"Survivance des lucioles" de G. Didi-Huberman
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"Survivance des lucioles" de G. Didi-Huberman
J’aurais pu avoir envie de lire ce livre pour son seul titre : Survivance des lucioles. Malheureusement, le chemin qui mène aux livres est rarement aussi innocent : en vérité, c’est le nom de l’auteur, Georges Didi-Huberman, et la présentation, qui m’ont convaincu de mettre la main sur l’ouvrage. De quoi y est-il question ? De la façon la plus générale : des raisons de ne pas désespérer des images. C’est un programme séduisant.
L’auteur part d’une anecdote racontée par Pasolini : en 1941, alors qu’il a dix-neuf ans, Pasolini évoque dans une lettre une nuit émerveillée par le sentiment de l’amitié et par le spectacle de quelques lucioles, loin des projecteurs terrifiants de la DCA au-dessus de Bologne. Puis, grand écart : nous sommes en 1975, c’en est fini des lucioles, des espérances et de l’amour que Pasolini vouait au peuple italien. « Il n’existe plus d’êtres humains », dit-il, mais « de singuliers engins qui se lancent les uns contre les autres » (p.25), leur humanité détruite par le « génocide culturel » entrepris par les sociétés marchandes d’après-guerre avec plus de succès que ne l’avait tenté le fascisme avant elles. De là, Didi-Huberman met en rapport Pasolini et Agamben (celui de Enfance et histoire et de Le règne et la gloire en particulier), pour prendre ses distances avec la pensée apocalyptique de toute une frange de la gauche radicale, selon laquelle la société spectaculaire a tué toute possibilité d’expérience. C’est qu’une pensée de l’émancipation ne se situe pas dans cet horizon des fins dernières et n’a que faire des notions de destruction totale, de rédemption, dont résonnent les pages citées de Pasolini et d’Agamben, pour sonner le glas de toute enfance et de tout désir. Elle s’intéresse à ce qui survit, à ce qui tombe et déchoit, assurément, mais qui, dans sa chute, émet une lueur de météorite propre à renseigner sur leur passé les peuples qui viennent après et à orienter leur avenir.
Le livre déploie alors sur cent petites pages une série d’oppositions, fondée sur la métaphore initiale des lucioles. Il nomme lucioles toute image qui assure la transmission d’une expérience et, par là, la survivance des peuples « exposés à disparaître » (p.81). La pensée politique (celle du moins qui ne se borne pas à des questions de gestion et de police) n’est en effet pas séparable de l’imagination, de la capacité à produire des images, selon le précepte de Walter Benjamin, ici repris par Didi-Huberman : les images sont des « façons d’organiser le pessimisme » (p.101) ; « dans notre façon d’imaginer gît fondamentalement une condition pour notre façon de faire de la politique. L’imagination est politique […] La politique ne va pas, à un moment ou à un autre, sans la faculté d’imaginer » (p.51).
Le réseau métaphorique à partir de là déployé oppose faibles lucioles des contre-pouvoirs et grandes lumières du pouvoir (celles des projecteurs de la DCA, celles du spectacle, celles de la « gloire » dont le règne s’entoure, selon Agamben), manifestation et acclamations (opinion publique qui acclame le règne contre peuple qui se manifeste, p95), survivance et destruction (ce qui survit ne peut être détruit, p54), résistance et tolérance (la culture instrumentalisée par la barbarie marchande est devenue l’espace d’une indifférenciation, d’une tolérance généralisée, p.35). Didi-Huberman s’emploie alors à recueillir les images-lucioles dans les propres films de Pasolini (ceux d’avant Salo, quand il n’avait pas suicidé tout espoir), dans les écrits de Bataille, de Benjamin, de Charlotte Beradt (puisque les textes font image, bien entendu), ou dans le film de Laura Waddington sur le camp de Sangatte, Border.
Sans entrer dans le détail d’une argumentation parfois serrée, qui convoque Derrida, Adorno, Heidegger, et des tas d’autres auteurs dont je n’ai jamais lu un seul livre, il semble que tout le bouquin repose sur une croyance vitaliste dans l’increvable désir : il n’y pas lieu de se lamenter sur la mort de ceci ou de cela, puisqu’il y a du désir : tant qu’il y a du désir, il y a création, résistance, survivance, quelque part. Le pessimisme d’Agamben ou du Pasolini de 1975 empêche ceux-ci de percevoir ce qui, malgré tout, survit et envoie ses signaux lumineux. On croit reconnaître le Deleuze de l’Abécédaire, celui qui balayait d’un revers de main la question de la « mort de la philosophie » (ou du cinéma, ou de la littérature) comme une question stupide.
Le livre me plaît, sans qu’il soit pourtant d’une très grande force. Il lui manque quand même quelque chose d’un peu plus créatif et enthousiasmant que ce concept de survivance, qui me semble parfois enfermer le livre dans une songerie douillette sur les images, une rêverie mélancolique sur la lueur, l’éphémère, le disparaissant, toutes choses qu’on peut trouver très belles mais auxquelles manque cette consistance qui aiguiserait notre faim d’en découdre avec ce qui nous désespère quotidiennement dans ce monde-ci. Mais il a le mérite de nous redonner le goût des images – pour peu qu’on l’ait perdu – et quelques raisons de ne pas totalement désespérer d’elles.L’objection qui pourrait être adressée au Pasolini de la « disparition des lucioles » serait donc énonçable en ces termes : comment peut-on déclarer la mort des survivances ? N’est-ce pas aussi vain que de déclarer la mort de nos hantises, de notre mémoire en général ? N’est-ce pas s’abandonner à l’inférence fatiguée, qui va d’une phrase comme le désir n’est plus ce qu’il était à une phrase comme il n’y a plus de désir ? (p.54)
Eyquem- Messages : 3126
Re: "Survivance des lucioles" de G. Didi-Huberman
Eyquem a écrit: De là, Didi-Huberman met en rapport Pasolini et Agamben (celui de Enfance et histoire et de Le règne et la gloire en particulier), pour prendre ses distances avec la pensée apocalyptique de toute une frange de la gauche radicale, selon laquelle la société spectaculaire a tué toute possibilité d’expérience. C’est qu’une pensée de l’émancipation ne se situe pas dans cet horizon des fins dernières et n’a que faire des notions de destruction totale, de rédemption, dont résonnent les pages citées de Pasolini et d’Agamben, pour sonner le glas de toute enfance et de tout désir. Elle s’intéresse à ce qui survit, à ce qui tombe et déchoit, assurément, mais qui, dans sa chute, émet une lueur de météorite propre à renseigner sur leur passé les peuples qui viennent après et à orienter leur avenir.
