas m'empêcher de penser que tout ça, c'est quand même du flan, du cirque, de la blague, comme je le dis dans mon texte (qui n'a, à mon avis, aucun intérêt, vu que j'en vois très très peu au film.)

Parce qu'un cinéaste qui s'imagine que pour faire du cinéma absolument, pour saisir ces courants profonds dont il parle, faut s'éloigner à mille milles de toute terre habitée, et filmer un bûcheron en train d'abattre des sapins à coups de hache, je trouve ça... comment dire... disons que je suis surpris qu'à aucun moment, il ne lui vienne à l'esprit que c'est une idée qui pourrait bien être ridicule.

Enfin quoi, Grandrieux, il en fait trop. Je crois deviner ce qu'il recherche : il veut filmer ce qui est trop grand, trop fort pour nous - les puissances qui nous traversent, qui nous font délirer.
Il voudrait ça, je pense : qu'à regarder un arbre, par exemple, on saisisse la puissance de cet arbre, et qu'on en pleure d'émotion, terrassé, et pourtant vainqueur.

Sauf que pour y parvenir, de quel attirail n'a-t-il pas besoin encore ! Il lui faut tout : le ciel nu, le soleil bas, la forêt désolée, la maison d'ombres, la famille mythique, tout un barda qui me paraît daté, qui me renvoie, en ce qui me concerne, à la peinture romantique de quelqu'un comme Friedrich - pas vraiment la fraîcheur mythique des premiers âges, mais plutôt sa version 1830, un peu fanée, assez allemande - et c'est vraiment pas un hasard si son lac, il ne l'a pas trouvé ailleurs qu'à côté de Zurich.

Donc, son laïus sur les archétypes, les mythes, la recherche des forces d'avant l'histoire, je ne le trouve pas encore vraiment au point, parce que tout dans son film me rappelle un univers culturel parfaitement daté.

Bon, tout ça n'est guère argumenté, ni construit, ni clair, ni rien.
Pour le dire plus simplement peut-être, je pense que Grandrieux vise quelque chose d'assez proche de Cézanne ou de Bacon, dans l'idée.
Mais Cézanne, il commence par des pommes, ou la vue de son jardin, ou des paysages pas loin de chez lui.
Bacon, il peint un type en train de se raser, ou juste assis sur sa chaise.
Et déjà, ils se disent, c'est suffisant, c'est assez difficile.

Grandrieux, lui, non : il lui faut le ciel, la montagne, toute la création dans son plan pour rendre visibles ces puissances que Bacon et Cézanne cherchent dans des choses infiniment plus communes.

On peut peut-être dire que Grandrieux progresse, si ça a un sens. Il renonce progressivement à la violence un peu spectaculaire de "Sombre", à ce qui est trop facilement sensationnel.
Mais il a encore besoin de la montagne, du soleil bas, de la grande forêt - des sujets trop immenses, à mon avis.

Et encore, c'est avec les paysages qu'il s'en sort le mieux - parce que ce film, je ne le rejette pas tant que ça, je lui trouve des beautés évidentes, des éclats. Et de son film, il me reste bien des images, de brumes, de ciel, de forêts nocturnes. Des images fortes, à n'en pas douter.

Par contre, dès qu'il filme ses acteurs, je trouve ça quasiment nul. Il ne sait pas quoi faire de leur corps : il les met l'obscurité, il les fait se toucher le visage, les mains, ouvrir la bouche pour crier, ou rire, se rouler dans la neige. Oh la la, ça, ce n'est pas bon du tout, et il tombe dans des clichés, des clichés presque publicitaires - au sens où c'est des images totalement vides de tout, de la présence de l'autre, du charme de ces corps singuliers.
Il ne me reste rien de ces acteurs, que des visages inexpressifs, ou des grimaces, rien de vrai, de senti, mais que des poses, déjà vues mille fois dans le premier "film d'auteur" venu.


Quand il dit qu'il se fiche de l'histoire, qu'il déteste la psychologie, non seulement c'est bête, mais on n'est pas obligé de le croire.
Faire des images, des flous, des tremblés, des décadrages, leur donner une impression d'urgence ou l'illusion de je ne sais quelle nécessité absolue, il m'arrive de penser que c'est très facile, pour peu qu'on se donne la peine de lire attentivement la notice de son Panasonic.
Mais pour ce qui est d'inventer le récit qui en fera autre chose que des éclats de hasard, des photographies réussies, c'est une autre affaire.
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Message par Largo Mar 24 Mar 2009 - 9:56

Salut Seb,

Je vois que toi aussi tu as pensé à Cézanne et Bacon, le figural...

(un article intéressant à ce propos : http://simpleappareil.free.fr/lobservatoire/index.php?2008/05/06/50-schefer_figural )

C'est vrai qu'il a ptet encore trop besoin d'émotions extrêmes et d'actions violentes pour faire son film, mais j'ai l'impression, comme tu le sous-entend, que film après film, il va dans le bon sens. Ok, il a déjà peint la montagne Ste Victoire, mais je crois qu'il va vers les pommes de son jardin.

A te lire, on a l'impression que tu nous parles d'un film amateur qui recycle des clichés avec la DV de Papa. Mais pour moi le cinéma de Grandrieux est d'une grande cohérence et d'une grand singularité. Honnêtement, des "films d'auteur" comme ça tu en avais vu beaucoup auparavant ?
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Message par Eyquem Mar 24 Mar 2009 - 18:02

salut,

A te lire, on a l'impression que tu nous parles d'un film amateur qui recycle des clichés avec la DV de Papa.
"Film amateur", oui, et je crois que Grandrieux refuserait de se présenter comme un technicien, un spécialiste (parce qu'il se fait toute une mythologie du risque, du "tournage comme guerre", comme le disait le message posté par Careful sur le Forum des Cahiers).

