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Revue de textes - Page 8 Empty Re: Revue de textes

Message par Invité Dim 9 Mai 2010 - 0:05

Deux autres bon papiers sur Libération.fr :


Attaques sur Freud ou la philosophie au bulldozer

Par ETIENNE BALIBAR, ALAIN BADIOU, MICHEL DEGUY, JEAN-LUC NANCY

03/05/2010 à 00h00

Ce qui nous gêne dans le récent assaut mené contre Freud n’est pas qu’on nous propose critique et discussion, tant historique que théorique. C’est plutôt qu’en vérité la charge massive et qui se veut accablante fait disparaître son objet même. «Freud», ce n’est ni simplement une vie, ni simplement une doctrine, ni simplement une éventuelle secrète contradiction des deux. Freud, c’est un travail de pensée, c’est un effort - particulièrement complexe, difficile, jamais assuré de ses résultats (moins sans doute que la grande majorité des penseurs, théoriciens, philosophes, comme on voudra les nommer) - et c’est un effort tel qu’il n’a pas cessé d’ouvrir, au-delà de Freud lui-même, un foisonnement de recherches dont les motifs ont été de très diverses manières de demander : «Au fond, de quoi s’agit-il ? Comment peut-on travailler plus avant cette immense friche ?»
Nous n’entrons pas ici dans le débat technique, historique, épistémologique. D’autres sont mieux qualifiés pour le faire. Ce que nous voulons dire est plus large. En effet, il en va de même pour Freud que pour Kant au gré de M.Onfray qui croit avoir hérité du marteau de Nietzsche (auquel d’ailleurs, heureusement, Nietzsche ne se réduit pas). On prélève, figé, ce qui sert la thèse et on ignore avec superbe tout ce qui chez l’auteur et après lui a déplacé, compliqué voire transformé la donne. Mais en vérité, c’est la philosophie tout entière qui est soumise à ce traitement. Faisant jouer un ressort bien connu, on dénonce la domination des «grands» et l’abaissement où ils ont tenu les «petits», vifs et joyeux trublions de l’austère célébration de l’«être», de la «vérité» et de toutes autres machines à brimer les corps et à favoriser les passions tristes. On sera donc hédoniste (un «isme» de plus, c’est peu prudent, mais on n’y prend pas garde) et on secouera d’un rire dionysiaque la raide ordonnance apollinienne de ce qui se donne comme «la» philosophie. Nietzsche, pourtant, est bien loin de seulement opposer Dionysos et Apollon : mais ici comme ailleurs, on ne va pas se compliquer les choses, il faut seulement frapper.
On ne veut rien savoir de ceci, que les philosophes n’ont jamais cessé d’interroger, de mettre en question, de déconstruire ou de remettre en jeu «la» philosophie elle-même. En vérité, la philosophie, loin d’être succession de quelques «vues» ou «systèmes», est toujours d’abord relance - et relance sans garantie - d’un questionnement sur elle-même. Cela s’atteste avec chaque «grande» pensée. C’est pourquoi il n’est jamais simplement possible de déclarer qu’on tient la vraie, la bonne «philosophie».
Encore moins est-il possible de réduire une œuvre de pensée à néant lorsqu’elle a fait ses preuves de fécondité - bien entendu, avec toutes les difficultés, incertitudes, apories ou défaillances que cette même fécondité fera déceler. Mais notre déglingueur n’en a cure : ce qui lui importe, c’est de dénoncer, de déboulonner et de danser gaiement sur les statues qu’il suppose effondrées. Comme il se doit, cela fait du bruit, cela attire les chalands et avec eux ce qu’on appelle les médias ravis de trouver du scandale aussi dans les imposantes demeures de la «pure pensée».
Comme il est entendu que le mal est désormais toujours plus ou moins fasciste (ou «totalitaire») c’est de fascisme qu’on accusera le penseur, lorsqu’on trouve un biais opportun pour le faire. Mais là aussi, le ressort est bien connu : on sait d’avance qu’on ne pourra mieux démolir un auteur, récent ou ancien, qu’en le traitant de fasciste. Le procédé a lui-même quelque chose de - ne disons pas «fasciste» mais au moins doctrinaire, réducteur et oppresseur. Car on n’est pas au large, dans cet espace réputé libertaire : le garde-chiourme et l’anathème y sont postés partout.
Voilà pourquoi nous disons qu’il n’y a pas eu discussion ni critique de Freud, pas plus que de Kant ni de bien d’autres ni pour finir de la philosophie. Il y a un phénomène, un prurit idéologique dont on pourrait d’ailleurs retracer les provenances. Ce n’est même pas que tout soit simplement faux ou condamnable : nous ne parlons d’aucun de ces points de vue. Nous disons seulement qu’on se moque des gens et qu’il est temps de le dire.
La philosophie connaît aujourd’hui une vogue qui favorise ses images publiques, voire publicitaires, ses publications alléchantes, l’idée de quelques recettes possibles de «sagesse». Il faut d’autant plus se méfier de ce que toutes les vogues libèrent : complaisance, ambiance de foire, grandes gueules. On nous répondra sans doute que nous ne représentons qu’une mince élite nantie, confite dans l’Université, dans la belle âme et le discours savant. Toujours les petits contre les grands et certaine idée du «peuple» (joyeux) contre les (tristes) «doctes». Non, nous ne sommes ni plus tristes ni plus doctes que le docteur démolisseur. Nous pensons que l’esprit public mérite mieux que d’être assourdi par le fracas de ses bulldozers et qu’il faut lui permettre de retrouver le sens de l’audition.


L’art de ne pas lire Freud

Par JACOB ROGOZINSKI

04/05/2010 à 00h00

Le récent pamphlet de Michel Onfray, le Crépuscule d’une idole, suscite l’émoi des psychanalystes. Il y a pourtant une discipline à laquelle ce livre cause un tort bien plus grave qu’à la psychanalyse : c’est la philosophie. Car Michel Onfray se dit philosophe, et c’est à ce titre que ses diatribes antifreudiennes sont reçues. Ce nom de philosophe, le mérite-t-il ? Lui-même s’en prend aux antiphilosophes du XVIIIe siècle qui s’opposaient aux penseurs des Lumières «en recourant à l’attaque ad hominem, en ridiculisant l’adversaire, en déformant ses thèses, en disqualifiant le débat pour lui substituer la calomnie, la médisance, l’insinuation» (p. 475). En lisant son livre, on s’aperçoit que cette description lui convient parfaitement.
Le fondateur de la psychanalyse y est en effet stigmatisé sans relâche comme un «Rastignac viennois», un Diafoirus pervers, «phallocrate misogyne et homophobe», cupide, onaniste, incestueux, nihiliste, crypto-fasciste et même… antisémite. Sans doute espère-t-il, avec ce tombereau d’injures, conforter sa position de penseur «iconoclaste». Mais d’où lui vient cette rage de dénoncer l'«homosexualité refoulée» de Freud, ses addictions au tabac ou à la cocaïne, son penchant pour l’adultère et la masturbation ? Quelle surprise, tout de même, de découvrir une si forte dose de moraline réactionnaire chez un auteur qui se prétend nietzschéen et libertaire…
Lorsqu’il accuse Freud «de nier la différence de nature entre la santé mentale et la maladie mentale», de justifier «la folie, la perversion, la psychose» en excusant ainsi a priori les criminels nazis (p. 564), ne sait-il pas que c’est au nom de cette différence «de nature» que l’on a légitimé les grands renfermements des temps modernes et les persécutions des prétendus anormaux ? Michel Onfray semble tout à fait fier de sa robuste santé mentale : à la camisole, le «pervers» Freud et ses semblables !
Son indignation est bien commode : elle le dispense de la tâche pénible de lire, de réfléchir sur des concepts. Rien ne nous est épargné des catarrhes de Freud, de ses coliques, de toute «l’odyssée de ses intestins», mais aucune de ses théories n’est sérieusement discutée : pourquoi se donner cette peine, alors qu’il s’agit de fantasmagories issues d’un cerveau malade ? Tel est l’unique argument du livre, ressassé sur des centaines de pages : le pauvre Sigmund souffrait d’une attirance incestueuse pour sa mère. Du coup, il s’est mis à «voir de l’inceste partout». Il manque cependant une prémisse à la démonstration : pour prouver que Freud a eu tort de généraliser son cas, Michel Onfray devrait démontrer qu’une telle pathologie ne se rencontre jamais ailleurs, qu’aucun autre enfant n’a jamais désiré sa mère. Sans cela, son réquisitoire s’effondre…
Notre homme ne s’embarrasse pas de telles subtilités : la psychanalyse «concerne Freud et personne d’autre» ; il s’agit d’une confession autobiographique présentée frauduleusement comme une science. De la Science, Michel Onfray se fait une idée assez sommaire : le Savant est ce héros qui étreint la «matière du monde» (?) dans son laboratoire et ne se remet jamais en cause. Puisqu’il a remplacé le laboratoire par le divan, qu’il avance en «tâtonnant, cherchant, se trompant», en remettant en question ses hypothèses précédentes -voilà bien le signe d’un incurable «scepticisme» nihiliste ! - Freud n’est pas un Savant. Il est donc un philosophe qui s’ignore. Or, Nietzsche nous l’a appris, toute philosophie n’est que la confession de son auteur. CQFD.
On n’aura pas la cruauté d’appliquer cette maxime à l’abondante production de Michel Onfray : se pourrait-il que son «athéologie» ne soit que l’expression de son ressentiment envers ces prêtres qui lui ont gâché son enfance ? que ses affabulations antifreudiennes ne concernent que ses propres fantasmes et personne d’autre ?… Rappelons seulement que ces idoles auxquelles Nietzsche s’attaquait étaient d’abord des idées. Même si Freud avait réellement été ce Docteur Mabuse qu’Onfray nous décrit, la validité de ses théories n’en serait en rien compromise. C’est ce que savaient tous les philosophes qui, de Sartre à Deleuze, de Ricœur à Henry et Derrida, se sont confrontés patiemment, rigoureusement, aux thèses de Freud.
Heureuse époque où il ne suffisait pas de rédiger un biopic un peu trash pour être salué comme un «philosophe» ! Les temps ont bien changé : ces dernières années, nous avons vu déferler tant de médiocres pamphlets et d’essais sans pensée que l’opinion a fini par prendre cette philosophie-spectacle pour la philosophie authentique. Le livre d’Onfray ne fait pas exception à la règle, et l’empressement avec lequel on le célèbre atteste de la misère de l’époque. «A ce dont l’esprit se contente, l’on mesure sa perte» : la France de Nicolas-le-petit a trouvé un penseur à sa mesure.


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Message par balthazar claes Mar 11 Mai 2010 - 17:12


Le poujadisme hédoniste

« Contre la confiscation de la philosophie par des professionnels incestueux », « restaurer la philosophie », « rendre la philosophie au peuple », « la philosophie abordable ». On ne compte plus les mots d’ordre qui mettent en scène la philosophie. Tantôt avachie dans sa consommation télévisuelle - « Avachissement télévisuel » - tantôt exhaussée dans les Universités populaires - « Exhausser la philosophie » - , la philosophie est une amulette magique qui cautionne, accrédite et valide le discours de celui qui la fait parler. Au jeu de la contre-culture, elle se donne à qui veut la prendre. Elle peut aussi bien marquer une distinction de classe que servir d’opérateur dans la simulation du discours révolutionnaire. Jamais une plus grande confusion n’a régné dans l’usage du mot. Pourquoi ? Nous consommons aujourd’hui le triomphe de la culture petite-bourgeoise dans le cadre général d’une économie capitaliste. Longtemps en lutte contre la culture bourgeoise et légitime, la culture petite-bourgeoise a tiré profit de la mise à disposition, pour le plus grand nombre, d’une simulation de la culture bourgeoise. Barthes décrivait parfaitement en 1972 ce mouvement général qui a dominé en France la seconde moitié du XXe siècle : « Sur le plan culturel, on peut dire que la culture petite-bourgeoise reproduit ″en farce″ la culture bourgeoise, et cette imitation dérisoire, c’est la culture dite de masse ; et par là même, il n’y a aucune classe sociale, aucun groupe qui soit à l’abri de cette contagion générale de la culture petite-bourgeoise » (1)

« Personne ne croit plus à la société révolutionnaire réalisable à partir d’une avant-garde éclairée, en l’occurrence le prolétariat » (2)

Le poujadisme hédoniste met hors jeu le prolétariat dans la course libérale à la libération du désir. Le couple ouvrier-employé, trop englué dans une logique de subsistance, ne saurait participer à cette pleine libération « libertaire » et « révolutionnaire ». Il est incapable de jouir de la libération par la libéralisation sans sombrer dans une mercantilisation généralisée. Le poujadisme hédoniste liquide les valeurs du couple ouvrier-employé en dénonçant ses aliénations religieuses, économiques, sociales, politiques, culturelles. Le mode d’action politique du prolétariat ne peut relever que « d’un modèle qui a fait long feu. » (3)

« La perspective de l’Université populaire n’est pas révolutionnaire au sens marxiste du terme, mais libertaire : elle crée des occasions de liberté et de libération personnelle » (4).

« La révolution libertaire » consomme une période avancée de la petite bourgeoisie dans la ″farce″ de la morale bourgeoise comme liberté d’indifférence ou d’engagement. Cette ambiguïté de la morale bourgeoise échappe à l’impouvoir du couple ouvrier-employé une fois liquidé son seul horizon politique proclamé par le poujadisme hédoniste : le marxisme. Onfray fait miroiter une révolution libertaire contre « les logiques de collaboration libérales ». Le libertaire contre le libéral n’est autre que le slogan d’un ordre social hybride parfaitement indexé sur les modes de réalisation économique du capitalisme triomphant. Ce mot d’ordre répond à l’interrogation de Barthes en 1972 : « le problème historique est de savoir si la petite bourgeoisie va faire sa percée dans le cadre général d’un statut capitaliste (de type pompidolien) ou dans celui d’une promotion de type PCF » (5). L’histoire a tranché. Absolument perméable aux développements économiques et culturels du libéralisme, le poujadisme hédoniste profite des bienfaits du libéralisme sous sa forme libertaire tirant par là un bénéfice secondaire de la transgression de la morale bourgeoise (vertus, valeurs, interdits, logique de l’avoir). Pour autant, la petite bourgeoisie libertaire risque toujours de voir le privilège de l’entre-deux disparaître au profit d’un avachissement généralisé des pratiques, menace inhérente au mouvement de dérégulation intégral des signes produits par le capitalisme (« l’avachissement télévisuel », « Philosophie de comptoir »…). C’est pour cette raison qu’elle a encore besoin de défendre certains privilèges corporatistes : limite de l’hédonisme, actualité du poujadisme. L’hédoniste profite du libéralisme, le poujadiste profite de sa dénonciation. Le poujadiste hédoniste représente de façon exemplaire le succès d’une pensée du double profit qui, sans jamais quitter les privilèges de la distinction symbolique, réalise le triomphe du capitalisme comme abolition de toutes les distinctions.
1972 est l’année de publication de L’Anti-Œdipe, ouvrage de Gilles Deleuze et Félix Guattari duquel Onfray a tiré l’essentiel de ″ses″ concepts transformés en mots d’ordre : « révolution moléculaire », « devenir révolutionnaire des individus »…

« Devant la fin de la croyance à la révolution, Gilles Deleuze annonçait la seule issue possible : le devenir révolutionnaire des individus. D’où le démontage des servitudes volontaires, la mise à jour de ce qui définit une vie mutilée, la proposition de solutions libertaires, des cartographies pour s’orienter dans la pensée, des techniques de construction de soi, des méthodes de connaissance du moi, l’ensemble permettant l’organisation de résistances moléculaires » (6)

Entre le révolutionnaire et le moléculaire, des « solutions », des « techniques », des « méthodes », tout ce que réclame la culture petite-bourgeoise consommatrice de recettes afin de jouir par les deux bouts : propriété (« méthodes de connaissances du moi ») et transgression (« solutions libertaires »). Ce prêt-à-consommer de la réalisation de soi trouve chez Deleuze et Guattari une caution « révolutionnaire ». Une voie efficace pour entretenir le mythe bourgeois du ″chez soi″ tout en retirant le privilège symbolique de la révolution qui, en s’affichant comme révolution, abolit le mythe. Le mythe produit est aussitôt aboli dans une opération de réversion des signes du discours qui fait d’une main ce qu’elle défait de l’autre. Ne reste qu’une forme vide, un rideau de fumée qui, à côté de la « philosophie abordable » et de « l’UP », fonctionne dans la simulation intégrale de tous les modèles hérités.
A vouloir centrer l’analyse sur la question de la médiatisation des discours, on finit par en oublier leur nature et les jeux de langage qu’ils supportent, cautionnent et accréditent. Deleuze et Guattari ont vendu 52000 exemplaires de L’Anti-Œdipe, mais combien de lecteurs du manifeste de philosophie « populaire » de Michel Onfray pourrait soutenir la lecture du premier chapitre de L’Anti-Œdipe ou de Qu’est-ce que la philosophie ? de Deleuze et Guattari ? Contrairement au manifeste du poujadisme hédoniste, L’Anti-Œdipe résiste à la compression. Plus exactement, le texte de Deleuze et Guattari est une tentative de résistance à toute consommation petite-bourgeoise du discours. Où sont passés les lecteurs de L’Anti-Œdipe ? Ils ont tout simplement disparu, et il serait vain de les chercher du côté des lecteurs d’Onfray. Cette disparition questionne notre façon de faire avec le langage. Deleuze et Guattari, appliquant au mot l’idée nietzschéenne selon laquelle un livre n’est pas écrit pour être lu de tous, cherche à faire de l’usage du langage une arme de résistance à la consommation des mythes.