N'en doutons pas, c'est de bon ton dans les milieux artistiques de préférer s'éloigner de "toute une frange de la gauche radicale" d'aujourd'hui (qui leurs rend bien ce pas de côté), Didi-Huberman en rajoute juste une couche après Rancière.. en attendant ces quelques lignes me paraissent très caricaturales pour décrire la pensée de celle-ci.
Le livre me plaît, sans qu’il soit pourtant d’une très grande force. Il lui manque quand même quelque chose d’un peu plus créatif et enthousiasmant que ce concept de survivance, qui me semble parfois enfermer le livre dans une songerie douillette sur les images, une rêverie mélancolique sur la lueur, l’éphémère, le disparaissant, toutes choses qu’on peut trouver très belles mais auxquelles manque cette consistance qui aiguiserait notre faim d’en découdre avec ce qui nous désespère quotidiennement dans ce monde-ci. Mais il a le mérite de nous redonner le goût des images – pour peu qu’on l’ait perdu – et quelques raisons de ne pas totalement désespérer d’elles.
En général on ne trouve que ce que l'on cherche et on ne cherche rien d'autre que ce que l'on trouve, je sais plus qui c'est qui disait ça..
Invité- Invité
Re: "Survivance des lucioles" de G. Didi-Huberman
(J'ai trouvé ce que le père noël allait passé sous le sapin lol, merci Eyquem)
Le_comte- Messages : 336
Re: "Survivance des lucioles" de G. Didi-Huberman
Non, non, non Le_comte, pas ça; il y a bien des bouquins de GDH, bien meilleurs. Sois sérieux.
Borges- Messages : 6044
Re: "Survivance des lucioles" de G. Didi-Huberman
Pourquoi ? Lesquels me conseilles-tu alors ? J'ai déjà "lu" quelques parties d' Images malgré tout.
Le_comte- Messages : 336
Re: "Survivance des lucioles" de G. Didi-Huberman
Dans cette Survivance des lucioles, on sent bien l'opposition argumentée à Agamben. Sauf que... Sauf que Didi-Huberman semble aller dans la même direction qu'Agamben, lorsque ce dernier parle des agents du Parti Imaginaire comme un peuple naissant. On retrouve cette pensée dans la dernière partie du livre intitulée "Images ?". Ces lucioles, non indentifiées et non identifiables, se sont retirées de la "lumière aveuglante" de l'État, pour non pas se replier sur son soi mais expérimenter une autre réalité.
Swoon- Messages : 6
Re: "Survivance des lucioles" de G. Didi-Huberman
Le_comte a écrit:Pourquoi ? Lesquels me conseilles-tu alors ? J'ai déjà "lu" quelques parties d' Images malgré tout.
Ne jamais céder sur son désir!
Borges- Messages : 6044
Re: "Survivance des lucioles" de G. Didi-Huberman
le texte de pasolini, sur la fin des lucioles,
"
1er février 1975
[* Corriere della sera, sous le titre « Le vide du pouvoir en Italie ».]
« La distinction entre fascisme adjectif et fascisme substantif remonte à rien moins qu’au journal il Politecnico, c’est-à-dire à l’immédiat après-guerre… » Ainsi commence une intervention de Franco Fortini sur le fascisme (l’Europeo, 26-12-1974) : intervention à laquelle, comme on dit, je souscris complètement et pleinement. Je ne peux pourtant pas souscrire à son tendancieux début. En effet, la distinction entre « fascismes » faite dans le Politecnico n’est ni pertinente, ni actuelle. Elle pouvait encore être valable jusqu’à il y a une dizaine d’années : quand le régime démocrate-chrétien était encore la continuation pure et simple du régime fasciste.
Mais, il y a une dizaine d’années, il s’est passé « quelque chose ». Quelque chose qui n’existait, ni n’était prévisible, non seulement à l’époque du Politecnico, mais encore un an avant que cela ne se passât (ou carrément, comme on le verra, pendant que cela se passait).
La vraie confrontation entre les « fascismes » ne peut donc pas être « chronologiquement » celle du fascisme fasciste avec le fascisme démocrate-chrétien, mais celle du fascisme fasciste avec le fascisme radicalement, totalement et imprévisiblement nouveau qui est né de ce « quelque chose » qui s’est passé il y a une dizaine d’années.
Puisque je suis écrivain et que je polémique ou, du moins, que je discute avec d’autres écrivains, que l’on me permette de donner une définition à caractère poético-littéraire de ce phénomène qui est intervenu en Italie en ce temps-là. Cela servira à simplifier et à abréger (et probablement aussi à mieux comprendre) notre propos.
