Incendies (Villeneuve)

Je ne sais pas ce que vaut la pièce dont c'est adapté, mais le film n'est vraiment pas bon. On n'apprend rien sur le Liban, vu que toutes les complexités de la situation géopolitique sont gommées pour élever le conflit au niveau du mythe : les personnages disent "l'ennemi", "les autres", "ceux d'en face" - comme s'il s'agissait d'une fable à la Shyamalan, avec des Anciens et Ceux-dont-on-ne-parle-pas. [En revanche, on continue à dire "les chrétiens", "les musulmans" : à croire qu'il y a des déterminations plus essentielles que d'autres, et que c'est le seul truc qui reste pour différencier les hommes, quand on a retiré tout le reste.] Pourquoi pas viser la fable, le mythe. Après tout, les mythes, ça permet de bien raconter des histoires (lisez pas la suite si vous ne voulez rien savoir) et le succès du film repose sur une réécriture habile de Sophocle - relu comme un thriller politico-familial, avec suspense, rebondissements et coup de théâtre ; il y a du savoir-faire, on ne le voit pas trop venir.
Mais le film, formellement, n'est pas à la hauteur de son modèle mythique et colle aux conventions réalistes qu'on trouve dans des drames familiaux beaucoup moins ambitieux. Il y a des acteurs qui froncent les sourcils (indice de réflexion), dont les yeux se voilent de larmes (indice de bouleversement émotif au niveau du vécu) et qui éclatent en sanglots quand ils découvrent qu'ils sont nés d'un viol de leur mère par son propre fils (indice qu'ils sont tristes). C'est pénible. En tout cas, je supporte plus ce type de jeu chez les acteurs.
Bref. Vous voyez un peu le pudding : c'est un scénario à thèmes plutôt chargé, et le cinéaste, au lieu d'en déjouer les pesanteurs, se sent obligé d'enfoncer le clou à chaque plan, à chaque scène.

Tout ça pour quoi, au final ? Un message de paix universelle, figurez-vous. Comme coup de théâtre, c'est moins chiadé que l'autre. Nous étions ennemis mortels, nous nous découvrons du même sang : ô misère de la grande famille humaine ! Bon, certes. On pourrait se dire qu'un message de paix, c'est toujours bon à prendre ; sauf que cette métaphore du sang, de la famille, ce qu'elle exclut au fond, c'est l'idée qu’on puisse faire la paix avec l’autre en tant qu’il est autre justement, pas de la même famille (pour filer la métaphore). Mais ça, le film, il n'y pense pas vraiment, il préfère asséner ses banalités sur nous autres, frères humains, qui devrions faire la paix parce que nous sommes les mêmes, du même sang. C'est trop facile. Deux heures d'une enquête compliquée pour arriver à ça : vous parlez d'une révélation.


Bon, pour finir, une petite scène pour vous faire une idée de la balourdise du truc.
Un brave notaire découvre que sa secrétaire avait bien des secrets. Imaginez : il la voyait depuis 18 ans avec ses deux enfants, ils devaient boire ensemble des cafés à la machine, il devait un peu se sentir le père de ces braves gens. Voilà t'y pas qu'il découvre, tenez-vous bien, que sa secrétaire qui lui apportait ses cafés depuis 18 ans, c'était une ancienne guerrière, qui flinguait ses ennemis à l'heure du thé, qui avait passé des années dans une geôle sordide, à se faire violer par son propre fils, celui qu'elle avait abandonné à sa naissance, et qui avait grandi, était devenu un fou de guerre, mais de l'autre camp, et les deux se retrouvent, ne se reconnaissent pas. Une tragédie horrible.
Réplique du bon notaire, Monsieur Lebel, à l'écoute de toutes ses révélations stupéfiantes sur sa secrétaire :
- "Finalement, je ne la connaissais pas si bien que ça".

Ah, la bonhommie des notaires. Mythique.

Hello Eyquem

Pas vu le film mais je n'avais pas du tout aimé la pièce pour les mêmes raisons. Ce que tu dis des acteurs, d'une certaine convention réaliste, se retrouvait aussi sur scène, mais différemment : les comédiens accompagnaient toujours leurs répliques par de grands mouvements de bras, comme quelqu'un prononçant un discours à l'assemblée ou ailleurs. Le jeune homme qui jouait Simon, notamment, ne disait rien sans serrer les poings et sans les brandir. À la fin on comprend. C'est comme si ce texte (de la pièce ou du film), tellement il est lourd, ne pouvait être joué autrement que d'une manière plus lourde encore.

Je ne sais pas dans quelle mesure le film est "fidèle" à la pièce mais, de même, rien n'y est expliqué de la situation, du conflit ; une fausse grandeur mythique surplombe l'histoire racontée et les personnages. (Cela dit je vois pas trop en quoi il s'agit d'une réécriture de Sophocle.)