« Révolution libertaire » : slogan du double profit d’un ordre hybride cherchant à la fois à conserver les acquis de la bourgeoisie et à jouir de sa transgression symbolique par le libéralisme marchand. Révolution d’opérette qui peut aussi bien convoquer « la misère sale » que le « jardin d’Epicure ». Le poujadisme hédoniste scelle le succès historique de la culture petite-bourgeoise, son triomphe politique et économique : marginalisation de l’intellectuel, déni de « l’ésotérique » au profit de « l’exotérique », de la cérébralité pure au nom de la « cérébralité incarnée ». Le dogme d’une ″fin des idéologies″, relayé aussi bien à droite qu’à gauche, justifie tout et en particulier la liquidation de toute critique du sens. Michel Onfray ou le triomphe français du modèle petit-bourgeois dans la forme raffinée du poujadisme hédoniste.

Ce texte est un extrait du livre Des-montages, Le poujadisme hédoniste de Michel Onfray (mars 2006) de Harold Bernat-Winter

……..

(1) R. Barthes, Fatalité de la culture, limites de la contre-culture, 13 janvier 1972 in Œuvres Complètes, t. IV, op. cit., p. 197.
(2) M. Onfray, La communauté philosophique, Manifeste pour une université populaire, Paris, Galilée, 2004, op. cit., p. 129.
(3) M. Onfray, CP, op. cit., p. 129.
(4) M. Onfray, CP, op. cit., p. 130.
(5) R. Barthes, Fatalité de la culture, Limites de la contre-culture, op. cit., p. 197.
(6) M. Onfray, CP, op. cit., p. 130.

balthazar claes

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Message par Largo Mer 2 Juin 2010 - 12:46

lundi 31 mai 2010
Contours de l’ordre mondial. Continuités, changements et défis
L’intervention de Noam Chomsky à Paris


Texte de la conférence donnée par Noam Chomsky au théâtre de la mutualité le samedi 29 mai 2010. La captation sonore des diverses interventions et des questions de la salle est disponible à la fin du texte, ci-dessous.

Parmi les thèmes apparaissant dans le titre, ce qui est le plus important dans mon esprit, et je présume dans le vôtre également, ce sont les défis pour aujourd’hui ; ils sont en effet bien réels et à certains égards effrayants. Certains défis concernent même la survie des espèces si l’on parle des armes nucléaires et des menaces pesant sur l’environnement, ces sujets traités lors des récentes conférences de Copenhague sur le climat et de New York sur le Traité de Non-Prolifération (TNP), avec dans les deux cas des résultats qui ne sont guère favorables. Parmi les autres défis importants, on trouve l’avenir de l’Union Européenne (actuellement très incertain) et le rôle des économies émergentes et leurs différentes configurations dans un monde qui se diversifie, avec l’Organisation de coopération de Shanghai, les BRIC [Brésil, Russie, Inde, Chine], l’Union des nations sud-américaines (Unasur) et d’autres. A une autre échelle, la financiarisation de l’économie américaine et des autres économies de premier ordre (étroitement liée à la montée d’un système de production asiatique) a eu un impact majeur sur nos sociétés et le système mondial. Pour prendre un exemple, Martin Wolf, le très respecté commentateur du Financial Times, approuve la conclusion selon laquelle l’origine de la crise des dettes publiques mettant en danger la survie de la zone euro « est la débauche passée de larges segments du secteur privé, en particulier du secteur financier ». Les marchés financiers, écrit-il, « ont financé l’orgie et maintenant, dans la panique, refusent de financer l’assainissement qui en découle. A chaque étape, ils ont agi de façon procyclique », transformant la crise en une catastrophe potentielle. L’économiste John Talbott ajoute : « Si quelqu’un doit être blâmé pour ces crises, ce sont les banques qui ont trop prêté et ce sont donc elles qui devraient payer le prix fort de la restructuration. » Or, au cours de la crise actuelle et contrairement aux pratiques antérieures, le ministère des finances américain a adopté un plan de sauvetage pour l’Europe, qui est un système inventé au cours de la crise actuelle par la Réserve fédérale américaine [FED] et le ministère des finances a garanti aux banques de s’en sortir indemnes. Aux Etats-Unis, les effets à long terme pour le pays incluent une stagnation pour une majorité de la population et une croissance radicale des inégalités, avec des conséquences potentiellement explosives. Le pouvoir politique des institutions financières bloque toute réglementation sérieuse, si bien que les crises financières régulières que nous avons connues ces trente dernières années deviendront donc probablement encore plus sévères.

Il n’est pas difficile de poursuivre : on ne manque pas de défis à relever. Mais on ne peut les comprendre et s’y attaquer de manière sérieuse qu’en les inscrivant dans une perspective plus large.

A un niveau très général, il est utile de garder à l’esprit plusieurs principes de large portée et de grande signification. Le premier est la maxime de Thucydide : « Les forts font comme ils l’entendent, et les faibles souffrent comme il se doit. » Cette maxime a un corollaire important : les systèmes de pouvoir comptent sur des spécialistes en gestion de doctrine, à qui il revient de montrer que ce que font les forts est noble et juste, et que si les faibles souffrent, c’est leur faute. Il s’agit d’une tendance qui fait honte à l’histoire intellectuelle et remonte à ses plus anciennes origines.

Les contours persistants de l’ordre mondial reflètent cette maxime de très près. Depuis la seconde guerre mondiale, les Etats-Unis dominent le monde des affaires et continuent de le faire à bien des égards, malgré des changements importants. Pendant la guerre, des hauts responsables ont compris qu’au bout du compte, les Etats-Unis détiendraient un pouvoir sans précédent dans le monde et ils ont soigneusement planifié l’organisation du monde de l’après-guerre. Ils ont délimité une « vaste zone » dans laquelle les Etats-Unis détiendraient « un pouvoir incontesté » avec « une suprématie militaire et économique » tout en veillant à la « limitation de tout exercice de souveraineté » de la part des Etats qui pourraient interférer avec leurs intentions planétaires. La vaste zone devait inclure au moins l’Extrême-Orient et l’ancien empire britannique, y compris les ressources énergétiques de l’Asie occidentale ; le contrôle de ces ressources apporterait « un contrôle important sur le monde », fit remarquer plus tard un planificateur influent. Alors que la Russie prenait le dessus sur les armées nazies après la bataille de Stalingrad, les objectifs de la vaste zone se sont étendus aussi loin que possible en Eurasie, au moins jusqu’à sa base économique en Europe de l’Ouest. Il a toujours été entendu que l’Europe pourrait choisir de suivre une voie indépendante, peut-être la vision gaulliste d’une Europe de l’Atlantique à l’Oural. L’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) a été en partie destinée à contrer cette menace et le problème reste tout à fait d’actualité aujourd’hui.

Les Etats-Unis ont continué à protéger avec zèle leur propre souveraineté, tout en rejetant les revendications de même ordre provenant d’autres pays. Les Etats-Unis ont contribué à la création des juridictions internationales, mais n’ont accepté leur autorité qu’avec des réserves décisives : en particulier, les Etats-Unis ne seraient pas soumis aux traités internationaux, y compris la charte de l’ONU. De la même façon, en signant la Convention sur le génocide 40 ans plus tard, les Etats-Unis se sont exemptés de son application. Ces deux réserves ont été invoquées devant la Cour internationale de justice et la Cour a relaxé les Etats-Unis des accusations d’agression et de génocide pour ces motifs. Une autre illustration est fournie par la doctrine Clinton prévoyant que les Etats-Unis se réservent un droit de « recours unilatéral à la force militaire » pour s’assurer « un accès sans restriction aux marchés clés, à l’approvisionnement en énergie et aux ressources stratégiques ». Clinton faisait écho à un thème familier. Dans les premières années suivant la seconde guerre mondiale, le diplomate américain George Kennan a expliqué qu’en Amérique latine « la protection de nos matières premières » doit être une préoccupation majeure. « Nos matières premières », dont le hasard veut qu’elles se trouvent ailleurs, nous appartiennent de droit. Telles sont les prérogatives de la puissance selon la maxime de Thucydide.

Une deuxième maxime importante a été formulée par Adam Smith. Il observa que dans l’Angleterre de son époque « les principaux architectes » de la politique étaient les « marchands et les fabricants ». Ceux-ci s’assuraient que leurs propres intérêts étaient bien servis sans tenir compte des effets « néfastes » sur les autres, y compris sur le peuple anglais, mais plus gravement encore sur ceux qui souffraient ailleurs de « l’injustice sauvage des Européens », en particulier en Inde britannique (qui fut sa principale préoccupation).

Dans les démocraties industrielles d’aujourd’hui, les principaux architectes de la politique sont les institutions financières et les sociétés multinationales. La version actuelle de la maxime d’Adam Smith, dans une version plus sophistiquée, est la « théorie d’investissement de la politique » développée par l’économiste politique Thomas Ferguson, qui considère les élections comme des occasions pour des groupes d’investisseurs de s’allier afin de contrôler l’Etat. Cette théorie permet de faire de très bonnes prédictions politiques sur une longue période. Depuis les années 1970, la part des institutions financières dans les bénéfices des entreprises a fortement augmenté, pour atteindre aujourd’hui environ un tiers aux Etats-Unis. Leur pouvoir politique a évolué de concert, menant au démantèlement de l’appareil de réglementation qui avait évité les crises financières depuis la Grande Dépression. Ces institutions financières ont également fourni l’essentiel du soutien à Barack Obama, l’aidant à le porter à la victoire. Elles s’attendaient à être récompensées, et elles l’ont été, avec un énorme plan de sauvetage (financé par les contribuables) visant à les sauver des conséquences de l’effondrement destructeur de l’économie dont elles portent la plus grande part de responsabilité.

L’un des thèmes principaux dans l’élaboration des politiques des puissants est ce que nous pourrions appeler le « principe de la Mafia ». Le parrain ne tolère pas la « défiance réussie ». Même le plus petit acte de désobéissance est dangereux. Il pourrait devenir un « virus » qui « répandra la contagion », pour emprunter les mots de Henry Kissinger quand il préparait le renversement du gouvernement d’Allende. En d’autres termes, le virus est un domino qui pourrait faire tomber toute la rangée. Le principe a été maintes fois invoqué par les Etats-Unis pendant leur période de domination mondiale, et a bien sûr de nombreux antécédents.

Les principes en vigueur dans l’élaboration d’une politique entrent parfois en conflit. Cuba en est un exemple très instructif. A une écrasante majorité, le monde s’oppose à l’embargo américain, conçu, comme nous le savons à partir des archives internes, pour punir la population de son incapacité à renverser un gouvernement désobéissant. Pendant des décennies, la population américaine a également été favorable à la normalisation des relations. Il n’est pas rare que les décideurs ne tiennent pas compte de l’opinion publique mondiale et nationale, mais ce qui est plus intéressant, dans ce cas, c’est que de puissants secteurs de l’économie privée sont également favorables à la normalisation, notamment l’agro-alimentaire, l’industrie pharmaceutique et les entreprises du secteur énergétique. La politique consistant à punir les Cubains persiste néanmoins, en violation de la maxime d’Adam Smith mais en accord avec le « principe de la Mafia ». Les intérêts plus larges de l’Etat priment sur les intérêts commerciaux locaux. Les mêmes personnes peuvent prendre des décisions différentes en fonction du rôle qu’elles jouent dans les institutions, dans d’autres cas également comme l’Iran d’aujourd’hui avec des précédents intéressants remontant au renversement du régime parlementaire par les Etats-Unis et le Royaume-Uni [en 1953] : des entreprises du secteur énergétique ont été contraintes par l’Etat à prendre 40% de la concession britannique, en désaccord avec leurs préférences à court terme mais en accord avec la planification étatique plus large.

Dans le cas de Cuba, les archives et documents historiques sont riches et instructifs. Quelques mois après que Cuba eut obtenu son indépendance (en janvier 1959), les Etats-Unis prirent des initiatives pour renverser le régime. L’une des principales raisons avancées dans les documents internes à l’administration était la « défiance réussie » que représentait Cuba pour les politiques américaines (remontant à la doctrine Monroe de 1823) ; il s’agissait là d’un intolérable affront et d’une menace de contagion. La menace fut immédiatement reconnue par le gouvernement d’Eisenhower, mais plus explicitement par les libéraux de l’équipe de Kennedy qui arriva au pouvoir deux ans plus tard. Avant son entrée en fonction, le président John Fitzgerald Kennedy mit sur pied une mission pour l’Amérique latine, dirigée par l’historien de gauche Arthur Schlesinger. Dans son rapport au nouveau président, Schlesinger ne manqua pas de prévenir que d’autres pays pourraient être infectés par le virus castriste « de l’idée de prendre en main ses propres affaires », un danger particulièrement grave, ajoutait-il « quand la distribution des terres et des autres formes de richesse nationale favorise les classes possédantes… et que les pauvres et défavorisés, encouragés par l’exemple de la révolution cubaine, exigent alors des conditions de vie décentes ». L’ensemble du système de domination pourrait se défaire si l’idée de prendre en mains son destin devait étendre ses funestes tentacules.
Un vaccin contre le virus de la politique

Dans de telles circonstances, les prescriptions politiques sont sans ambiguïté : il est nécessaire de détruire le virus et de vacciner les victimes potentielles. Ce traitement standard fut appliqué immédiatement : d’abord lors de l’invasion de la baie des Cochons [en 1961], et , après cet échec, une vaste campagne fut menée pour apporter « les terreurs de la terre » à Cuba, pour reprendre les mots utilisés par Schlesinger dans sa biographie du frère du président, Robert Kennedy, qui se vit assigner cette tâche comme mission prioritaire. Cela n’a pas été une mince affaire, en dehors du fait que cela mena le monde à une menace de guerre nucléaire. En attendant, la région fut protégée de l’infection par le fléau d’une répression sans précédent depuis l’époque des conquistadors. Cette répression débuta par un coup d’Etat militaire au Brésil en 1964, planifié par le gouvernement Kennedy qui installa les premiers d’une série d’Etats policiers répressifs comprenant le Chili, l’Uruguay, et les assassins argentins (comptant parmi les chouchous du président Ronald Reagan). Cette calamité s’étendit à l’Amérique centrale sous le gouvernement Reagan, développant la torture, les tueries en série et autres crimes.