Au début des années 60, à cause de la pollution atmosphérique et, surtout, à la campagne, à cause de la pollution de l’eau (fleuves d’azur et canaux limpides), les lucioles ont commencé à disparaître. Cela a été un phénomène foudroyant et fulgurant. Après quelques années, il n’y avait plus de lucioles. (Aujourd’hui, c’est un souvenir quelque peu poignant du passé : un homme de naguère qui a un tel souvenir ne peut se retrouver jeune dans les nouveaux jeunes, et ne peut donc plus avoir les beaux regrets d’autrefois).
Ce « quelque chose » qui est intervenu il y a une dizaine d’années, nous l’appellerons donc la « disparition des lucioles ».
Le régime démocrate-chrétien a connu deux phases complètement distinctes, qui, non seulement, ne peuvent être confrontées l'une à l'autre, ce qui impliquerait une certaine continuité entre elles, mais encore qui sont devenues franchement incommensurables d'un point de vue historique. La première phase de ce régime (comme, à juste titre, les radicaux ont toujours tenu à l'appeler) est celle qui va de la fin de la guerre à la disparition des lucioles, et la seconde, celle qui va de la disparition des lucioles à aujourd'hui. Observons-les l'une après l'autre.
Avant la disparition des lucioles.
La continuité entre le fascisme fasciste et le fascisme démocrate-chrétien est totale et absolue. Je ne parlerai pas de ceci, dont on parlait aussi à l'époque, peut-être dans le Politecnico : l'épuration manquée, la continuité des codes, la violence policière, le mépris pour la constitution. Et je m'arrête à ce fait qui, par la suite, a compté pour une conscience historique rétrospective : la démocratie que les antifascistes démocrates-chrétiens ont opposée à la dictature fasciste était effrontément formelle.
Elle se fondait sur une majorité absolue obtenue par les votes d'énormes strates de classes moyennes et d'immenses masses paysannes, guidées par le Vatican. Cette direction du Vatican n'était possible que si elle se fondait sur un régime totalement répressif. Dans un tel univers, les « valeurs » qui comptaient étaient les mêmes que pour le fascisme : l'Eglise, la patrie, la famille, l'obéissance, la discipline, l'ordre, l'épargne, la moralité. Ces « valeurs » (comme d'ailleurs sous le fascisme) étaient « aussi réelles », c'est-à-dire qu'elles faisaient partie des cultures particulières et concrètes qui constituaient l'Italie archaïquement agricole et paléoindustrielle. Mais au moment où elles ont été érigées en « valeurs » nationales, elles n'ont pu que perdre toute réalité, pour devenir atroce, stupide et répressif conformisme d'Etat : le conformisme du pouvoir fasciste et démocrate-chrétien. Ne parlons pas du provincialisme, de la grossièreté et de l'ignorance des élites qui, à un niveau différent de celui des masses, furent les mêmes durant le fascisme et durant la première phase du régime démocrate-chrétien. Le paradigme de cette ignorance, ce furent le pragmatisme et le formalisme du Vatican.
Tout cela semble clair et incontestable aujourd'hui parce que les intellectuels et les opposants d'alors nourrissaient des espérances insensées. Ils espéraient que tout cela ne fût pas complètement vrai et que la démocratie formelle comptât au fond pour quelque chose. A présent, avant de passer avant la seconde phase, il me faut consacrer quelques lignes au moment de transition.
Pendant la disparition des lucioles.
A cette époque, la distinction entre fascisme et fascisme du Politecnico pouvait aussi s'opérer. En effet, aussi bien le grand pays qui était en train de se constituer dans le pays - la masse paysanne et ouvrière organisée par le P.C.I. - que les intellectuels les plus avancés et les plus critiques, ne se sont pas aperçus que « les lucioles étaient en train de disparaître ». Ils connaissaient assez bien la sociologie (qui, dans ces années-là, avait provoqué la crise de la méthode d'analyse marxiste), mais c'était des connaissances encore non vécues, essentiellement formelles. Personne ne pouvait soupçonner quelle serait la réalité historique du futur immédiat, ni identifier ce que l'on appelait alors le « bien-être » avec le « développement » qui devait réaliser pour la première fois pleinement en Italie ce « génocide » dont Marx parlait dans son Manifeste.
Après la disparition des lucioles.
Les « valeurs », nationalisées et donc falsifiées, du vieil univers agricole et paléocapitaliste d'un seul coup ne comptent plus. Eglise, patrie, famille, obéissance, ordre, épargne, moralité, ne comptent plus. Elles ne sur-vivent même plus en tant que fausses valeurs. Elles sur-vivent dans le clérico-fascisme émargé (même le M.S.I. les répudie pour l'essentiel). Les remplacent les « valeurs » d'un nouveau type de civilisation, complètement « autre » par rapport à la société paysanne et paléoindustrielle. Cette expérience a déjà été faite par d'autres Etats. Mais, en Italie, elle est entièrement particulière, parce qu'il s'agit de la première « unification » réelle subie par notre pays, alors que dans les autres pays elle se superpose, avec une certaine logique, à l'unification monarchique et aux unifications ultérieures de la révolution bourgeoise et industrielle. Le traumatisme italien dû au choc entre l'« archaïsme » pluraliste et le nivellement industriel n'a peut-être qu'un seul précédent : l'Allemagne d'avant Hitler. Là aussi, les valeurs des différentes cultures particularistes ont été détruites par l'homologation violente que fut l'industrialisation, avec pour conséquence la formation de ces gigantesques masses, non plus antiques (paysannes, artisanes) et pas encore modernes (bourgeoises), qui ont constitué le sauvage, l'aberrant, l'imprévisible corps des troupes nazies.