"Des clichés", oui aussi : le sublime montagnard, c'est un cliché.

La DV de Papa, je ne sais pas en revanche. Je n'y connais rien en DV. Ca doit être intéressant de s'y intéresser, mais je m'y intéresse pas vraiment.

Honnêtement, des "films d'auteur" comme ça tu en avais vu beaucoup auparavant ?
Honnêtement, comme toujours, c'est surtout que je ne supporte plus les films qui se taisent. Telle est la pure et simple vérité toute nue : je ne supporte plus ça.

JM fait une crise d'urticaire quand une voiture fait "bip bip" pour qu'on pense à fermer la porte.
J'en fais une devant les films où il y a pas deux lignes de dialogue, où s'affirme une méfiance totale vis-à-vis du langage.


Dernière édition par Eyquem le Mar 24 Mar 2009 - 23:29, édité 1 fois
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Message par Invité Mar 24 Mar 2009 - 20:16

Eyquem a écrit:
JM fait une crise d'urticaire quand une voiture fait "bip bip".
J'en fais une devant les films où il y a pas deux lignes de dialogue, où s'affirme une méfiance totale vis-à-vis du langage.

Les deux ne sont pas incompatibles d'ailleurs : "Twentynine Palms". Wink

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Message par Borges Mar 24 Mar 2009 - 21:07

Stanley Cavell doit être le seul mec a analyser les films en prenant au sérieux les dialogues, même dans les comédies.
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Message par Eyquem Mar 24 Mar 2009 - 22:11

JM a écrit:
Les deux ne sont pas incompatibles d'ailleurs : "Twentynine Palms". Wink
Ah, ne m'en parle pas... je m'en gratte encore...

Stanley Cavell doit être le seul mec a analyser les films en prenant au sérieux les dialogues, même dans les comédies.
Toujours pas lu ce livre.


Dernière édition par Eyquem le Mar 24 Mar 2009 - 22:26, édité 1 fois
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Message par Invité Mar 24 Mar 2009 - 22:14

Borges a écrit:Stanley Cavell doit être le seul mec a analyser les films en prenant au sérieux les dialogues, même dans les comédies.

Tu n'as jamais lu la critique de "Johny Guitar" (je sais toujours pas comment ça s'écrit) signée Lachenay/Truffault dans les Cahiers de l'époque ?

(Adeline c'est faite doubler par Epikt sur le forum publique : mais pourquoi personne veut utiliser notre super option commentaires avec html intégré!? Ca me déprime)


Dernière édition par JM le Mar 24 Mar 2009 - 22:37, édité 1 fois

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Message par Largo Mar 24 Mar 2009 - 22:16

Eyquem a écrit:salut,

Vous êtes d'accord pour que je le fasse à mon idée
Ca marche. Wink

A te lire, on a l'impression que tu nous parles d'un film amateur qui recycle des clichés avec la DV de Papa.
"Film amateur", oui, et je crois que Grandrieux refuserait de se présenter comme un technicien, un spécialiste (parce qu'il se fait toute une mythologie du risque, du "tournage comme guerre", comme le disait le message posté par Careful sur le Forum des Cahiers).

"Des clichés", oui aussi : le sublime montagnard, c'est un cliché.

La DV de Papa, je ne sais pas en revanche. Je n'y connais rien en DV. Ca doit être intéressant de s'y intéresser, mais je m'y intéresse pas vraiment.

Honnêtement, des "films d'auteur" comme ça tu en avais vu beaucoup auparavant ?
Honnêtement, comme toujours, c'est surtout que je ne supporte plus les films qui se taisent. Telle est la pure et simple vérité toute nue : je ne supporte plus ça.

JM fait une crise d'urticaire quand une voiture fait "bip bip".
J'en fais une devant les films où il y a pas deux lignes de dialogue, où s'affirme une méfiance totale vis-à-vis du langage.

Hé, hé, je vois, en somme tu es devenu trop français dans ta relation au cinéma (ou trop américain selon certains) Very Happy

En parlant de la langue, z'avez vu que Frodon reprend Klemperer dans sa critique de la Fille du RER ? "La langue ne ment pas" c'est le titre.

Sinon le cliché montagnard, je sais pas, on peut pas dire qu'il filme les paysages comme des cartes postales. Toute cette brûme, ce gris, cette neige, ce sont plus des paysages "mentaux" pour peu que cette expression ait un sens...

Pour moi, ce serait comme dire que Dumont filme des paysages belges de carte postale. La nature, les déplacements des personnages en son sein, c'est fort... Tous ces affects, ces sensations "brutes", j'en perd mon latin, lol.

J'aurais été bien incapable d'écrire une critique tiens.

Au fait, un autre truc qui le lie à Dumont : la philo.

Il revendique les influences de son professeur à l'INSAS, le réalisateur Edmond Bernhard, de Murnau, de Robert Bresson, de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, de Rainer Werner Fassbinder, de Stan Brakhage. Son œuvre est très marquée par la lecture de Marc-Aurèle, Spinoza et Gilles Deleuze.

Vous referez bien un ptit bout de ligne de fuite avec Deleuze et Grandrieux ? Very Happy
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Message par Invité Mar 24 Mar 2009 - 22:25

Eyquem a écrit:
JM a écrit:
Les deux ne sont pas incompatibles d'ailleurs : "Twentynine Palms". Wink

Ah, ne m'en parle pas... je m'en gratte encore...

Un critique ça doit se graaatter, ça doit graaatter, ça doit creuuuser, même si ça sent mauvais, comme un désespéré, un critique ça pisse contre les réverbères..

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