Un fait passé pratiquement inaperçu en Occident a pourtant une grande importance : la vaccination des victimes potentielles consista dans une large mesure en une guerre contre l’Eglise, laissant derrière elle une liste sanglante de martyrs religieux. En 1962, lors de Vatican II, le Pape Jean XXIII fut à l’origine d’un effort historique pour réhabiliter le Christianisme des Evangiles qui avait été détruit au quatrième siècle, quand l’empereur Constantin avait fait du Christianisme la religion de l’empire romain, convertissant « l’église persécutée » en une « église de la persécution », pour reprendre les mots du distingué théologien Hans Küng. S’inspirant de Vatican II, les évêques d’Amérique latine adoptèrent « l’option préférentielle pour les pauvres », renouvelant avec le pacifisme radical des Evangiles. Des prêtres, des religieuses et des laïcs apportèrent le message des Evangiles aux pauvres et aux persécutés en les encourageant à prendre leur destin en main et à travailler ensemble pour surmonter la misère de la survie sous la contrainte du pouvoir américain.

La réaction à cette grave hérésie que constituait la théologie de la libération fut immédiate. Le coup d’Etat au Brésil en constitua la première étape. La guerre contre les Evangiles a été consommée en novembre 1989, quelques jours après la chute du mur de Berlin, quand six intellectuels latino-américains de premier plan, des prêtres jésuites, ont été assassinés par un bataillon d’élite du Salvador, fraîchement sortis de l’école spéciale de guerre de John F. Kennedy [John F. Kennedy Special Warfare School]. La responsabilité de l’écrasement des efforts faits pour faire renaître le Christianisme n’est pas masquée. Cette école de formation à la guerre a depuis été renommée l’Ecole des Amériques [School of the Americas] ; célèbre pour son entraînement des tueurs d’Amérique latine, elle annonce fièrement dans son message publicitaire que la théologie de la libération a été « vaincue avec l’aide de l’armée américaine », avec un petit coup de main du Vatican qui utilisa des moyens plus doux : l’expulsion et l’autocensure.

Nous apprenons beaucoup sur nous-mêmes en comparant un événement qui a dominé l’actualité de novembre dernier [2009], avec un non événement du même mois. L’événement fut la célébration euphorique du vingtième anniversaire de l’émancipation de l’Europe de l’est de la tyrannie russe, saluée comme une victoire de la non-violence et de l’idéalisme, et il s’agit bien de cela. Le non événement fut le silence qui entoura, dans le même temps, la consommation de la guerre haineuse qui écrasait la théologie de la libération et détruisait « les organisations populaires combattant pour défendre les droits humains les plus fondamentaux », pour reprendre les mots prononcés par l’archevêque Oscar Romero, « la voix des sans voix », quelques jours avant son assassinat par ceux-là mêmes qui menaient cette guerre. La comparaison entre ce qui s’est passé dans les années 1980 au sein des sphères d’influence de la Russie et des Etats-Unis (ainsi que les réactions que cela a suscité en Occident), est très éclairante, mais régulièrement expédiée aux oubliettes d’une histoire inacceptable.

Les guerres d’Indochine, qui comptent sans doute parmi les crimes les plus horribles de l’après-guerre, illustrent également le fonctionnement du « principe de la mafia ». Lorsque les Etats-Unis décidèrent de soutenir la guerre meurtrière de la France pour reconquérir son ancienne colonie, la préoccupation centrale était que l’indépendance du Vietnam ne puisse devenir un virus contaminant les autres pays, peut-être même l’Indochine riche en ressources et même enfin le Japon, ce que l’historien John Dower appela le « super domino ». Le Japon pourrait devenir le centre industriel d’un continent asiatique indépendant, et ceci en établissant le Nouvel Ordre qu’il avait cherché à créer dans les années 1930. Les Etats-Unis n’étaient pas prêts à perdre la phase du Pacifique de la seconde guerre mondiale même si Washington avait bien l’intention de fournir au Japon « une sorte d’empire vers le Sud », quelque chose comme un Nouvel Ordre pour reprendre la phrase de George Kennan, mais maintenant au sein du système mondial dominé par les Etats-Unis, donc acceptable.

Là aussi, les moyens standard pour faire face à un virus furent mis en œuvre avec une extrême brutalité. Le virus fut supprimé en démolissant la résistance sud-vietnamienne, puis une grande partie de l’Indochine. La région fut vaccinée en mettant en place dans les pays voisins de féroces dictatures militaires. L’Indonésie fut protégée de la contamination par ce que le New York Times appela le « stupéfiant massacre de masse » de 1965 – un « rayon de lumière en Asie » claironna son correspondant de gauche, exprimant ainsi l’euphorie occidentale débridée pour, d’une part, le massacre de centaines de milliers de personnes (la plupart des paysans sans terre) et, d’autre part, la destruction du seul parti politique de masse tandis que le pays s’ouvrait à la libre exploitation occidentale, dont les crimes ont été comparés (par la CIA) à ceux de Hitler, Staline et Mao. Le conseiller à la sécurité nationale de Kennedy et Johnson, McGeorge Bundy, fit observer rétrospectivement que la guerre du Vietnam aurait bien pu s’arrêter après que l’Indonésie avait été vaccinée en toute sécurité par cet opportun « stupéfiant massacre de masse ».
Révision de l’histoire

Après l’offensive du Têt de janvier 1968, la communauté des affaires américaine conclut qu’il était inutile de prolonger la guerre qui alors nuisait à l’économie du pays. Le gouvernement suivit à contrecœur. Comme la politique du gouvernement évolua, l’opinion des élites changea également, et une histoire imaginaire fut inventée dans laquelle tout le monde était une « colombe » qui s’ignorait (tellement bien cachée qu’on n’en trouvait aucune trace dans les archives). Les équipes de Kennedy réécrivirent leurs premiers récits pour répondre aux nouvelles exigences. Cette révision de l’histoire fut un succès complet, comme le fut le maintien de limites strictes sur des critiques acceptables A la fin de la guerre, les plus dissidents au sein du courant dominant jugèrent que la guerre était « une erreur », qu’elle avait débuté par des « efforts maladroits pour faire le bien », et que, finalement, elle nous coûtait trop cher (selon Anthony Lewis). Assez étonnamment, pour 70% de la masse de la population peu éclairée, la guerre était « fondamentalement et moralement un mal », et non « une erreur ». Les critiques formulées par les élites concernant la guerre en Irak sont très similaires. Obama, par exemple, est considéré comme un critique de principe de cette guerre parce qu’il l’a jugée comme étant une « erreur stratégique ». Des critiques semblables de l’invasion russe en Afghanistan avaient paru dans la Pravda. Nous ne les jugions pas « fondées sur des principes », alors que c’est ce que devait penser la classe des commissaires d’alors. Partout les réactions sont tout à fait conformes à la norme historique et aux mêmes principes.

Généralement, on convient que la guerre du Vietnam fut une défaite pour l’Amérique. C’est exact si l’on prend en compte les objectifs maximaux : le Vietnam n’a pas été transformé en un pays comme les Philippines. Si toutefois on prend en compte les objectifs principaux, la guerre fut plutôt une réussite. Le virus a été détruit et la région vaccinée avec succès contre la contamination. Les conséquences à long terme sont mitigées, mais le succès reste considérable. Un titre récent du Financial Times en donne un exemple significatif : « Tokyo accepte la défaite de la base navale d’Okinawa ». L’article indique que « le premier ministre japonais a reconnu hier une défaite concernant ses efforts pour déloger d’Okinawa une base maritime américaine dont la présence est controversée, tout en suggérant que le sud de l’île devait continuer à "porter ce fardeau" pour le bien de l’alliance entre Tokyo et Washington », malgré l’écrasante opposition populaire. Le Japon est le principal détenteur de la dette américaine, mais il reste à l’abri au sein du système mondial. C’est une des continuités qui mérite notre attention.

Observez en revanche la guerre en Irak. Les Etats-Unis ont été contraints de céder pas à pas aux pressions populaires réclamant la démocratie et l’indépendance. Il s’agit d’une grande victoire pour la résistance non-violente. Les forces d’invasion pouvaient tuer les insurgés et détruire Falloujah, commettant d’horribles crimes de guerre, mais elles n’ont pas été capables de faire face à des centaines de milliers de manifestants exigeant des élections, et à plusieurs reprises Washington à dû faire marche arrière face au nationalisme irakien. Récemment encore, en janvier 2008, Washington tenait toujours fermement à ses principaux objectifs de guerre : le président a ainsi indiqué au Congrès qu’il ne tiendrait aucun compte d’une loi qui pourrait entraver l’engagement américain en vue d’établir des bases militaires « permettant le stationnement permanent des forces américaines en Irak » ou « permettant aux Etats-Unis de contrôler les ressources en pétrole de l’Irak ». Quelques mois plus tard, les Etats-Unis ont dû également abandonner ces objectifs. Washington a été contraint d’accepter la défaite en Irak devant la résistance nationale irakienne. Mais l’opposition à l’agression au sein du pays agresseur est un autre élément à prendre en compte. C‘est cette opposition qui a empêché les démocrates libéraux d’avoir recours à certaines mesures dont ils pouvaient disposer aux Etats-Unis dans les années 1960. Cela compte parmi les vraies réussites du militantisme politique des années 1960 et des traces qu’il a laissées, contribuant à civiliser la société américaine. Cela s’est également produit ailleurs.
Un vainqueur : l’Iran

L’Irak a été pratiquement détruit et les Etats-Unis vaincus, mais il existe un vainqueur : l’Iran. Peu d’analystes sérieux contesteraient la conclusion du correspondant respecté du Financial Times au Moyen-Orient écrivant que l’invasion « a énormément accru l’influence de l’islamisme chiite iranien » (David Gardner) pour la plus grande déconvenue des Etats-Unis, de son client israélien et de son protectorat saoudien, celui-ci poursuivant une relation avec les Etats-Unis qui « durera jusqu’au moment où le dernier baril de pétrole aura été extrait des réserves souterraines saoudiennes », comme le fait remarquer l’universitaire Gilbert Achcar.

Les analystes en politique étrangère admettent que c’est l’Iran qui constitue la crise majeure actuelle, avec son programme nucléaire. Aucune personne saine d’esprit ne souhaite que l’Iran, ou n’importe qui d’autre, développe des armes nucléaires. Toutefois, c’est un peu trompeur de dire que l’Iran défie la « communauté internationale » en poursuivant, au mépris des ordres du Conseil de sécurité et de l’AIEA, son programme d’enrichissement nucléaire. En fait, le monde est majoritairement opposé au très rude régime de sanctions que les Etats-Unis cherchent à durcir davantage. L’opposition n’inclut pas seulement les dissidents iraniens, mais aussi les puissances régionales : la Turquie et la Ligue Arabe. Cette opposition comprend également le Brésil, peut-être le pays le plus respecté de l’hémisphère sud, qui a vigoureusement appuyé le droit de l’Iran à enrichir de l’uranium, en tant que signataire du TNP. Il faut faire également un certain effort pour oublier que trois Etats nucléaires ont carrément refusé de signer le TNP : le Pakistan, l’Inde et Israël, tous trois alliés des Etats-Unis, dont les programmes nucléaires bénéficient toujours de l’assistance américaine.

En septembre dernier, le Conseil de Sécurité a adopté la résolution 1887, qui, en dehors de sa condamnation de l’Iran, a invité tous les Etats à signer le TNP et à résoudre leurs conflits en accord avec la Charte des Nations Unies, qui interdit la menace d’intervention par la force. Deux Etats violent les termes de cette résolution : les Etats-Unis et Israël, qui insistent pour que « toutes les options soient ouvertes », y compris les plus violentes. L’Inde a répondu à la résolution 1887 en annonçant qu’elle peut maintenant fabriquer des armes nucléaires avec le même rendement que les superpuissances. L’envoyé d’Obama a immédiatement informé l’Inde qu’elle n’est pas assujettie à cette résolution. L’Inde et le Pakistan continuent de développer des armes nucléaires. Les relations militaires entre les Etats-Unis, l’Inde et Israël sont même en train de se resserrer. Bénéficiant des importations « à double usage [civil et militaire NDT] » en provenance des Etats-Unis (et de France également), l’Inde passe maintenant aux techniques de destruction les plus avancées : celles-ci comprennent des plateformes d’armes laser dans l’espace et des satellites destructeurs, selon le commandant des forces aériennes.

Au même moment, l’AIEA a adopté une résolution demandant à Israël d’adhérer au TNP et de faciliter l’accès des inspections internationales. En dépit des objections de l’Europe et des Etats-Unis, qui ont cherché à bloquer la résolution, celle-ci a tout de même été adoptée. Comme dans le cas de l’Inde, Obama a immédiatement informé Israël qu’il n’était pas soumis à ces exigences, renouvelées encore il y a quelques semaines. Aux Etats-Unis, tout ceci passe totalement sous silence, comme en Europe je suppose, mais il est facile de voir pourquoi les accusations d’hypocrisie faites au président iranien Mahmoud Ahmadinejad peuvent avoir un écho ailleurs.

Obama a également réagi à la résolution 1887 par d’autres moyens. Le Pentagone a annoncé qu’il allait accélérer la livraison des armes les plus meurtrières disponibles, à l’exception des armes nucléaires. Il s’agit de bombes de 13 tonnes conçues pour détruire des bunkers profondément cachés et protégés par 5 tonnes de béton armé. Ce à quoi vont servir ces bombes n’est pas un secret. La planification de ces « obus d’artillerie massive » a débuté dans les années Bush, mais a traîné en longueur jusqu’à la prise de fonction d’Obama ; il a alors immédiatement demandé que soient accélérés leur développement et leur déploiement. Ensuite, Obama a envoyé ces armes aux îles Diego Garcia dans l’Océan indien ; il s’agit d’une base importante pour le bombardement du Moyen-Orient et de l’Asie centrale. Il a également envoyé aux îles Diego Garcia une offre de sous-marins pour contrer les sous-marins aux missiles d’attaque rapide qui opèrent dans les eaux du Moyen-Orient et d’Afrique de l’Ouest, selon l’annonce de la marine américaine, non confirmée. Ce sont de nouvelles menaces contre l’Iran, en violation de la résolution 1887 et de la Charte des Nations Unies.

Il existe un contexte plus large. Pour ceux qui se sont sérieusement engagés dans la non-prolifération, certaines mesures peuvent être entreprises. L’une d’entre elles serait la création de zones sans armes nucléaires [nuclear weapons-free zones, NWFZ]. L’Union africaine est parvenue récemment à un accord pour créer une zone de ce type, mais cet accord ne peut être mis en œuvre. La Grande Bretagne et les Etats-Unis insistent pour que l’île Diego Garcia ne soit pas incluse, car les Etats-Unis l’utilisent pour stocker des armes et des sous-marins nucléaires. Une zone sans armes nucléaires dans le Pacifique sud connaît les mêmes problèmes. Au début, c’était la France qui bloquait car elle voulait utiliser ses îles pour des essais nucléaires, maintenant ce sont les Etats-Unis qui bloquent en insistant pour que ses îles du Pacifique bénéficient d’une dérogation.