Il se passe quelque chose de semblable en Italie, et avec une violence encore plus grande, dans la mesure où l'industrialisation des années 60-70 constitue également une « mutation » décisive par rapport à celle de l'Allemagne d'il y a cinquante ans. Nous ne sommes plus, comme chacun le sait, en face de « temps nouveaux », mais d'une époque nouvelle de l'histoire humaine, de cette histoire humaine dont les cadences sont millénaristes. Il était impossible que les Italiens réagissent plus mal qu'ils ne l'ont fait à ce traumatisme historique. Ils sont devenus (surtout dans le Centre-Sud) en quelques années un peuple dégénéré, ridicule, monstrueux, criminel - il suffit de descendre dans la rue pour le comprendre. Mais, bien entendu, pour comprendre les changements des gens, il faut les comprendre. Moi, malheureusement, je l'aimais, ce peuple italien, aussi bien en dehors des schèmes du pouvoir (au contraire, en opposition désespérée avec eux) qu'en dehors des schèmes populistes et humanitaires. C'était un amour réel, enraciné dans mon caractère. J'ai donc vu avec « mes sens » le comportement imposé par le pouvoir de la consommation remodeler et déformer la conscience du peuple italien, jusqu'à une irréversible dégradation ; ce qui n'était pas arrivé pendant le fascisme fasciste, période au cours de laquelle le comportement était totalement dissocié de la conscience. C'était en vain que le pouvoir « totalitaire » répétait et répétait ses impositions de comportement : la conscience n'était pas impliquée. Les « modèles » fascistes n'étaient que des masques que l'on mettait et enlevait tour à tour. Quand le fascisme fasciste est tombé, tout est redevenu comme avant. On l'a aussi vu au Portugal : après quarante années de fascisme, le peuple portugais a célébré le 1er mai comme si le dernier qui eût été célébré avait été le précédent.
Il est donc ridicule que Fortini antidate la distinction entre fascisme et fascisme à l'immédiat après-guerre : la distinction entre le fascisme fasciste et le fascisme de la deuxième phase du pouvoir démocrate-chrétien n'a aucun terme de comparaison dans notre histoire ; non seulement dans notre histoire, mais aussi probablement dans toute l'histoire.
Mais je n'écris pas uniquement le présent article pour polémiquer à ce propos, même s'il me tient beaucoup à coeur ; je l'écris, en réalité, pour une raison très différente. La voici :
Tous mes lecteurs se seront certainement aperçu du changement des dignitaires démocrates-chrétiens : en quelques mois, ils sont devenus des masques funèbres. C'est vrai, ils continuent à étaler des sourires radieux d'une sincérité incroyable. Dans leurs pupilles se grumèle un vrai, un béat éclat de bonne humeur, quand ce n'est pas celui, goguenard, du mot d'esprit et de la rouerie. Ce qui, semble-t-il, plaît autant aux électeurs que le vrai bonheur. En outre, nos dignitaires continuent imperturbablement d'émettre leurs verbiages incompréhensibles où flottent les flatus vocis de leurs habituelles promesses stéréotypées.
En réalité, toutes ces choses sont bel et bien des masques. Je suis certain que, si on les enlevait, on ne trouverait même pas un tas d'os ou de cendres : ce serait le rien, le vide.
L'explication est simple : il y a, en réalité, aujourd'hui en Italie un dramatique vide du pouvoir. Mais c'est ceci qui compte : pas un vide du pouvoir législatif ou exécutif, pas un vide du pouvoir de direction, ni, enfin, un vide du pouvoir politique dans n'importe quel sens traditionnel ; un vide du pouvoir en soi.
Comment en sommes-nous arrivés à ce vide ? Ou, mieux, « comment les hommes du pouvoir en sont-ils arrivés là » ?
L'explication est, encore une fois, simple : les hommes du pouvoir démocrate-chrétien sont passés de la « phase des lucioles » à celle de la « disparition des lucioles » sans s'en rendre compte. Pour aussi quasiment criminel que cela puisse paraître, leur inconscience a été sur ce point absolue : ils n'ont en rien soupçonné que le pouvoir, qu'ils détenaient et géraient, ne suivait pas simplement une « évolution » normale, mais qu'il était en train de changer radicalement de nature.
Ils se sont leurrés à l'idée que, dans leur régime, rien n'évoluerait véritablement, que, par exemple, ils pourraient compter à jamais sur le Vatican, sans se rendre compte que le pouvoir, qu'eux-mêmes continuaient à détenir et à gérer, ne savait plus que faire du Vatican, ce foyer de vie paysanne, rétrograde, pauvre. Ils ont eu l'illusion de pouvoir compter à jamais sur une armée nationaliste (exactement comme leurs prédécesseurs fascistes) : ils n'ont pas vu que le pouvoir, qu'eux-mêmes continuaient à détenir et à gérer, manoeuvrait déjà pour jeter les bases d'armées nouvelles transnationales, presque des polices technocratiques. Et l'on peut dire la même chose pour la famille, contrainte, sans solution de continuité avec le temps du fascisme, à l'épargne et à la moralité : aujourd'hui, le pouvoir de la consommation lui a imposé des changements radicaux, jusqu'à l'acceptation du divorce et à présent, potentiellement, tout le reste sans limites (ou du moins dans les limites autorisées par la permissivité du nouveau pouvoir, qui est plus que totalitaire puisqu'il est violemment totalisant).
Les hommes du pouvoir démocrate-chrétien ont subi tout cela, alors qu'ils croyaient l'administrer. Ils ne se sont pas aperçus qu'il s'agissait d' « autre chose » d'incommensurable non seulement avec eux mais encore avec toute forme de civilisation. Comme toujours (cf. Gramsci), il n'y a eu de symptômes que dans le langage. Pendant la phase de transition - à savoir « durant la disparition des lucioles » - les hommes du pouvoir démocrate-chrétien ont presque brusquement changé leur façon de s'exprimer, en adoptant un langage complètement nouveau (du reste aussi incompréhensible que le latin) : spécialement Aldo Moro - c'est-à-dire (par une énigmatique corrélation) celui qui apparaît comme le moins impliqué de tous dans les actes horribles organisés de 1969 à aujourd'hui dans le but, jusqu'à présent formellement atteint, de conserver à tout prix le pouvoir.