Le cas le plus significatif se trouve bien sûr au Moyen-Orient où les tensions régionales pourraient être atténuées par la création d’une zone sans armes nucléaires. C’est une question brûlante dans la région depuis un certain temps, et elle a été une nouvelle fois posée le mois dernier lors de la conférence conjointe des Nations unies et du TNP. L’Egypte, qui préside le mouvement des non-alignés comptant 118 nations, a fait circuler un appel pour la création d’une zone sans armes nucléaires au Moyen-Orient, comme cela avait été convenu avec l’Occident (y compris les Etats-Unis) en 1995 lors de la conférence de révision du TNP. Washington s’est officiellement engagé, mais insiste pour qu’Israël y fasse exception, et n’a pas laissé entendre que ces dispositions s’appliqueraient à eux-mêmes. La secrétaire d’Etat Hillary Clinton a déclaré, lors de la conférence du TNP, que ce n’est pas encore le moment de créer une zone sans armes nucléaires au Moyen-Orient. Washington a par ailleurs insisté pour que ne soient pas acceptées les propositions qui demandent à Israël de se soumettre au contrôle de l’AIEA ou qui invitent les signataires du TNP (les Etats-Unis en particulier) à rendre publiques les informations relatives « aux installations et aux activités nucléaires israéliennes, y compris l’information ayant trait aux précédents transferts de technologie nucléaire vers Israël ».

La technique pour s’y dérober est d’adopter la position d’Israël, demandant que toute proposition soit subordonnée à un règlement de paix total. Si ce n’est qu’il est soumis à une interdiction effective de la part des Etats-Unis, il existe un accord quasi-unanime sur la façon de régler le conflit israélo-arabe, et cela depuis 1976. Il date du moment où des pays arabes de la région introduisirent une résolution au Conseil de sécurité, appelant à un accord pour une solution à deux Etats comprenant la frontière internationale et toutes les garanties prévues par la résolution 242 (le document de base par accord commun). Les Etats-Unis opposèrent leur veto à cette proposition de résolution en 1976, et une nouvelle fois en 1980. Tout s’est poursuivi à l’identique. Les principes de base sont soutenus par pratiquement le monde entier, y compris la Ligue arabe, l’Organisation de la conférence islamique (comprenant l’Iran) et des acteurs concernés qui ne sont pas des Etats, dont le Hamas. Un accord selon ces termes est bloqué par les Etats-Unis et Israël, qui sont à la tête du front du rejet depuis 35 ans, bien qu’il existe une exception décisive et très instructive. Lors de son dernier mois à la présidence des Etats-Unis, en janvier 2001, Bill Clinton a entamé des négociations israélo-palestiniennes à Taba, en Egypte qui sont presque parvenues à un accord (selon les déclarations des participants) avant qu’Israël ne mette fin aux négociations.

Il est important de rappeler que les Etats-Unis et le Royaume-Uni possèdent une responsabilité unique dans le processus de création d’une zone de non prolifération d’armes atomiques au Moyen-Orient. Dans leur tentative de fournir en 2003 une mince couverture juridique à leur invasion de l’Irak, ils ont cité la résolution du Conseil de sécurité 687 (de 1991) qui demandait à l’Irak de mettre fin à son programme de développement d’armes de destruction massive. Les Etats-Unis et le Royaume-Uni prétendaient que cela n’avait pas été fait. Nous n’avons pas besoin de nous attarder sur ce prétexte mais notons que cette résolution engage ses signataires à créer une zone de non prolifération d’armes atomiques au Moyen-Orient.
La destruction de l’environnement

J’ai dit que la prolifération des armes nucléaires est l’un des deux défis qui mettent littéralement en danger la survie de notre espèce. Cette question n’est pas prise en compte malgré l’impressionnante rhétorique déployée. Il en va de même pour la deuxième menace : la destruction de l’environnement. Ce qui se passe aux Etats-Unis est particulièrement important, comme toujours, mais est également très révélateur. Le secteur des entreprises mène une campagne massive de propagande pour que l’opinion publique abandonne ses préoccupations concernant le changement climatique lié aux activités humaines, et avec le plus grand succès puisque cette conviction a baissé et réunit maintenant tout juste un tiers de la population. Les responsables à qui revient cette tâche de propagande, visant à lutter contre cette conviction, savent aussi bien que nous que le « canular progressiste » est bien réel et que les perspectives sont peu réjouissantes (1). Ils s’acquittent en fait du rôle que les institutions leur ont assigné. Dans une économie de marché, ces responsables doivent agir de façon à maximiser les gains à court terme. S’ils ne le font pas, ils seront remplacés par d’autres, qui eux le feront. D’ailleurs, selon le droit anglo-américain des sociétés, il s’agit d’une obligation juridique. Ce qui signifie qu’ils ne doivent pas tenir compte des externalités (l’impact d’une opération à l’extérieur de l’entreprise). Dans ce cas, le sort de l’espèce humaine est une externalité qu’ils doivent écarter dans la mesure où l’économie de marché prévaut. La logique est la même lorsque des directeurs de sociétés financières ne prennent pas en compte le risque systémique, tout en sachant qu’en agissant de la sorte ils provoqueront une crise financière. Dans ce cas, leur comportement n’est pas irrationnel. Ils savent qu’après l’effondrement du château de cartes qu’ils construisent, ils peuvent aller se mettre à l’abri de ce qu’ils appellent l’Etat nourricier, tout en serrant fort leur livres de Hayek, Friedman et Rand. Il n’existe pas de tels recours lorsque les externalités liées à la destruction de l’environnement sont ignorées. Il n’est pas facile toutefois de surmonter les nécessités institutionnelles. Les deux grandes menaces pesant notre survie demeurent redoutables.
L’effacement des nations

Passons à un autre sujet, il y a en ce moment beaucoup de discussions agitées concernant un grand changement de pouvoir dans le monde. Les spéculations vont bon train pour savoir si (ou quand) la Chine pourrait, avec l’Inde, remplacer les Etats-Unis comme puissance dominante mondiale. Si cela devait arriver, cela signifierait que le système mondial redeviendrait proche de ce qu’il était avant les conquêtes européennes. Les taux de croissance des PIB chinois et indien ont été, en effet, très spectaculaires ces derniers temps. Mais il faut ajouter quelque chose. L’indice de développement humain (IDH) des Nations unies indique que l’Inde occupe toujours une place proche du bas du classement : la 134ème, légèrement au-dessus du Cambodge, au-dessous du Laos et du Tadjikistan. La Chine se place à la 92ème place, un peu au-dessus de la Jordanie, en dessous la République Dominicaine et l’Iran. L’Inde et la Chine souffrent également d’inégalités très fortes, si bien que plus d’un milliard de leurs habitants se trouvent beaucoup plus bas dans ce classement. En outre, une comptabilité précise irait au-delà des mesures faites actuellement en prenant en compte les coûts très sérieux que la Chine et l’Inde ne peuvent plus ignorer ; l’écologie, la diminution des ressources naturelles et bien d’autres choses encore. Les spéculations sur le changement de pouvoir dans le monde négligent quelque chose que nous savons tous : les nations, n’occupant plus la même place dans le système interne de distribution du pouvoir, ne sont pas les vrais acteurs au sein des affaires internationales, un truisme porté à notre attention par cet incorrigible radical d’Adam Smith, comme nous en avons déjà parlé.

En gardant à l’esprit le truisme radical d’Adam Smith, on s’aperçoit qu’il existe en effet un changement de pouvoir dans le monde mais pas celui qui occupe le devant de la scène. Il s’agit d’un déplacement allant de la main d’œuvre mondiale vers le capital transnational, ce déplacement s’étant nettement intensifié pendant les années de néolibéralisme. Le coût en est très lourd, y compris pour les travailleurs américains qui sont victimes de la financiarisation de l’économie et de la délocalisation de la production et qui ne parviennent à maintenir leurs revenus qu’en s’endettant et en créant des bulles de valeurs. Les paysans indiens sont affamés et des millions de travailleurs chinois sont en lutte : la part du travail dans le revenu national y décroît plus rapidement que dans la plupart des autres pays.

La Chine joue un rôle de premier plan dans le changement réel du pouvoir mondial, elle est devenue en grande partie une usine d’assemblage au sein d’un système régional de production. Martin Hart-Landsberg a traité cette question dans un ouvrage important (2). Le Japon, Taiwan et d’autres économies d’Asie exportent des pièces et des composants vers la Chine et lui fournissent également la plus grande partie de la technologie de pointe. On s’est beaucoup préoccupé de la hausse du déficit commercial des Etats-Unis avec la Chine mais on a fait moins de cas du déficit commercial croissant des Etats-Unis avec le Japon et les autres pays d’Asie au moment où le système de production régional se met en place. Le Wall Street Journal en conclut que si l’on comptait uniquement la valeur ajoutée des constructeurs chinois, le véritable déficit commercial entre les Etats-Unis et la Chine serait réduit dans une proportion de 30 % alors que le déficit commercial entre les Etats-Unis et le Japon augmenterait de 25 %. Les constructeurs américains suivent le même chemin en fournissant des pièces et des composants à la Chine, qui les assemble et les exporte en retour en grande partie vers les Etats-Unis. Pour les institutions financières, les géants de la distribution, les propriétaires et les gestionnaires des industries manufacturières ainsi que pour les secteurs étroitement liés à ces centres de pouvoir, tout cela est merveilleux. Mais ce n’est pas le cas pour la majorité des Américains dont les revenus stagnent depuis trente ans au milieu d’une concentration stupéfiante de richesse, de l’effondrement des systèmes d’aide et des infrastructures ; tout ceci conduisant à une situation intérieure des plus inquiétantes. Nous observons des développements similaires en Europe et ailleurs.
La situation en Afghanistan

Enfin, on devrait dire quelques mots au sujet de l’Afghanistan. Dans la première opération de la nouvelle stratégie d’Obama, les Marines américains ont conquis Marjah, une petite ville faisant partie de la province du Helmand, le principal foyer de l’insurrection. Le New York Times signale que :

« Les Marines se sont heurtés à l’identité des talibans, une identité tellement dominante que l’on peut décrire ce mouvement comme un parti unique dont l’influence touche tout le monde dans la ville. Nous devons reconsidérer notre définition du mot "ennemi" a déclaré Larry Nicholson, commandant de la brigade expéditionnaire des Marines dans la province du Helmand. "La plupart des gens ici se considèrent comme des talibans... Nous avons à réajuster notre manière de penser de façon à ne pas chasser les talibans de Marjah, c’est l’ennemi que nous essayons de chasser", a-t-il déclaré. »

Les Marines sont confrontés à un problème qui a toujours harcelé les conquérants. Il s’agit d’un problème bien connu des anciens Marines du Vietnam. Le plus grand érudit du gouvernement d’alors se lamentait que l’ennemi était le « seul véritable parti politique possédant une assise populaire » et que tous les efforts faits pour se mesurer à lui sur le plan politique ressemblerait à un affrontement entre le menu fretin et une baleine. C’est en en utilisant notre avantage comparatif – la violence – que nous avons donc dû surmonter leur force politique. D’autres ont connu des problèmes similaires, par exemple les Russes en Afghanistan dans les années 1980 : ils ont gagné toutes les batailles mais ont perdu la guerre. Après le triomphe de Marjah, les forces dirigées par les Etats-Unis s’apprêtent à donner l’assaut sur la ville principale de Kandahar où, d’après les sondages de l’armée américaine, 95% de la population s’oppose à l’opération militaire et 5 personnes sur 6 considèrent les talibans comme « nos frères afghans ». Encore une fois, cela fait écho aux conquêtes antérieures.
Contrôle des cerveaux

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les autorités soient préoccupées par le fait que le soutien intérieur puisse s’éroder davantage encore. Une « fuite » récente émanant d’un rapport de la CIA, fait remarquer que « le peu d’informations livrées au public concernant la mission en Afghanistan a permis aux dirigeants allemands et français de ne pas tenir compte de l’opposition populaire et d’augmenter régulièrement leur contingent militaire pour la Force internationale d’assistance et de sécurité (FIAS). Berlin et Paris conservent respectivement le troisième et le quatrième rang en termes de forces militaires présentes au sein de la FIAS, malgré l’opposition de 80% des Allemands et des Français à l’augmentation du déploiement des troupes au sein de la FIAS (selon un sondage datant de l’automne dernier) ». Il est donc nécessaire « d’adapter le message » pour « prévenir ou du moins contenir d’éventuelles réactions violentes ». Pour la France, la CIA recommande d’avoir recours à une propagande élaborée pour prendre en compte le « profond souci pour les civils et les réfugiés » et pour expliciter le sentiment de culpabilité des français liée à leur abandon. La note recommande de mettre particulièrement en avant la question de l’éducation des filles qui peut devenir « un point de ralliement pour l’opinion publique française en grande partie laïque, et donner aux électeurs une raison de soutenir une cause nécessaire malgré les victimes ». Les faits, comme d’habitude, n’ont pas la moindre importance. Si l’on prend par exemple les progrès de l’éducation des filles à Kaboul lors de l’occupation russe, ou le véritable impact des opérations militaires.

La note de la CIA doit nous rappeler que les Etats possèdent un ennemi intérieur : leur propre population, qui doit être contrôlée quand elle s’oppose à la politique de l’état. Ce problème se pose même dans les Etats totalitaires. L’Allemagne nazie a ainsi dû disputer une guerre « des armes et du beurre » pour tenir le public en respect. Dans les sociétés plus démocratiques, le recours à la force doit être remplacé par une propagande efficace dans la « bataille éternelle pour contrôler le cerveau des hommes » et pour « fabriquer un consentement » grâce à des « illusions nécessaires » et par une « simplification extrême, puissante émotionnellement ». (Citation des chefs d’entreprise et du philosophe préféré d’Obama, Reinhold Niebuhr, vénéré par les personnalités de l’establishment pour des motifs intéressants que je vais devoir laisser de côté.) La bataille pour contrôler l’ennemi intérieur est tout à fait à propos aujourd’hui, et devrait être une préoccupation de première importance pour ceux qui veulent faire face de manière constructive aux graves défis d’aujourd’hui.
Introduction de Serge Halimi

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Conférence de Noam Chomsky

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Questions du public, réponses de Chomsky

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Noam Chomsky

Texte traduit par Thomas Legoupil, Sam Levasseur et Anne Paquette, www.chomsky.fr

(1) Aux Etats-Unis, une partie des climato-septiques présente le réchauffement climatique comme un canular monté par le camp progressiste qui chercherait ainsi à prendre le pouvoir, NDT.

(2) Martin Hart-Landsberg et Paul Burkett, China and Socialism, Market Reforms and Class Struggle, Monthly Review Press, New York, 2005.

http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2010-05-31-Chomsky
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Message par Invité Mar 15 Juin 2010 - 7:41

Obama dépeint la marée noire comme un 11-Septembre écologique

Barack Obama compare désormais la marée noire du golfe du Mexique à un 11-Septembre écologique, alors qu'il a entamé lundi sa quatrième visite sur les côtes souillées par le brut et s'apprête à prononcer un discours solennel consacré à la catastrophe.

L'emploi du 11 Septembre de cette manière (complètement stupide mais foncièrement idéologique) par Obama n'est-il pas un signe, annonçant que le travail de deuil du 11 Septembre serait arrivé à son terme aux usa ?

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Message par Invité Mar 15 Juin 2010 - 13:34

J'ai compris hier que cette foutue plateforme pétrolière avait EXPLOSE et que si on entend pas de témoignage direct, c'est que tous les types qui turbinaient dessus sont claqués calcinés ou noyés.
Mais qui en parle ? Crying or Very sad

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Message par Largo Mar 22 Juin 2010 - 20:04

De quoi parlent Gus Van Sant et Madonna quand ils sont au téléphone ?