Je dis « formellement » parce que, je le répète, dans la réalité, les dignitaires démocrates-chrétiens, avec leurs démarches d'automates et leurs sourires, cachent le vide. Le pouvoir réel agit sans eux et ils n'ont entre les mains qu'un appareil inutile, qui ne laisse plus de réels en eux que leurs mornes complets vestons.
Toutefois, dans l'histoire, le « vide » ne peut demeurer ; on ne peut l'affirmer que dans l'abstrait ou dans un raisonnement par l'absurde. Il est probable qu'en effet le « vide » dont je parle soit déjà en train de se remplir, à travers une crise et un redressement qui ne peuvent pas ne pas ravager tout le pays. L'attente « morbide » d'un coup d'Etat en est, par exemple, un indice. Comme s'il s'agissait seulement de « remplacer » le groupe d'hommes qui nous a effroyablement gouvernés pendant trente ans, en menant l'Italie au désastre économique, écologique, urbaniste, anthropologique ! En réalité, le faux remplacement de ces « têtes de bois » par d'autres « têtes de bois » (non pas moins, mais encore plus funèbrement carnavalesques), réalisé par le renforcement artificiel du vieil appareil du pouvoir fasciste, ne servirait à rien (et qu'il soit clair que, dans un tel cas, la « troupe » serait, de par sa composition même, nazie). Le pouvoir réel, que depuis une dizaine d'années les « têtes de bois » ont servi sans se rendre compte de sa réalité - voilà quelque chose qui pourrait avoir déjà rempli le « vide » (en rendant également vaine la participation possible au gouvernement du grand pays communiste qui est né au cours de la dégradation de l'Italie : car il ne s'agit pas de « gouverner »). De ce « pouvoir réel », nous nous faisons des images abstraites et, au fond, apocalyptiques : nous ne savons pas quelles formes il prendrait pour directement remplacer les serviteurs qui l’ont pris pour une simple « modernisation » de techniques. De toute manière, en ce qui me concerne (si cela peut intéresser le lecteur), que ceci soit net : je donnerai toute la Montedison, encore que ce soit une multinationale, pour une luciole.
trouvé ici
http://www.ecrits-vains.com/discus/messages/6067/10681.html?1226007356
merci au type qui l'a posté
Borges- Messages : 6044
Re: "Survivance des lucioles" de G. Didi-Huberman
faut pas trop désespérer, tout de même, des lucioles :
Borges- Messages : 6044
Re: "Survivance des lucioles" de G. Didi-Huberman
Eyquem a écrit:
L’auteur part d’une anecdote racontée par Pasolini : en 1941, alors qu’il a dix-neuf ans, Pasolini évoque dans une lettre une nuit émerveillée par le sentiment de l’amitié et par le spectacle de quelques lucioles, loin des projecteurs terrifiants de la DCA au-dessus de Bologne.
« Nous sommes en janvier-février 1941, Pasolini n’a pas tout à fait dix-neuf ans lorsqu’il écrit dans une lettre à son ami Franco Farolfi : “ Il y a trois jours, Paria et moi sommes descendus dans les recoins d’une joyeuse prostitution, où de grasse mamans (…) nous ont fait penser avec nostalgie aux rivages de l’enfance innocente. Nous avons ensuite pissé avec désespoir (…) La nuit dont je te parle nous avons dîné à Paderno, et ensuite dans le noir sans lune, nous sommes montés vers Pieve del Pino, nous avons vu une quantité énorme de lucioles qui formaient des bosquets de feu dans les bosquets de buissons, et nous les enviions parce qu’elles s’aimaient, parce qu’elles se cherchaient dans leurs envols amoureux et leurs lumières, alors que nous étions secs et rien que des mâles dans un vagabondage artificiel. J’ai alors pensé combien l’amitié est belle, et les réunions de garçons de vingt ans qui rient de leurs mâles voix innocentes, et ne se soucient pas du monde autour d’eux, poursuivant leur vie, remplissant la nuit de leurs cris. Leur virilité est potentielle. Tout en eux se transforme en rires, en éclats de rire. Jamais leur fougue virile n’apparaît aussi claire et bouleversante que quand ils paraissent redevenus des enfants innocents, parce que dans leur corps demeure toujours présente leur jeunesse totale, joyeuse. ”
Puis, presque immédiatement après : “ Ainsi étions-nous cette nuit-là : nous avons ensuite grimpé sur les flancs des collines, entre les ronces qui étaient mortes et leur mort semblait vivante, nous avons traversé des verges et des bois de cerisiers chargés de griottes, et nous sommes arrivés sur une haute cime. De là, on voyait très clairement deux projecteurs très loin, très féroces, des yeux mécaniques auxquels il était impossible d’échapper, et alors nous avons été saisis par la terreur d’être découverts, pendant que des chiens aboyaient, et nous nous sentions coupables, et nous avons fui sur le dos, la crêt de la colline. ”
trouvé, ici :
http://rougelarsenrose.blogspot.com/2006_04_01_archive.html?widgetType=BlogArchive&widgetId=BlogArchive1&action=toggle&dir=open&toggle=MONTHLY-1128117600000&toggleopen=MONTHLY-1230764400000
Laure Limongi a l'air assez "idiote"; elle cite du Pasolini, et en même temps éprouve le désir de lire du jean bruce après la merde avec Dujardin; moi, je sais que jean bruce, c'est une honte, j'en ai lu par tonne...et j'ai presque tout vu le premier oss117; il était en avance sur la discussion sur les minarets, lui aurait voulu les interdire même en Egypte. Ca empêche de dormir, et c'est tout de même moins grave que la poétique disparition, et survie des lucioles.
Borges- Messages : 6044
Re: "Survivance des lucioles" de G. Didi-Huberman
Le mec qui a pété le nez de Berlusconi était un "déséquilibré".
Nous avons tous déjà rêvé de balancer violemment une reproduction en plastoc du Sacré-Coeur dans la gueule de Sarkozy.
Nous sommes tous des "déséquilibrés".
Nous avons tous déjà rêvé de balancer violemment une reproduction en plastoc du Sacré-Coeur dans la gueule de Sarkozy.
Nous sommes tous des "déséquilibrés".
Invité- Invité
Re: "Survivance des lucioles" de G. Didi-Huberman
Salut Swoon,Swoon a écrit:Dans cette Survivance des lucioles, on sent bien l'opposition argumentée à Agamben. Sauf que... Sauf que Didi-Huberman semble aller dans la même direction qu'Agamben, lorsque ce dernier parle des agents du Parti Imaginaire comme un peuple naissant. On retrouve cette pensée dans la dernière partie du livre intitulée "Images ?". Ces lucioles, non indentifiées et non identifiables, se sont retirées de la "lumière aveuglante" de l'État, pour non pas se replier sur son soi mais expérimenter une autre réalité.
Didi-Huberman a l'air de distinguer deux Agamben : celui de "Le règne et la gloire" (qui définit le peuple comme foule de corps asservis destinée seulement à acclamer le pouvoir - chap.4) et celui de "La communauté qui vient" (avec sa théorie de l'être quelconque), pour lequel il dit effectivement son admiration dans le dernier chapitre (p128).
La question, ce serait plutôt : comment Agamben fait le lien entre les deux ?
J'ai lu "La communauté qui vient" (enfin "lu", c'est beaucoup dire) mais pas "Le règne et la gloire" : apparemment, dans celui-ci, il est impossible de penser une quelconque issue.
Eyquem- Messages : 3126
Re: "Survivance des lucioles" de G. Didi-Huberman
J'aimerais poser ici plusieurs questions en adaptant quelques idées défendues dans ce livre à la critique cinématographique.
Tout d'abord, ou se situent, dans le cinéma actuel (à l'heure où les tops sont délivrés un peu partout), les lucioles ? Ou se trouvent cette résistance, cette autre forme de vie, dans la paysage cinématographique actuel ? Ou se trouvent le déphasage et anachronisme dans la lumière aveuglante des projecteurs et le règne sans écart de l'actualité ?
Quelle attitude, ensuite, doit adopter le critique pour relayer et assurer l'existence de la survivance ? A quelle ligne de conduite doit-il obéir ?
Enfin, il y a quelque chose qui me déroute un peu : le montage temporel, qui est ce moment où le Passé et le Présent doivent cohabiter pour former un Avenir. En ce sens, cette "politique de survivance", qui est donc poétique, historique ou philosophique lutte contre le règne de l'actuel et de la lumière aveuglante en injectant de l'autre, des formes anciennes, etc. C'est tout le rôle de l'imagination. Que faire de cette idée dans la critique ? Comment gérer cette héritage ? Un exemple, assez maladroit : Zodiac de Fincher. Ancré dans le présent, obéissant aux lois du blockbuster, il a cependant le mérite de réactiver des formes archaïques (le polar et le film noir/à enquête typiquement américain) qui, une fois recyclée, apportent au film un ton tout à fait différent. Bien entendu, il ne s'agit pas là de résistance et de résurgence de formes anciennes, primitives ou populaire de vie. Comment comprendre cette idée d'héritage, et quelles en sont les hybridations les plus réussies ?
Tout d'abord, ou se situent, dans le cinéma actuel (à l'heure où les tops sont délivrés un peu partout), les lucioles ? Ou se trouvent cette résistance, cette autre forme de vie, dans la paysage cinématographique actuel ? Ou se trouvent le déphasage et anachronisme dans la lumière aveuglante des projecteurs et le règne sans écart de l'actualité ?
Quelle attitude, ensuite, doit adopter le critique pour relayer et assurer l'existence de la survivance ? A quelle ligne de conduite doit-il obéir ?
Enfin, il y a quelque chose qui me déroute un peu : le montage temporel, qui est ce moment où le Passé et le Présent doivent cohabiter pour former un Avenir. En ce sens, cette "politique de survivance", qui est donc poétique, historique ou philosophique lutte contre le règne de l'actuel et de la lumière aveuglante en injectant de l'autre, des formes anciennes, etc. C'est tout le rôle de l'imagination. Que faire de cette idée dans la critique ? Comment gérer cette héritage ? Un exemple, assez maladroit : Zodiac de Fincher. Ancré dans le présent, obéissant aux lois du blockbuster, il a cependant le mérite de réactiver des formes archaïques (le polar et le film noir/à enquête typiquement américain) qui, une fois recyclée, apportent au film un ton tout à fait différent. Bien entendu, il ne s'agit pas là de résistance et de résurgence de formes anciennes, primitives ou populaire de vie. Comment comprendre cette idée d'héritage, et quelles en sont les hybridations les plus réussies ?
Le_comte- Messages : 336
Re: "Survivance des lucioles" de G. Didi-Huberman
Hello Le_comte; tout va? as-tu parcouru un peu, même distraitement, ce que j'ai tenté d'écrire dans mes brouillons sur avatar, en dialogue avec GDH, l'image critique, dialectique...?