Un truc très people qui pourrait intéresser Borges, ptet.
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Message par Eyquem Mer 30 Juin 2010 - 21:07

'soir tout le monde,

Le sommaire du prochain Vertigo est assez prometteur :
http://www.editions-lignes.com/LE-PEUPLE-EST-LA.html



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Message par Largo Mer 30 Juin 2010 - 22:44

Ah, le fameux photogramme !
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Message par Largo Jeu 1 Juil 2010 - 8:33

La Rumeur enfin relaxé...
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Message par Largo Ven 9 Juil 2010 - 11:41

Un mec de Versus parle de la critique de cinéma : http://www.acrimed.org/article3407.html
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Message par Invité Ven 9 Juil 2010 - 21:42

"Modifier la carte du pensable" LE MONDE DES LIVRES | 01.07.10 | 18h17

Professeur de philosophie à Paris-VIII, Jacques Rancière est l'auteur de nombreux ouvrages importants, dont La Nuit rêvée des prolétaires. Archives du rêve ouvrier (Fayard, 1981), Le Philosophe et ses pauvres (Fayard, 1983), La Mésentente (Galilée, 1995) ou Politique de la littérature (Galilée, 2007). Avec Alain Badiou ou Etienne Balibar, il est aujourd'hui l'un des principaux théoriciens français qui tentent de renouveler la pensée et la politique de l'émancipation. Entretien.

Dans le recueil intitulé Et tant pis pour les gens fatigués (Ed. Amsterdam), vous expliquez que votre effort intellectuel consiste à rendre possibles "d'autres cartes de ce qui est pensable, perceptible et, en conséquence, faisable". Quel est l'enjeu politique d'une telle cartographie ?

Précisons d'abord que cette cartographie ne s'identifie pas avec ce qu'on appelle état des lieux. Elle remet bien plutôt en question les règles mêmes qui permettent de tracer des cartes et d'identifier des lieux. C'est en effet à ce niveau que la domination s'exerce et rend son ordre identique à l'ordre même des choses que l'on perçoit, en traçant la carte de ce qu'il y a, en délimitant des territoires où les choses adviennent - par exemple l'économique, le politique ou le social -, en déterminant ceux qui y ont compétence, etc. Son principe ultime est de tracer la ligne de partage entre le possible et l'impossible, c'est-à-dire entre ceux qui peuvent et ceux qui ne peuvent pas. Il y a eu jadis la division de la société en castes. A l'âge moderne, la chose se transforme en un principe de séparation des territoires, des disciplines et des compétences qui met en correspondance l'ordre du pouvoir avec celui du savoir. Ou bien cet ordre est identifié à l'ordre du temps. Le gouvernement se déclare seul détenteur de la vision de l'avenir, le stratège révolutionnaire de la science du moment où agir.

La politique advient quand les "incompétents" s'avisent qu'eux aussi savent penser à l'avenir et peuvent décider du moment. La cartographie dont je parle marque les modifications que ces interventions opèrent dans le tissu commun. Il n'y a pas la théorie et l'action. Un mouvement dit "ponctuel" modifie la carte du pensable. Un travail de pensée, un espace de discussion modifient le donné. La pensée de l'émancipation est solidaire de cette idée d'une rationalité sans frontières ni hiérarchies.

Certains soulignent l'émergence d'une "internationale" de la pensée critique. En tant que théoricien de l'émancipation, avez-vous le sentiment d'appartenir à une vraie communauté de pensée, au sein de laquelle échanges et débats ne connaîtraient plus de frontières ?

Il y a une communauté au sens large chez tous ceux qui ont refusé de suivre les voies de la contre-révolution intellectuelle qui s'est déchaînée depuis la fin des années 1970. Cette communauté se manifeste à travers certaines rencontres comme le colloque sur le communisme de Londres (2009) ou l'élaboration d'attitudes communes face aux événements récents. On ne peut pas pour autant, de mon point de vue, parler d'une communauté internationale active de discussion entre les penseurs dits "radicaux".

Mais ce diagnostic appelle deux correctifs. D'abord le vrai dialogue philosophique n'est pas celui des débats et colloques, c'est celui des oeuvres elles-mêmes, des espaces qu'elles ouvrent et où d'autres peuvent tracer d'autres chemins qui définissent à leur tour des espaces nouveaux. Ensuite le problème n'est pas que les penseurs se rencontrent pour débattre, c'est que leur travail soit approprié par des gens qui créent entre leurs pensées des rencontres, débats ou conjonctions qui ne sont plus les leurs. Or il existe aujourd'hui, entre les milieux de l'activisme politique, les activistes du monde de l'art et les chercheurs, une communauté de gens qui font circuler ces idées, les lient à leurs problèmes, leur inventent des applications et des conséquences imprévues. Je l'ai vérifié ces dernières années aux quatre coins du monde.

Dans La Pensée tiède (Seuil, 2005), l'historien britannique Perry Anderson affirme que depuis "les feux d'artifice intellectuels des "trente glorieuses"", la France a peu à peu été marginalisée, au point de devenir une sorte de province reculée dans le monde de la pensée. Qu'en pensez-vous ?

La nostalgie pour ces "feux d'artifice" est à double fond. C'est la revanche de ceux qui s'en tiennent aux vieux schémas éprouvés sur des novateurs toujours accusés d'être des prestidigitateurs ou des pyrotechniciens, accusation elle-même conforme au plus éculé des stéréotypes antifrançais. Sur le fond des choses, il est certain que, depuis trente ans, la réaction académique, le retour proclamé à la bonne vieille philosophie politique et le poids de la pensée dite républicaine ont fermé la France ou ont marginalisé ses chercheurs et chercheuses par rapport aux recherches qui se développaient notamment dans le monde anglo-saxon : études postcoloniales, travaux sur le genre et critiques des identités. Quelle participation aux discussions sur la pensée postcoloniale attendre dans un pays où les législateurs commandent d'enseigner les "aspects positifs de la colonisation" et où l'intelligentsia médiatique déverse jour après jour ses fantasmes anti-arabes et antimusulmans ?

Cette France-là assurément n'intéresse personne à l'étranger. Il n'en va pas de même pour celles et ceux qui poursuivent l'effort des penseurs des années 1960 pour redéfinir l'image de la pensée, les formes de la communauté et les voies de l'émancipation. On dira que c'est une France de morts et de septuagénaires. Mais la ferveur avec laquelle les premiers sont lus et les seconds écoutés par les jeunes qui veulent aujourd'hui changer le monde permet de penser que le travail d'étouffoir a atteint ses limites et que de nouvelles audaces de pensée vont naître.

Propos recueillis par Jean Birnbaum


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Message par Invité Sam 10 Juil 2010 - 21:58

Merci JM.

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Message par Borges Dim 11 Juil 2010 - 17:11

Badiou :
Publicité : Je signale la parution du dernier numéro de la revue L'art du cinéma, qui est entièrement consacré à Clint Eastwood en tant que réalisateur. Chacun de ses films a droit à un article rédigé par un des rédacteurs de la revue ou par des invités occasionnels. J'ai moi-même participé à ce numéro par un texte consacré à Un Monde Parfait. Je vous invite à lire cet ensemble très riche portant sur un cinéaste important d'aujourd'hui.


quelqu'un a lu?

Je me demande ce qu'il peut bien raconter;

des niaiseries, je parie...

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Message par Invité Lun 12 Juil 2010 - 7:01

pas lu, je ne connais pas non plus cette revue d'ailleurs. C'est assez intriguant, comme pas mal de bruits qui courts sur les centres d'intérêt cinématographiques de Badiou. Sensible à l'évocation de Rimbaud, peut-être ? Wink

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Message par Borges Mar 13 Juil 2010 - 10:52

JM a écrit:pas lu, je ne connais pas non plus cette revue d'ailleurs. C'est assez intriguant, comme pas mal de bruits qui courts sur les centres d'intérêt cinématographiques de Badiou. Sensible à l'évocation de Rimbaud, peut-être ? Wink


hello JM;

elle est pourtant connue; depuis au moins l'époque du forum des cahiers; j'avais donné le lien du site...badiou y a souvent publié


Il n'"aime" pas trop rimbaud (cf son texte la méthode de rimbaud)
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Message par Invité Mer 14 Juil 2010 - 18:04

Salut Borges,

Borges a écrit:
Il n'"aime" pas trop rimbaud (cf son texte la méthode de rimbaud)

un texte de plus de Badiou dont j'ignorais l'existence.

Il préfère Verlaine !? J'ai repéré au début de son second manifeste pour la philosophie, deux emprunts explicites à l'Art poétique de Verlaine. Le premier, et le dernier vers du poème, en vérité. Wink

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Message par Invité Jeu 29 Juil 2010 - 9:37



7 juillet 2010. Nous ne sommes jamais vraiment revenus de Cannes. Il aurait fallu pour cela mettre un point final à deux discours à peine entamés, déjà abandonnés, laissés à la dérive. Le premier concerne la Quinzaine des réalisateurs, cette année extraordinairement faible car confiée par la SRF, association craintive et conservatrice, à un directeur incertain. Le deuxième est tout aussi politique quoiqu’en un sens beaucoup plus large : l'état du cinéma français. Discours éternel et nécessaire, nécessairement éternel, qui peine à prendre la forme d'un texte unique et hante plutôt l'ensemble de nos papiers. La Palme d'or, si espérée, si inespérée, nous a détourné de ces querelles domestiques. Deux mois durant, bercés par le bourdonnement des abeilles de l'oncle Boonmee, le courage de reprendre la bataille a manqué. Une fois de plus, Cannes nous a rattrapé. D'abord, par une projection, inoubliable, de Film Socialisme organisée par Médiapart au Cinéma des cinéastes, suivie d'une rencontre, franchement «mortelle», avec Jean-Luc Godard. Que le cinéaste ennemi de tous les académismes ait snobé la conférence de presse sur la Croisette et décidé de s'inviter sur le plateau de ce jeune site d'attaque, le préférant à la triade Cahiers-Inrocks-Libé, est un signe et un parti pris. L'histoire de la critique en est ponctuée. Au début des années 1980, Serge Daney déménage à Libération. Derrière lui, il ne laisse rien. Désormais, le travail des Cahiers ne sera plus l’exclusivité des Cahiers. Il y a deux ans, Skorecki quitte politiquement Libération. Dans son film Skorecki déménage, il fait comprendre que le lieu était désormais inhabitable ; pour lui qui incarne ce qui reste d'une longue tradition critique.


Et aujourd’hui, où en est l'art d'aimer ? Mercredi passé sortait en salle Tournée de Mathieu Amalric. Film plein de courage et de profonde aigreur. Film que nous trouvons, dans le discours qu'il entretient avec le monde du spectacle, fermement politique. Nous ? Tournée fait consensus. La presse l'aime. Mais cette même presse aime aussi Carlos d'Olivier Assayas, depuis aujourd’hui en salle après une diffusion, au moment de Cannes, sur Canal +. Lisez Le Monde : on va jusqu’à y dire qu’Assayas était conscient, au moment du tournage, de “friser la perfection”. Ovation critique pour ce film objectivement mal fait, apolitique, irréfléchi et ringard de l’aveu même du cinéaste, qui dans les entretiens répète comme un mantra ne pas avoir d’idées sur le révolutionnaire, ne pas avoir d’idées sur le format sériel, avoir voulu faire un film «de cinéma».


Comment expliquer cette coexistence, dans le coeur de la presse, de deux films dont l'un est simple et moderne et l'autre pénible et laborieux ?


Au retour de Cannes, un texto envoyé depuis Barcelone nous racontait que le papier publié par Independencia sur Carlos aurait sérieusement chiffonné Assayas. Intrigués par cette attention inattendue, nous en causons avec une connaissance de Canal +. L'ami le savait presque trop, ayant lui même réuni la revue de presse pour le réalisateur : d'un côté les articles favorables ; de l'autre les négatifs – seulement deux, impossibles à rater : Médiapart et Independencia. Ce qu'il ignorait, comme la plupart des lecteurs l’ignore, est que l’ovation en apparence sans bémol de ce cinéaste est loin de représenter l'avis, bien plus articulé, des critiques. Dans les rédaction, il y a ceux qui détestent, ceux qui aiment pas, ceux qui ont des réserves et puis il y en a un qui adore. C’est systématiquement ce dernier qui écrit.


Reste a savoir quelle force impose ce coutume. Cela constituerait la matière d’une bonne fiction. L’essentiel consiste plutôt, comme l'a entendu Skorecki, comme l'a entendu Godard, à prendre acte d'une abdication de la profession. Les rédactions de la presse cinéma peuvent produire de bons ou des mauvais textes, mais ne sont plus de véritables espaces de pensée et d’émancipation. Il est temps de déménager à nouveau.


Pour aller où ? Durant les dix dernières années, les festivals, au moins certains – Turin (jusqu'en 2008), Venise, le Forum de Berlin, le FID Marseille – ont pris le relais. En publiant des livres, en construisant des occasions de rencontre, en découvrant et soutenant des cinéastes. Mais ce n'est pas leur vocation spécifique. Plutôt, un intérim pour cause de vacance du titulaire. La critique devrait donc revenir, se faire une nouvelle place qui ne sera sans doute plus aussi exclusive et confinée que jadis, mais soumise à l’inter-dépendance de tous les passeurs de cinéma : festivals, associations, producteurs, salles. Il est clair qu'Internet est la voie. Mais pour que la critique puisse se poser, il faut qu'elle trouve une économie, une économie de l’indépendance. Cet espace reste à construire. La rentrée apportera quelques nouvelles. Nous avons remis les choses en chantier. Mais pour l’heure, direction Gare de Lyon, Avignon, Marseille : un grand festival débute.

http://independencia.fr/ACTUALITE/Juillet_2010.html

Ils se sentent vraiment plus pisser à Independencia. Cette impression quand on les lit qu'ils portent sur leurs épaules l'indépendance et la fronde (avec Médiapart, enfin leur copain Burdeau, quoi). C'est tellement marrant quand on sait qu'il y a à peine un an les uns et les autres étaient encore rédacteurs (je devrais dire pigistes) aux Cahiers (qui sont pas devenus "inhabitables" du jour au lendemain, il a d'abord fallu accepter de s'installer à la place d'une équipe antérieure qui a été viré par Le Monde). Leur gueguerre avec Assayas (qui est déjà ancienne, faut pas croire que ça arrive juste avec son dernier film) est amusante car, au sujet d'internet, les mecs d'independencia sont à peu près alignés sur la position du cinéaste (tout le baratin commun sur la glose indigeste.., au passage faut pas se demander pourquoi ils link CdZ...).

Mais, plus essentiellement, a-t-on vraiment l'impression d'une grosse différence entre ce qu'ils faisaient alors aux Cahiers et ce qu'ils font aujourd'hui ?

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Message par Invité Lun 2 Aoû 2010 - 8:39

jeudi 29 juillet 2010
Roms et gens du voyage : l’histoire d’une persécution transnationale

« Comment se fait-il que l’on voit dans certains de ces campements tant de si belles voitures, alors qu’il y a si peu de gens qui travaillent ? » (1) Tels étaient les mots de M. Nicolas Sarkozy en 2002, alors qu’il était ministre de l’intérieur et fermement décidé à traiter le « problème rom ». Suite à ces déclarations, de nombreux camps roms sont démantelés, sous prétexte de l’illégalité de leur présence sur le territoire français. Mais, rapidement rattrapé par « une procédure à laquelle personne ne comprend rien » (2), M. Sarkozy fait alors de la « question rom » une affaire personnelle (3), multipliant les démantèlements de bidonvilles (4) et les accords bilatéraux de contrôle, notamment avec la Roumanie. Le motif de l’illégalité de présence s’efface au profit de celui de la criminalité et pose les Roms comme une population extrêmement problématique, nourrissant le débat sécuritaire qui se développe en France depuis les années 2000.