Très honnêtement je ne vois pas en quoi "zodiac" réactive les formes que tu dis archaïques du noir, ou du film d'enquête....
archaïque a un sens bien déterminé chez GDH/Benjamin
Très honnêtement je ne vois pas en quoi "zodiac" réactive les formes que tu dis archaïques du noir, ou du film d'enquête....
archaïque a un sens bien déterminé chez GDH/Benjamin
Borges- Messages : 6044
Re: "Survivance des lucioles" de G. Didi-Huberman
Salut,
Je crois, qu'il s'agisse de Rancière ou de Didi-Huberman, que le discours constate ou éventuellement appelle (enfin, les premiers à lire et récupérer Rancière, ça reste quand même les directeurs de biennales d'art contemporain ..) certaines choses, certaines activités, certaines formes d'art. Le but n'est pas de faire une nouvelle catégorie esthétique figée dans laquelle se reconnaissent ou s'investissent artistes et/ou critiques : "lucioles" ou que sais-je encore (je n'ai pas dit que ça n'était pas, pour autant, le cas). Mais, évidemment, tout ces discours ne peuvent être que des discours dans lesquels une certaine critique (qui reste un discours surplombant) ne peut qu'essayer de s'engouffrer. Evidemment, parce que ces penseurs ne peuvent pas se retenir eux-même de proposer des exemples précis pour étayer leurs théories à leurs lecteurs. Entre parenthèse, on a déjà largement vu par ici en quoi les exemples proposés par Rancière pouvaient avoir de discutable, et en quoi toutes les dérives critiques pouvaient être possibles (les Cahiers de Burdeau jusqu'à ta dernière remarque sur "Zodiac").
Le piège, que Rancière a bien évoqué dans son dernier bouquin à propos du film de Costa, c'est que les formes de cinéma qu'il soutient (même s'il s'agit de formes à inventer) restent dans un circuit d'initiés. Il évoque le mode de diffusion des films, cela fait bien sûr partie de son mode de réflexion de ressortir le grand méchant système capitaliste qui broie tout sur son passage à ce moment-là. On pourrait aussi dire que sa remise en question du militantisme sur le terrain de "celui qui sait" devant un public ignorant (échec historique ?!) ne saurait être tout à fait étrangère à cette séparation de certaines formes d'art d'avec la population (effarant au passage de voir une soirée avec Rancière dans laquelle celui-ci va passer 3/4 d'heures à parler de son travail, sans aucun dialogue avec le public).
C'est là que tout se complique, qu'apparait la notion de "communauté", avec celles de "spectateur", d'"artiste", de "critique", de "philosophe", etc, etc ...
Les "lucioles", ne jouons pas les naïfs, nous savons bien où elles se trouvent mais toute la question est dans le "nous".
Le_comte a écrit:
Tout d'abord, ou se situent, dans le cinéma actuel (à l'heure où les tops sont délivrés un peu partout), les lucioles ? Ou se trouvent cette résistance, cette autre forme de vie, dans la paysage cinématographique actuel ? Ou se trouvent le déphasage et anachronisme dans la lumière aveuglante des projecteurs et le règne sans écart de l'actualité ?
Je crois, qu'il s'agisse de Rancière ou de Didi-Huberman, que le discours constate ou éventuellement appelle (enfin, les premiers à lire et récupérer Rancière, ça reste quand même les directeurs de biennales d'art contemporain ..) certaines choses, certaines activités, certaines formes d'art. Le but n'est pas de faire une nouvelle catégorie esthétique figée dans laquelle se reconnaissent ou s'investissent artistes et/ou critiques : "lucioles" ou que sais-je encore (je n'ai pas dit que ça n'était pas, pour autant, le cas). Mais, évidemment, tout ces discours ne peuvent être que des discours dans lesquels une certaine critique (qui reste un discours surplombant) ne peut qu'essayer de s'engouffrer. Evidemment, parce que ces penseurs ne peuvent pas se retenir eux-même de proposer des exemples précis pour étayer leurs théories à leurs lecteurs. Entre parenthèse, on a déjà largement vu par ici en quoi les exemples proposés par Rancière pouvaient avoir de discutable, et en quoi toutes les dérives critiques pouvaient être possibles (les Cahiers de Burdeau jusqu'à ta dernière remarque sur "Zodiac").
Le piège, que Rancière a bien évoqué dans son dernier bouquin à propos du film de Costa, c'est que les formes de cinéma qu'il soutient (même s'il s'agit de formes à inventer) restent dans un circuit d'initiés. Il évoque le mode de diffusion des films, cela fait bien sûr partie de son mode de réflexion de ressortir le grand méchant système capitaliste qui broie tout sur son passage à ce moment-là. On pourrait aussi dire que sa remise en question du militantisme sur le terrain de "celui qui sait" devant un public ignorant (échec historique ?!) ne saurait être tout à fait étrangère à cette séparation de certaines formes d'art d'avec la population (effarant au passage de voir une soirée avec Rancière dans laquelle celui-ci va passer 3/4 d'heures à parler de son travail, sans aucun dialogue avec le public).
C'est là que tout se complique, qu'apparait la notion de "communauté", avec celles de "spectateur", d'"artiste", de "critique", de "philosophe", etc, etc ...
Les "lucioles", ne jouons pas les naïfs, nous savons bien où elles se trouvent mais toute la question est dans le "nous".
Invité- Invité
Re: "Survivance des lucioles" de G. Didi-Huberman
Ceci dit, c'est un peu court quand même de mettre Rancière et Didi-Huberman sur le même plan comme je le fais au-dessus.