Les événements de Saint-Aignan – l’attaque d’une gendarmerie par des jeunes de la communauté rom (5), suite à la mort d’un jeune homme de 22 ans, Luigi Duquenet, abattu par les gendarmes dans la nuit du 16 au 17 juillet après avoir forcé un barrage – font resurgir le dossier de façon explosive. Au point que M. Sarkozy organise le 28 juillet une réunion spéciale à l’Elysée sur « les Roms et les Gens du Voyage », soulevant une forte indignation dans les associations et les communautés visées.

L’amalgame fait par le président de la République entre les gens du voyage et les Roms (6), autant critiqué par le monde associatif que par les chercheurs, et fortement contesté par les Roms et les gens du voyage eux-mêmes, met à jour une affaire délicate. En témoigne la multiplicité des dénominations qui existent au sein de l’Europe pour désigner ces populations (7).

Car, si les gens du voyage sont pour la plupart des citoyens français dont le mode de vie reste difficile à saisir, notamment de par leur mobilité, les Roms sont quant à eux des migrants, provenant essentiellement d’Europe centrale et des Balkans. Le regroupement hasardeux de ces deux populations dans des politiques publiques homogènes, qu’elles soient d’accueil ou sécuritaires, renforce d’autant plus cet amalgame. Les gens du voyage semblent confrontés au problème majeur de la différence et de l’altérité au sein des sociétés sédentaires, tandis que les Roms s’inscrivent dans une problématique d’immigration et de circulation au sein de l’Union européenne, fuyant la discrimination et la misère qu’ils subissent dans leur pays d’origine (Cool.

La réunion de ces deux populations sous le signe d’une apparente délinquance commune laisse entrevoir un durcissement de la répression en France. De nombreux exemples, à l’extérieur de nos frontières, montrent déjà des situations plus que dramatiques. En 2006, le parti politique bulgare Ataka, porté par Volen Siderov, n’hésite pas à faire campagne sur les Roms et en appeler à « transformer les Tziganes en savon » (9). L’anti-tziganisme gagne peu à peu du terrain eu Europe, comme en témoignent les expéditions punitives dans les bidonvilles de Naples et de Rome (10) en 2008. Toujours en Italie, les actes racistes et romophobes sont quotidiens : un tract appelait, en mai 2008, au « lancement de la saison… de la chasse aux animaux sauvages migrateurs comme les Roumains, les Albanais, les Kosovars, les Musulmans, les Afghans, les Tziganes et les extra-communautaires en général ».

Le désordre français est à l’image de celui qui existe dans le contexte européen. Roms et gens du voyage restent des boucs émissaires et sont l’objet de persécutions transnationales. Prétendant faciliter la libre circulation de ses citoyens, l’Europe semble paradoxalement se replier et se refermer sur elle-même lorsqu’il s’agit de la minorité rom (11).
Céline Bergeon

Doctorante à l’université de Poitiers, laboratoire Migrinter.

(1) Nicolas Sarkozy, Assemblée Nationale, 10 juillet 2002.

(2) « 29 Roms de nouveau expulsables », Le Figaro, 9 décembre 2002.

(3) Lire « Sarkozy, les médias et l’invention de la “mafia roumaine” », par Caroline Damiens, Les mots sont importants, avril 2005.

(4) Citons entre autres les expulsions du bidonville de Voie des Roses à Choisy (3 décembre 2002) ; Achères (6 mars 2003) ; La Briche, Saint-Denis (27 mars 2003) ; Montreuil (16 avril 2003) ; l’Industrie, Saint-Denis (28 avril 2003).

(5) « Violente attaque d’une gendarmerie dans le Loir-et-Cher, » Le Monde, 20 juillet 2010.

(6) « Gens du Voyage : les amalgames du gouvernement », Le Monde, 21 juillet 2010 ; « Roms et gens du voyage, briser l’engrenage de la violence », Le Monde, 27 juillet 2010.

(7) « Les Rroms dans le contexte des peuples européens sans territoire compact » (PDF), par Marcel Courthiade, Conseil de l’Europe, Strasbourg, 2003.

(Cool « Les Roms du canal de l’Ourcq », par Marc Laimé, Carnets d’eau, 17 mai 2010.

(9) « Les Roms, “étrangers proches” des Balkans », par Laurent Geslin, juillet 2008.

(10) « Roms et gens du voyage, briser l’engrenage de la violence », Le Monde, 27 juillet 2010.

(11) « L’Europe et ses frontières paradoxales », par Philippe Rekacewicz, Visions cartographiques, 27 novembre 2006.

http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2010-07-29-Roms

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Message par Invité Mar 3 Aoû 2010 - 14:55

Le "9-3" attend une nouvelle star hollywoodienne, Stallone, en hélicoptère

Arrivée en hélicoptère et tapis rouge : l'acteur Sylvester Stallone est attendu jeudi à Rosny-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, département populaire du Nord de la région parisienne, loin des paillettes, mais qui ne va pas sans susciter l'intérêt d'Hollywood et des Américains.


Une visite qui ne va pas passer inaperçue. Jeudi, vers 19H00, le célèbre interprète de Rocky ou Rambo doit atterrir en hélicoptère à Rosny-sous-Bois. Au programme, tapis rouge et présentation de son nouveau film, "Expendables", dont la sortie est prévue le 18 août.

Il pourrait être accompagné d'autres acteurs du film : Jason Statham, Dolph Lundgren et, peut-être, Mickey Rourke.

"Je les ai contactés après le succès de la visite de Travolta", explique Olivier Févin, directeur du cinéma UGC de Rosny. Car, en février, le multiplexe accueillait la star de "Grease" et de "Pulp Fiction", pour la présentation du film "From Paris with love".

"S'il y a un public pour ce genre de films populaires, de grand spectacle, c'est bien à Rosny", lance M. Févin. Son cinéma est le quatrième en terme d'entrées, avec plus de deux millions de spectateurs en 2009.

Travolta avait en effet été acclamé par des centaines de spectateurs, à Rosny : pas vraiment d'échange avec le public mais juste un "Bonjour, je suis heureux d'être là. J'aime beaucoup" et de longs et vigoureux applaudissements. L'équipe de production s'était félicitée d'un accueil très enthousiaste, bien différent de celui réservé par le public parisien, jugé plus froid.

En avril, c'était au tour de Samuel Jackson ("Pulp Fiction", "Shaft") de débarquer à Bondy, toujours en Seine-Saint-Denis, un département pourtant bien plus habitué aux pages "faits divers" que "cinéma" ou "people". Immense succès pour lui aussi.

Mais il était venu dans un cadre bien différent d'une promo de film, avec l'ambassadeur des Etats-Unis en France, Charles Rivkin. Ce dernier, avait promis quelques jours auparavant, lors d'une visite à La Courneuve, de revenir avec une vedette.

Le diplomate, ex-producteur du "Muppet show", avec son réseau hollywoodien, a donc proposé cette visite à l'acteur, "un des plus grands ambassadeurs de la culture américaine" selon lui. "Vous avez le pouvoir de changer les règles !", avait alors dit Samuel Jackson aux jeunes, les encourageant à travailler dur et persévérer.

"Ces visites, c'est pour que les habitants de là-bas, de Bondy ou de La Courneuve, sachent que nous, à l'ambassade des Etats-Unis, nous nous intéressons à eux et que nous aimerions tisser des liens avec eux", explique-t-on à l'ambassade.

"On essaye d'être un peu partout en France depuis des années, car les leaders de demain peuvent sortir de n'importe quel endroit, pas juste des grandes écoles", poursuit-elle.

Des mots qui détonnent, pour une jeunesse des quartiers difficiles qui se plaint souvent d'être stigmatisée et même discriminée. "En France, on a l'impression que la banlieue, c'est loin. Les Etats-Unis se sont rendus compte qu'il y avait des énergies en banlieue", avait dit Nordine Nabili, du "Bondy blog", après la visite de l'acteur.

"Le tissage de ces liens, la construction de ces ponts ne se font pas en un jour, pas à partir d'une seule visite d'un seul acteur américain, mais si ça peut susciter l'intérêt des habitants, tant mieux", poursuit l'ambassade.

Bondy a accueilli une autre star, le 22 juillet : le chanteur Prince, venu y répéter, en pleine tournée estivale européenne. Mais cette fois, en toute discrétion.

pas très sérieux ... cela dit, depuis que j'ai vu TF1 envoyer dans un lycée de banlieue Nikos et Evelyne Dheliat pour évoquer devant les élèves le métier de journaliste, plus grand chose ne m'étonne .. à propos de journalisme, il aurait fallu ajouter qu'en matière de cinéma, le film de Morel avec Travolta est justement (une fois de plus) gratiné dans le genre stigmatisation...

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Message par Largo Jeu 9 Sep 2010 - 21:52

A l'occasion de la réédition en livre de poche du Maître ignorant, ouvrage qui brise la distinction habituelle entre le livre d’histoire et l’ouvrage de théorie ou le livre de fiction, nous avons demandé à Jacques Rancière de nous présenter ce personnage méconnu qu'est Joseph Jacotot (1770-1840).



Nouveaux Regards : Comment avez-vous rencontré Jacotot ? Quelles réactions a suscité la parution de l’ouvrage en 1987 ?

Jacques Rancière : Dans les années 1970, je travaillais sur l’émancipation ouvrière au XIXe siècle. Le nom de Jacotot apparaissait dans les textes que j’étudiais. Des ouvriers envoyaient leurs enfants chez Jacotot, certains d’entre eux devenaient eux-mêmes des professeurs jacotistes improvisés. Ma réflexion s’est alors orientée sur le lien entre l’idée d’émancipation ouvrière et l’émancipation intellectuelle dont il était l’apôtre. Ses textes n’avaient pas été réédités depuis les années 1840. Il me fallait faire passer dans notre présent l’actualité intempestive qu’il avait eu dans un contexte intellectuel et politique très éloigné. J’ai donc écrit comme un disciple intemporel de Jacotot qui aurait fait le chemin des années 1830 aux années 1980.

A sa sortie, Le Maître ignorant a été lu mais pas forcément par des enseignants s’intéressant à la question de la pédagogie. A l’époque le discours était polarisé entre d’un côté Bourdieu, la sociologie de l’éducation, la transformation de l’école à partir des conditions sociales, et de l’autre côté Milner, l’enseignement républicain et l’égalité par la diffusion des savoirs. Le livre a été écrit pour sortir de cette configuration ; c’est ce qui précisément a fait qu’il n’a pas été reçu par ce public. Les lecteurs semblent avoir été avant tout des personnes tourmentées par la question de l’égalité intellectuelle. Il n’a pas généré véritablement de débats, mais plutôt des réflexions dans des lieux extrêmement différents, notamment chez les artistes. Mais la traduction portugaise est malgré tout arrivée dans les mains d’éducateurs dans les favelas du Brésil. Le style de Jacotot - et peut-être le mien - expliquent aussi cette réception : c’est un ouvrage qui s’adresse à des individus, non aux acteurs institutionnalisés d’un « débat de société ».

NR : En quoi consiste l’expérience de Jacotot ?

JR : Jacotot est en 1818 un professeur français émigré aux Pays-Bas. Ses étudiants hollandais veulent apprendre le français, mais lui ne connaît pas le hollandais. Il ne dispose que d'une version bilingue du Télémaque de Fénelon et se résout à leur demander d'apprendre le français en s'aidant de la traduction. Au bout d'un certain temps, il leur demande de raconter en français ce qu'ils pensent de ce qu'ils ont lu. Il s'attend à une catastrophe. Or, il est très surpris par la qualité de leurs travaux et tire de l’expérience deux leçons essentielles. La première est celle de la dissociation entre la volonté du maître et l’exercice de l’intelligence de l’élève. Si ces étudiants hollandais ont compris le fonctionnement des phrases françaises uniquement en lisant des phrases françaises, cela signifie qu'ils n'ont pas eu besoin des explications du maître pour comprendre quelque chose. L’égalité des intelligences veut d’abord dire ceci : il y a une autonomie absolument irréductible du travail d’une intelligence que l’on peut mettre en évidence par cette expérience de hasard qui a séparé complètement l’exercice du maître de l’exercice de l’élève. L’idéologie pédagogique normale est de croire que l’élève apprend ce que le maître lui enseigne. L’expérience de Jacotot permet, elle, de penser que le processus d’apprentissage n’est pas un processus de remplacement de l’ignorance de l’élève par le savoir du maître, mais de développement du savoir de l’élève lui-même. Il y a d’abord un travail autonome de l’intelligence, et ce travail va de savoir à savoir et non d’ignorance à savoir. L’égalité des intelligences qu’il professera à partir de là veut d’abord dire ceci : pour que l’apprentissage soit possible, il faut que l’intelligence employée par l’élève soit la même que celle du maître, la même que celle de Fénelon, du traducteur, du typographe, etc.

La deuxième leçon est que l’on peut partir de n’importe où. La règle pédagogique normale veut que l’on parte du « commencement ». Elle suppose qu’il y a deux sortes d’intelligence : celle des ignorants, qui va au hasard, par rapprochement et chance, et celle du maître et des savants qui procède méthodiquement, du plus simple au plus complexe. Cela suppose l’écart d’un langage à un métalangage : il faut traduire les mots de l’écrivain dans un autre langage pour que l’élève arrive à les maîtriser. A l’inverse, Jacotot pose qu’il n’y a pas de différence entre des types d’intelligences. Tous les actes intellectuels s’opèrent de la même façon. Et n’importe quelle intelligence est capable d’effectuer le trajet à partir d’un point quelconque.

L'expérience de Jacotot vérifie donc deux principes : là où on localise l’ignorance, il y a toujours déjà en fait un savoir, et c’est la même intelligence qui est à l’œuvre dans tous les apprentissages intellectuels. Jacotot entrait ainsi en rupture avec le mouvement général de son temps. Sa découverte de l’ « Émancipation intellectuelle » survient après 1815, au moment où l’on se préoccupe de réordonner la société après le grand choc révolutionnaire. On cherche à promouvoir un progrès ordonné basé sur une hiérarchie des formes d’éducation afin d’organiser une société moderne pacifiée. C’est là la grande idée du moment. Passé l’âge critique, on entre dans l’âge organique. La cohésion de la société moderne impose que les inégalités soient un peu réduites, qu’existe un minimum de communauté entre ceux qui sont au sommet de la hiérarchie et ceux qui sont en bas. C’est l’éducation qui est supposée mettre chacun à sa place tout en assurant un minimum de partage des savoirs et des valeurs. Les gens du peuple doivent avoir quelques bases pour progresser dans leur métier et participer aux valeurs communes de la société. En 1833, la loi Guizot sur l’instruction primaire est le premier jalon de ce processus soutenu par une intense littérature. Dans ce contexte, Jacotot intervient absolument à contre-courant. Selon lui, tout cela n’est qu’une machine d’abrutissement : la loi du progrès et l’éducation progressiste sont précisément le contraire de l’émancipation intellectuelle.

NR : Jacotot pose-t-il un antagonisme entre la formation d'un sujet autonome et celle d'un citoyen ?

JR: Il n’oppose pas le sujet au citoyen, mais une méthode de l’égalité à une méthode de l’inégalité. L’idée de la « réduction des inégalités » commence à s’imposer à son époque. Elle conduit à établir une homologie entre le modèle pédagogique et le modèle social. Or pour Jacotot, l’idée que l’on va élever le peuple par l’éducation implique un processus d’éternisation de l’inégalité. Si l’on pense que l’égalité adviendra comme le résultat des efforts pour réduire les inégalités, les « réducteurs » d’inégalité maintiendront toujours leur privilège sous couvert de le supprimer. Il faut partir de l’égalité de fait qui est nécessaire pour que le rapport inégalitaire lui-même fonctionne : il faut déjà que l’élève comprenne les mots du maître pour que celui-ci puisse lui enseigner. Dans l’intrication des deux relations – égalitaire et inégalitaire – la question est de savoir lequel sert de principe : le rapport de l’ignorant au savant ou celui de deux intelligences qui veulent se comprendre. Si c’est le rapport inégalitaire qui commande au rapport égalitaire, il se reproduira éternellement. L’émancipation implique, elle, de partir de l’idée de la capacité de n’importe qui. Peu importe ce qu’il apprend, l’essentiel est la révélation de cette capacité à elle-même. Le reste dépend de lui. Cette idée s’oppose de front à l’idéologie progressiste.

NR : Cette méthode ne vise pas l’émancipation sociale et pourtant Jacotot l’appelle « méthode des pauvres »…

JR : C’est la méthode de ceux à qui on a dénié non seulement les moyens mais surtout les capacités de savoir. Mais elle n’oppose pas l’individu à la société. Elle renverse le sens du « connais-toi toi-même » qui lie l’un à l’autre. Le vieil adage grec signifie en fait « reste à ta place ». Le « connais-toi toi-même » de Jacotot, signifie, lui : connais-toi non comme un inférieur ni un supérieur, mais comme un être égal à n’importe quel autre. Ce qui s’oppose, ce sont donc deux types de communauté. Soit on part de l’idée que la société est fondée sur un certain ordre où chacun est à sa place, où les inégalités sont rationalisées en différences des places et des fonctions. Soit on part d’une société, certes virtuelle, mais impliquée dans chaque acte de parole, où n’importe qui peut ce que peut n’importe qui. C’est alors l’adresse d’un individu à un autre qui compte et non la capacité qu’un individu a de donner ou de recevoir du savoir.

Jacotot pense que la rationalité sociale est une rationalité hiérarchique. Un système d’instruction publique, ne peut être qu’un instrument de cette hiérarchie. Un système d’éducation est toujours une manière de rationaliser un ordre social. Aujourd’hui encore, toute réforme de l’éducation est une réforme de la manière dont l’ordre social se représente sa propre rationalité. Il s’agit de faire jouer au sein même de la société régie par cet ordre inégalitaire une autre communauté entre individus. Cette communauté n’est pas utopique, mais plutôt implicite, présupposée. Pour que l’inégalité fonctionne, il faut que l’inférieur comprenne le supérieur, il faut donc qu’il y ait déjà de l’égalité. Par conséquent, on peut toujours actualiser dans les relations sociales cette égalité sous-jacente. Jacotot n’est pas un utopiste, il ne promet rien. Il ne considère pas qu’il puisse exister un système social fonctionnant mieux qu’un autre. Pour lui, le système social est une sorte de mécanique, à l’image de l’attraction terrestre, qu’il est vain de vouloir transformer, améliorer. Il dit simplement que chacun a deux manières d’envisager son rapport aux autres et au savoir. Ce qui revient à affirmer la possibilité d’une communauté d’hommes égaux à l’intérieur d’une société inégale. C’est cela sa position provocatrice.

NR : Quel est alors l'objectif de la "méthode Jacotot" ?

JR : Ce n’est pas une méthode d’enseignement. Il n’a jamais fait de programme d'instruction, même s’il a enseigné plusieurs disciplines. Il n'a jamais voulu se transformer en chef d’institution scolaire. Pour lui, l’important n’est pas d’établir un programme scolaire mais de mettre une intelligence en possession de son propre pouvoir.

On peut partir du Télémaque, d’un texte de prière, etc., mais le principe consiste en une méthode, si méthode il y a, d’exhaustion. On est devant un livre, un texte, comme devant une chose étrangère que l’on peut et doit entièrement s’approprier. D’où la référence à la méthode par laquelle l’enfant s’approprie sa langue maternelle ; en procédant par association de ce qu’il sait à ce qu’il ignore, sans recourir à des explications.

Son idée est orientée vers une fin unique : la révélation d’une capacité intellectuelle. Son enseignement ne vise pas l'apprentissage d’une discipline quelle qu’elle soit. D’où une méthode qui s’arrête sur chaque lettre, chaque mot, chaque phrase, chaque idée. Si on possède bien vingt ou cinquante pages d’un livre quelconque, et si l'on peut en rendre compte avec ses expressions elles-mêmes, on est capable de n’importe quel autre apprentissage. C’est un défi, une provocation, mais aussi quelque chose qu’on vérifie tout le temps. On s’est formé essentiellement à partir des choses que l’on a déchiffrées soi-même, difficilement, laborieusement. La méthode c’est celle de l’aventure. Il faut trouver le chemin. Ce n’est pas la « méthode active », où le maître organise le parcours d’obstacles. Il s’agit de mettre la personne en situation de se servir de sa propre intelligence, non pour arriver au but mais pour se frayer un chemin.

NR : En ce sens, l'utilisation du Télémaque, récit de voyage, est un heureux hasard.

JR : Oui, mais notons qu’au voyage programmé se substitue un voyage aléatoire.

NR : Pour Jacotot apprendre, c'est avant tout traduire.

JR : C’est l’idée qu’il n’y a pas de niveaux où l’on passerait d’une langue à une métalangue. L’appropriation d’un savoir est toujours un mécanisme de traduction. La traduction renvoie à l’idée d’égalité puisqu’elle fait correspondre une aventure intellectuelle à une autre aventure intellectuelle.

NR : Mais comment susciter le désir d'une telle aventure, y compris pour une institution scolaire ?

JR : Ce problème pour Jacotot ne se pose pas sous la forme habituelle : comment motiver celui qui n’est pas motivé, comment l’enfant, l’ignorant va-t-il apprendre quand il n’en voit pas l’intérêt ? Jacotot va au cœur même de cette expression : « ne pas en voir l’intérêt ». Ce qui est en jeu ce n’est pas tant une paresse ou une réticence, mais une structuration symbolique du monde. Parce qu'au fond qu'est-ce que c'est que vouloir ? C’est se reconnaître membre d’un certain type de communauté. Et ce qui fait obstacle au désir d’apprendre c’est le sentiment qu’on a pas besoin d’apprendre, que le savoir que l’on possède est en réalité supérieur à celui qu’on nous propose. L’ « ignorant » qui dit : « c’est trop compliqué pour moi », dit que ce savoir est inutile, et que seul compte pour lui la conduite pratique des affaires.

La paresse est en réalité une vision du monde. Ce que je ne comprends pas, c’est ce dont je n’ai pas besoin. "Je ne comprends pas" n'est pas seulement une antiphrase, cela laisse entendre : j'ai assez de savoir de ce qui est réellement important pour ne pas m'occuper de ces futilités.

Jacotot propose une méthode pour ceux chez qui il est considéré comme normal de ne pas accéder au désir même de savoir. S'il ne nie pas le poids des inégalités sociales, il considère que reconnaître ce poids ne change rien au problème. Sa question est : comment faire que celui qui dit « je ne suis pas capable », se mette à dire « je suis capable ». Poser la question des poids sociaux dans l'éducation c’est y mêler un autre problème : comment faire de l’école un certain modèle de sociabilité ? L’institution scolaire lie le problème des capacités à un autre problème, celui du fonctionnement de la société scolaire dans son rapport à la société qui l’a produite et qu’elle produit. Jacotot, lui, considère que ce qui relève du social relève de l’inégalité. Autrement dit, ce qui relève de l’égalité ne relève pas de l’institution sociale. L’institution sociale poursuivra toujours un autre but que d’actualiser l’égalité. Jacotot se place dans une provocation radicale par rapport à toute institution scolaire. C’est ce qui fait notre distance par rapport à lui.

Il ne s’agit donc pas de savoir ce que Jacotot peut apporter au système d’éducation : la réponse est : rien ! Il s’agit de savoir ce que, en tant qu’acteurs du système d’éducation, on peut retirer de sa pensée. Tout se joue sous la forme pratique du rapport que nous avons avec ceux qui sont en face de nous. L’égalité se joue dans un rapport effectif entre des individus. Or, ce rapport est toujours décalé par rapport à toute programmation sociale, par rapport à tout système. Cela relève plus de la décision individuelle : partir de l’inégalité ou de l’égalité.

C’est là bien sûr la singularité inassimilable de Jacotot. Ce qui l’intéresse, c’est qu’est-ce qui est investi dans l’acte éducatif et non comment faire fonctionner un système d’éducation.

NR : Jacotot s'intéresse donc aux mœurs, aux principes qui fondent les relations entre les individus, entre le maître et ses élèves…

JR : Je ne parlerai pas de mœurs, mais d’attitude. Il faut pouvoir se dissocier de ce qu’on fait. La logique du système d’éducation est toujours d’introduire une convergence des raisons. Elle veut ramener à une seule et même logique l’acte du savant qui sait, de l’enseignant qui enseigne et du citoyen qui œuvre pour l’égalité. Le réformisme sociologique ou la théorie « républicaine » restent prisonniers de cette logique de convergence entre l’acte qui transmet le savoir et l’acte qui établit un certain type de société. Mais il n’y a aucun lien nécessaire entre la transmission d’un savoir de type universel et l’établissement d’une relation égalitaire. Et proposer à des étudiants une aventure intellectuelle n’a rien à voir avec la formation des citoyens. L’égalité vient toujours en surplus de la nature du savoir et de toute finalité sociale, comme une présupposition à actualiser. Pour préserver sa radicalité et son actualité, il faut apprendre à séparer les fonctions. Un acte pédagogique émancipateur est un acte qui tient compte d’une séparation absolue entre ce que fait le maître et ce que fait l’élève, qui prend conscience que l’on a affaire à deux êtres intellectuels entièrement séparés. Tout système agrège et le paradoxe jacotiste est de desserrer, d'isoler pour faire un autre type de communauté. Jacotot nous amène à penser qu’il faut être plusieurs personnages au sein d’une même fonction. Le but de l’égalité ne se confond jamais avec le but de la science ou celui de la société.

Jacotot a écrit à une période où le système éducatif se mettait en place. Et il opposait terme à terme l’émancipation intellectuelle à ce système. J’écris dans un contexte fort différent puisqu’un système d’instruction publique gigantesque existe et que nous ne pouvons plus penser en dehors. Mais on peut pourtant maintenir la radicalité de sa position en mettant l’opposition à l’intérieur même de notre pratique. On peut toujours pratiquer l’égalité au sein du système en y occupant différemment sa place, en dissociant la logique de l’acte égalitaire de celle de l’institution sociale.

NR : Les mouvements d’éducation populaire participent-ils selon vous d'un effort d'émancipation ?

JR : Ils le font s’ils mettent au « poste de commandement » l’exigence du travail par lequel n’importe qui peut entrer en possession de ses propres capacités, pas s’ils se présentent comme étant les bons lieux, comme quand on opposait la libre philosophie « vivante » des cafés-philo à la philosophie « universitaire ». Aucune institution n’est en elle-même émancipatrice. La question est de savoir si l’on y part de l’exigence égalitaire et du travail interminable de son actualisation ou de la concurrence des institutions. Ce qui est positif dans ces mouvements positifs, c’est de multiplier pour des individus la possibilité de révéler leurs propres capacités. Donc il ne faut pas raisonner en termes d’institution. L’essentiel est d’aider les gens à basculer d’un état d’incapacité reconnue à un état d’égalité où on se considère capable de tout parce qu’on considère aussi les autres comme capables de tout.

Propos recueillis par Anne Lamalle et Guy Dreux.

Entretien avec Rancière pour la réédition du maître ignorant
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Message par Largo Mer 15 Sep 2010 - 13:33

Deux très bonnes analyse du contexte politique actuel :

Rancière, encore :


14 Septembre 2010 Par Les invités de Mediapart
Edition : Les invités de Mediapart

«Racisme d'Etat» et «racisme intellectuel "de gauche"» concourent ensemble à «l'amalgame entre migrant, immigré, arriéré, islamiste, machiste et terroriste», expliquait le philosophe Jacques Rancière, samedi 11 septembre à Montreuil (93), lors du rassemblement «Les Roms, et qui d'autre?» Mediapart publie ici sa contribution.

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pave.jpgJe voudrais proposer quelques réflexions autour de la notion de « racisme d'Etat » mise à l'ordre du jour de notre réunion. Ces réflexions s'opposent à une interprétation très répandue des mesures récemment prises par notre gouvernement, depuis la loi sur le voile jusqu'aux expulsions de roms. Cette interprétation y voit une attitude opportuniste visant à exploiter les thèmes racistes et xénophobes à des fins électoralistes. Cette prétendue critique reconduit ainsi la présupposition qui fait du racisme une passion populaire, la réaction apeurée et irrationnelle de couches rétrogrades de la population, incapables de s'adapter au nouveau monde mobile et cosmopolite. L'Etat est accusé de manquer à son principe en se montrant complaisant à l'égard de ces populations. Mais il est par là conforté dans sa position de représentant de la rationalité face à l'irrationalité populaire.

Or cette disposition du jeu, adoptée par la critique «de gauche», est exactement la même au nom de laquelle la droite a mis en œuvre depuis une vingtaine d'années un certain nombre de lois et de décrets racistes. Toutes ces mesures ont été prises au nom de la même argumentation: il y a des problèmes de délinquances et nuisances diverses causés par les immigrés et les clandestins qui risquent de déclencher du racisme si on n'y met pas bon ordre. Il faut donc soumettre ces délinquances et nuisances à l'universalité de la loi pour qu'elles ne créent pas des troubles racistes.

C'est un jeu qui se joue, à gauche comme à droite, depuis les lois Pasqua-Méhaignerie de 1993. Il consiste à opposer aux passions populaires la logique universaliste de l'Etat rationnel, c'est-à-dire à donner aux politiques racistes d'Etat un brevet d'antiracisme. Il serait temps de prendre l'argument à l'envers et de marquer la solidarité entre la «rationalité» étatique qui commande ces mesures et cet autre –cet adversaire complice– commode qu'elle se donne comme repoussoir, la passion populaire. En fait, ce n'est pas le gouvernement qui agit sous la pression du racisme populaire et en réaction aux passions dites populistes de l'extrême-droite. C'est la raison d'Etat qui entretient cet autre à qui il confie la gestion imaginaire de sa législation réelle.

J'avais proposé, il y a une quinzaine d'années, le terme de racisme froid pour désigner ce processus. Le racisme auquel nous avons aujourd'hui affaire est un racisme à froid, une construction intellectuelle. C'est d'abord une création de l'Etat. On a discuté ici sur les rapports entre Etat de droit et Etat policier. Mais c'est la nature même de l'Etat que d'être un Etat policier, une institution qui fixe et contrôle les identités, les places et les déplacements, une institution en lutte permanente contre tout excédent au décompte des identités qu'il opère, c'est-à-dire aussi contre cet excès sur les logiques identitaires que constitue l'action des sujets politiques. Ce travail est rendu plus insistant par l'ordre économique mondial. Nos Etats sont de moins en moins capables de contrecarrer les effets destructeurs de la libre circulation des capitaux pour les communautés dont ils ont la charge. Ils en sont d'autant moins capables qu'ils n'en ont aucunement le désir. Ils se rabattent alors sur ce qui est en leur pouvoir, la circulation des personnes. Ils prennent comme objet spécifique le contrôle de cette autre circulation et comme objectif la sécurité des nationaux menacés par ces migrants, c'est-à-dire plus précisément la production et la gestion du sentiment d'insécurité. C'est ce travail qui devient de plus en plus leur raison d'être et le moyen de leur légitimation.

De là un usage de la loi qui remplit deux fonctions essentielles : une fonction idéologique qui est de donner constamment figure au sujet qui menace la sécurité; et une fonction pratique qui est de réaménager continuellement la frontière entre le dedans et le dehors, de créer constamment des identités flottantes, susceptibles de faire tomber dehors ceux qui étaient dedans. Légiférer sur l'immigration, cela a d'abord voulu dire créer une catégorie de sous-Français, faire tomber dans la catégorie flottante d'immigrés des gens qui étaient nés sur sol français de parents nés français. Légiférer sur l'immigration clandestine, cela a voulu dire faire tomber dans la catégorie des clandestins des «immigrés»légaux. C'est encore la même logique qui a commandé l'usage récent de la notion de «Français d'origine étrangère». Et c'est cette même logique qui vise aujourd'hui les roms, en créant, contre le principe même de libre circulation dans l'espace européen, une catégorie d'Européens qui ne sont pas vraiment Européens, de même qu'il y a des Français qui ne sont pas vraiment Français. Pour créer ces identités en suspens l'Etat ne s'embarrasse pas de contradictions comme on l'a vu par ses mesures concernant les «immigrés». D'un côté, il crée des lois discriminatoires et des formes de stigmatisation fondées sur l'idée de l'universalité citoyenne et de l'égalité devant la loi. Sont alors sanctionnés et/ou stigmatisés ceux dont les pratiques s'opposent à l'égalité et à l'universalité citoyenne. Mais d'un autre côté, il crée au sein de cette citoyenneté semblable pour tous des discriminations comme celle qui distingue les Français «d'origine étrangère». Donc d'un côté tous les Français sont pareils et gare à ceux qui ne le sont pas, de l'autre tous ne sont pas pareils et gare à ceux qui l'oublient !

Le racisme d'aujourd'hui est donc d'abord une logique étatique et non une passion populaire. Et cette logique d'Etat est soutenue au premier chef non par on ne sait quels groupes sociaux arriérés mais par une bonne partie de l'élite intellectuelle. Les dernières campagnes racistes ne sont pas du tout le fait de l'extrême-droite dite «populiste». Elles ont été conduites par une intelligentsia qui se revendique comme intelligentsia de gauche, républicaine et laïque. La discrimination n'est plus fondée sur des arguments sur les races supérieures et inférieures. Elle s'argumente au nom de la lutte contre le «communautarisme», de l'universalité de la loi et de l'égalité de tous les citoyens au regard de la loi et de l'égalité des sexes. Là encore, on ne s'embarrasse pas trop de contradictions; ces arguments sont le fait de gens qui font par ailleurs assez peu de cas de l'égalité et du féminisme. De fait, l'argumentation a surtout pour effet de créer l'amalgame requis pour identifier l'indésirable: ainsi l'amalgame entre migrant, immigré, arriéré, islamiste, machiste et terroriste. Le recours à l'universalité est en fait opéré au profit de son contraire: l'établissement d'un pouvoir étatique discrétionnaire de décider qui appartient ou n'appartient pas à la classe de ceux qui ont le droit d'être ici, le pouvoir, en bref, de conférer et de supprimer des identités. Ce pouvoir a son corrélat: le pouvoir d'obliger les individus à être à tout moment identifiables, à se tenir dans un espace de visibilité intégrale au regard de l'Etat. Il vaut la peine, de ce point de vue, de revenir sur la solution trouvée par le gouvernement au problème juridique posé par l'interdiction de la burqa. C'était, on l'a vu, difficile de faire une loi visant spécifiquement quelques centaines de personnes d'une religion déterminée. Le gouvernement a trouvé la solution: une loi portant interdiction en général de couvrir son visage dans l'espace public, une loi qui vise en même temps la femme porteuse du voile intégral et le manifestant porteur d'un masque ou d'un foulard. Le foulard devient ainsi l'emblème commun du musulman arriéré et de l'agitateur terroriste. Cette solution-là, adoptée, comme pas mal de mesures sur l'immigration, avec la bienveillante abstention de la «gauche», c'est la pensée «républicaine» qui en a donné la formule. Qu'on se souvienne des diatribes furieuses de novembre 2005 contre ces jeunes masqués et encapuchonnés qui agissaient nuitamment. Qu'on se souvienne aussi du point de départ de l'affaire Redeker, le professeur de philosophie menacé par une «fatwa» islamique. Le point de départ de la furieuse diatribe antimusulmane de Robert Redeker était... l'interdiction du string à Paris-Plage. Dans cette interdiction édictée par la mairie de Paris, il décelait une mesure de complaisance envers l'islamisme, envers une religion dont le potentiel de haine et de violence était déjà manifesté dans l'interdiction d'être nu en public. Les beaux discours sur la laïcité et l'universalité républicaine se ramènent en définitive à ce principe qu'il convient d'être entièrement visible dans l'espace public, qu'il soit pavé ou plage.

Je conclus: beaucoup d'énergie a été dépensée contre une certaine figure du racisme –celle qu'a incarnée le Front National– et une certaine idée de ce racisme comme expression des «petits blancs» représentant les couches arriérées de la société. Une bonne part de cette énergie a été récupérée pour construire la légitimité d'une nouvelle forme de racisme: racisme d'Etat et racisme intellectuel «de gauche». Il serait peut-être temps de réorienter la pensée et le combat contre une théorie et une pratique de stigmatisation, de précarisation et d'exclusion qui constituent aujourd'hui un racisme d'en-haut: une logique d'Etat et une passion de l'intelligentsia.

Jacques Rancière, 11 septembre 2010

Et Boltanski :

3 Septembre 2010 Par Luc Boltanski
Edition : Les invités de Mediapart

Le sociologue Luc Boltanski est intervenu samedi 11 septembre à Montreuil (93), lors du rassemblement Les Roms, et qui d'autre? Mediapart publie ici sa contribution. Il décrypte une «nouvelle forme de propagande, qui a assimilé les techniques de provocation, et vise aussi à prendre la critique en tenaille».

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pave.jpgDurant l'été, a été déclenchée, à l'encontre de personnes étiquetées et désignées à la vindicte publique sous le nom de Roms, l'offensive de propagande politique et d'action policière sans doute la plus cynique et la plus abjecte que ce pays ait connu depuis la fin de la Guerre d'Algérie, il y a cinquante ans. Il faut en effet remonter jusqu'à cette époque pour voir un gouvernement prendre officiellement des mesures discriminatoires et racistes à l'encontre d'une population présente sur le territoire français.

Comme c'est le plus souvent le cas chaque fois qu'un collectif est stigmatisé et mis dans la position de bouc émissaire, il n'était pas nécessaire, pour faire exister une soi-disante « question Rom », de préciser quelles étaient les personnes auxquelles le nom de Rom pouvait être accolé. Le nom de Rom peut et même doit demeurer un désignateur flou. Les mesures consistant à déclencher et à banaliser des pratiques d'exclusion ou d'éradication s'embarrassent rarement de critères. Il convient en effet de laisser ouverte la possibilité de modifier les contours de la population incriminée, de façon à pouvoir l'étendre de proche en proche. Nombreux sont donc ceux qui peuvent se sentir visés et entendre, sous le nom de Rom, résonner d'autres noms par lesquels on les désigne en haut lieu, et d'ailleurs aussi dans une grande partie de l'espace médiatique : « sans papier » ; « arabes » ; « issus de l'immigration » ; « habitants des quartiers sensibles » ; « délinquants », ; « marginaux », ou encore membres supposés des « mouvances autonomes ». L'attaque contre les Roms vise aussi, par là, à stigmatiser d'autres genres de collectifs, présentés également comme des « minorités dangereuses », si possible à les inquiéter et à préparer ce que les medias appellent « l'opinion » à une extension de la répression.

Pourquoi avoir pris la décision de rendre manifeste ce tournant répressif en s'en prenant particulièrement aux Roms ? On peut proposer, parmi d'autres, deux raisons principales. La première est que cette minorité ayant été de longue date stigmatisée, il a semblé facile de réactiver les peurs et les haines dont elle a fait l'objet dans le passé. Qui, a priori, va se sentir vraiment concerné par le sort des Roms, si ce n'est cette autre « minorité », identifiée par la clique au pouvoir comme étant les « intellectuels de gauche », considérés de haut et dénigrés avec mépris, de façon de plus en plus arrogante ? C'est précisément parce que le sort des Roms n'importe pas ; parce que les Roms ne constituent en rien un enjeu réel des luttes politiques (à la différence, par exemple, du bouclier fiscal) qu'ils ont paru constituer des victimes de choix. Mais il existe encore au fondement de cette offensive une autre logique, plus inquiétante encore, qui est celle du blasphème. Le blasphème politique consiste à braver des interdits moraux en tenant haut et fort un discours de haine qui est généralement censuré et non dit. Cette stratégie discursive a toujours été celle de l'extrême droite. Adoptée par le pouvoir, elle a un double objectif. Le premier est de lever la censure en légitimant ce discours de haine. Le second est précisément de provoquer la conscience morale de ceux qu'indignent ces discours de haine, de les choquer, de les révolter, de les obliger à réagir, de façon à durcir la frontière entre les « idéalistes » présentés comme irresponsables, et les vrais responsables, « réalistes et courageux », censés parler et agir au bénéfice de la majorité silencieuse.

Il n'était pas nécessaire de faire preuve d'une lucidité exceptionnelle pour saisir l'objectif politique immédiat de cette manœuvre : faire passer au second plan, et si possible effacer des medias, des discussions et surtout des esprits, l'impression, d'autant plus ravageuse qu'elle comporte des aspects carrément comiques, suscitée par l'affaire Woerth - Bettencourt. Chacun, ou, disons, chacun d'entre nous, a donc pu, à cette occasion, jouir de sa propre clairvoyance. Le problème est que la sophistication et l'efficacité des techniques de propagande se sont, au cours des dernières décennies, largement accrues. Cela, de façon à répondre à l'élévation du niveau de la conscience critique présent dans notre société, due sans doute, pour une part, à l'élévation du niveau scolaire et plus récemment, à la libération de la parole rendue possible par Internet. Comme l'a bien montré Christian Salmon dans son livre, Storytelling, ces nouvelles techniques de propagande politique sont nées dans les disciplines du management des entreprises, puis ont été importées dans l'Etat, de plus en plus nettement ajusté au modèle de l'entreprise.

Pour dire vite, les anciennes formes de propagande étaient destinés aux « masses » et avaient pour objectif d'empêcher tout débat, en martelant toujours les mêmes mots et les mêmes thèmes. Ces formes anciennes de propagande n'ont certes pas disparu. Mais une perspective nouvelle s'est aussi dégagée. Elle part du principe que, dans la mesure où il est très difficile aujourd'hui d'empêcher tout débat et de traiter une société d'individus comme une masse uniforme, l'essentiel est de s'emparer du débat et de saturer l'espace de débats. L'objectif n'est donc pas de supprimer la discussion, comme dans les vieilles formes de totalitarisme, mais de substituer un thème de discussion à un autre, étant entendu que l'espace de discussion est limité. Cela est évident pour ce qui est de l'espace médiatique. Mais cela vaut aussi pour l'espace de temps que chacun d'entre nous peut consacrer à la réflexion et à la discussion, et aussi, plus profondément, pour ce qu'il en est de notre attention elle-même. Comme l'a montré Richard Lanham dans un ouvrage novateur, The Economics of attention, publicitaires, responsables de communication et spin-doctors ont compris que, dans une société de l'information, l'attention, l'attention de chacun d'entre nous, était la denrée rare, dont il convenait de s'emparer pour accumuler des profits économiques ou politiques. Que nous soyons satisfaits ou indignés, au fond, pour cette forme de propagande, peu importe, du moment que notre attention se trouve occupée par une certaine question, au détriment d'autres, qu'il s'agit de tenter d'occulter. Et peu importe également, bien sûr, les ravages humains impliqués par la question mise au premier plan - aujourd'hui la « question Rom », demain d'autres « questions » similaires dont je vous laisse imaginer la teneur. Ce sont les dommages collatéraux d'une propagande efficace.

Cette nouvelle forme de propagande, qui a assimilé les techniques de provocation, vise aussi à prendre la critique en tenaille. Qu'elle se taise, et alors il est facile de dire que les mesures adoptées ne rencontrent pas d'opposition. Qu'elle s'exprime, et alors elle contribue, sans le vouloir, à étendre la place prise par la question écran dans l'espace médiatique. Desserrer cette tenaille exige sans doute l'invention de nouvelles formes critiques tenant compte des conditions de la lutte politique dans une société du spectacle.

Je ne voudrais pas terminer cette prise de parole sans dire ma sympathie pour ceux qui se trouvent aujourd'hui désignés à la vindicte publique et, dans nombre de pays d'Europe, discriminés et persécutés : les Roms. Parmi ceux qui s'expriment ici, d'autre que moi sauront, mieux que je ne pourrais le faire, mettre l'accent sur les dimensions positives associées au terme de Roms : sur la culture Rom, la musique Rom, la poésie Rom, etc. Je me contenterai d'exprimer ma sympathie en rappelant ce que les Roms n'ont pas : ils n'ont pas de bombe atomique ; ils n'ont pas de police ni de services secrets ; ils n'ont pas d'officines de propagande ; il n'existe pas de Romland, enfermé dans ses frontières, ni de gardes frontières Roms ; ils ne s'identifient ni à une religion déterminée, ni à une idéologie, ni à une histoire glorieuse reconstruite après-coup. Les Roms sont ce vers quoi nous voulons tendre et, j'ose encore l'espérer, notre avenir.

http://www.mediapart.fr/club/edition/les-invites-de-mediapart/article/130910/nous-ne-debattrons-pas-de-la-question-rom
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Message par Invité Mer 15 Sep 2010 - 14:40

On serait tenté de comparer avec Obama qui semble tenter rigoureusement le contraire aux us avec son projet de mosquée à ground zero. Est-ce plus subtil ?

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Message par Largo Ven 24 Sep 2010 - 16:11

Entretien avec Virilio sur le très branchouille site du magazine Vice
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Message par Invité Lun 27 Sep 2010 - 5:27

Le désormais célèbre cynisme de Libé :


Médias 27/09/2010 à 00h00
Pflimlin se prend les pieds dans Mediapart

Bel exploit, encore inédit pour un président de France Télévisions, que celui de Rémy Pflimlin : en quelques mots, il a réussi à se mettre à dos toutes les rédactions et tous les syndicats. En critiquant, jeudi au Club de la presse de Strasbourg, le site Mediapart sur son traitement de

La lecture de cet article est réservée aux abonnés LIBE+. Abonnez-vous dès maintenant, à partir de 6€ par mois.

http://www.liberation.fr/medias/01012292563-pflimlin-se-prend-les-pieds-dans-mediapart

Rémy Pfimlin, président de France Télévisions a dénoncé la façon dont le site “Mediapart” a traité l’affaire Bettencourt.

“L’affaire (...) peut sortir, et probablement de façon plus sérieuse, et moins émotionnelle et moins manipulatrice et moins publicitaire que sur Mediapart dans les médias comme les nôtres”, explique-t-il à son interlocuteur. “Ce que tu décris, fasciné par Mediapart, c’est typiquement les dérives Big Brother avec lesquelles on va vivre dans les années et les mois qui viennent parce que plus gros je sortirai sur le net, plus ce sera repris”, dénonce Rémy Pflimlin, qui poursuit: “La responsabilité quand on est président de France Télévisions est une responsabilité tellement importante qu’on ne peut pas se permettre de sortir des infos qui sont démenties le lendemain, on ne peut pas se permettre de manipuler impunément.”

http://teleobs.nouvelobs.com/rubriques/focus/articles/la-lecon-de-journalisme-de-remy-pflimlin-et-la-reponse-de-mediapart

Reçu par mail il y a quelques semaines du site mediapart :

Les scandales Bettencourt et Woerth sont entrés dans une nouvelle phase : Mediapart diffuse de nombreux extraits sonores inédits des enregistrements réalisés au domicile de Liliane Bettencourt. La rédaction poursuit par ailleurs ses enquêtes et reportages pour couvrir tous les sujets importants de cette rentrée sociale dont vous trouverez ci-après une sélection.

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Message par Invité Lun 27 Sep 2010 - 5:29

et, au fait, merci pour l'entretien de Virilio Largo !

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