Disons que, sur certains points concernant l'esthétique, Rancière et Didi-Huberman peuvent occasionnellement se retrouver comme dans le dernier livre de DH (on se souvient qu'ils ont été plus ou moins opposé par le passé, dans "Images malgré tout" notamment, je crois me souvenir que DH émet des réserves sur la lecture des "Histoire(s)" proposée par Rancière). Mais si DH circonscrit généralement son discours dans le cadre de l'esthétique, en (excellent) spécialiste pourrait-on dire, Rancière adapte sa pensée à celle-ci (en particulier dans son dernier bouquin qu'il ouvre en rappelant qu'il part des idées développées dans "Le maître ignorant", cad dans un tout autre cadre). L'esthétique est ici un cadre local pour évoquer, relancer, ses "postulats", "thèses" globales.
DH peine à exister vraiment entre les deux "hypothèses" contemporaines majeures soulevées par Rancière et Agamben, occasionnellement seulement dans la sphère de l'art, qui sont deux facettes d'un dés-ordre qui ne porte résolument pas le même regard au-devant et en arrière de ses pas.
Peut-être qu'Eyquem ne voulait pas dire autre chose ?
Disons que, sur certains points concernant l'esthétique, Rancière et Didi-Huberman peuvent occasionnellement se retrouver comme dans le dernier livre de DH (on se souvient qu'ils ont été plus ou moins opposé par le passé, dans "Images malgré tout" notamment, je crois me souvenir que DH émet des réserves sur la lecture des "Histoire(s)" proposée par Rancière). Mais si DH circonscrit généralement son discours dans le cadre de l'esthétique, en (excellent) spécialiste pourrait-on dire, Rancière adapte sa pensée à celle-ci (en particulier dans son dernier bouquin qu'il ouvre en rappelant qu'il part des idées développées dans "Le maître ignorant", cad dans un tout autre cadre). L'esthétique est ici un cadre local pour évoquer, relancer, ses "postulats", "thèses" globales.
DH peine à exister vraiment entre les deux "hypothèses" contemporaines majeures soulevées par Rancière et Agamben, occasionnellement seulement dans la sphère de l'art, qui sont deux facettes d'un dés-ordre qui ne porte résolument pas le même regard au-devant et en arrière de ses pas.
Peut-être qu'Eyquem ne voulait pas dire autre chose ?
Invité- Invité
Re: "Survivance des lucioles" de G. Didi-Huberman
Hello there,
J'ai commencé l'essai de GDH et je dois dire que lorsqu'il s'attaque aux postulats d'Agamben, je me sens quelque peu lâché. Donc, que pourrais-je lire de lui ? Par quoi commencer ?
J'ai commencé l'essai de GDH et je dois dire que lorsqu'il s'attaque aux postulats d'Agamben, je me sens quelque peu lâché. Donc, que pourrais-je lire de lui ? Par quoi commencer ?
Re: "Survivance des lucioles" de G. Didi-Huberman
salut JM,
J'ai quasi rien lu d'Agamben, et je n'y comprends rien, et ça ne me dit trop rien, en fait. Je ne vais pas insister.
Didi-Huberman, je commence à peine. Je ne connais rien non plus à ses références (Benjamin, etc).
oui, c'est aux pages 184-187.JM a écrit:dans "Images malgré tout" notamment, je crois me souvenir que DH émet des réserves sur la lecture des "Histoire(s)" proposée par Rancière ?
Je ne sais pas quoi te répondre (ou me répondre, puisque ce sont mes propos que tu traduis).DH peine à exister vraiment entre les deux "hypothèses" contemporaines majeures soulevées par Rancière et Agamben, occasionnellement seulement dans la sphère de l'art, qui sont deux facettes d'un dés-ordre qui ne porte résolument pas le même regard au-devant et en arrière de ses pas.
Peut-être qu'Eyquem ne voulait pas dire autre chose ?
J'ai quasi rien lu d'Agamben, et je n'y comprends rien, et ça ne me dit trop rien, en fait. Je ne vais pas insister.
Didi-Huberman, je commence à peine. Je ne connais rien non plus à ses références (Benjamin, etc).
Eyquem- Messages : 3126
Re: "Survivance des lucioles" de G. Didi-Huberman
Quand on demande à Didi-Huberman comment il se situe politiquement, il répond ceci :
http://www.vacarme.org/article1210.html
entretien ici :VACARME : Permettez-moi de vous poser la question un peu brutalement : quel est votre rapport réel à la politique ? C’est une question brutale mais pas du tout ironique, parce qu’il semble que vous entreteniez un rapport extrêmement subtil, mais du même coup peu lisible au premier coup d’œil, à la chose publique et à la question des rapports sociaux en général. D’un côté, en effet, à la différence de la plupart des historiens de l’art disons « classiques », il semble que tout votre travail soit en grande partie déterminé par des motifs éminemment politiques : depuis vos premiers ouvrages sur les hystériques ou l’imaginaire médiéval de la peste jusqu’à vos travaux plus récents sur les images de la Shoah. Mais, d’un autre côté, il semble que vous vous arrêtiez toujours aux frontières de l’engagement, à la fois pour des motifs à la Foucault — ne pas s’emparer de la parole et de l’image de ceux qui souffrent ou agissent — et pour des motifs plus « indicibles ». Pouvez-vous nous en dire davantage sur cet apparent « indicible » ?
GEORGES DIDI-HUBERMAN : À question brutale, réponse un peu brutale, d’abord : on ne s’engage avec efficacité que là où l’on travaille véritablement, c’est-à-dire là où il est possible, grâce à ce travail même, d’intervenir efficacement dans un champ donné. Je me sens assez peu apte — je n’essaie pas de me justifier, je constate ma limite — à signer des pétitions sur des dossiers dont je n’ai qu’une connaissance de seconde main, ou à m’engager sur des questions politiques concrètes et complexes touchant le Kosovo, par exemple. Mais j’aurai sans doute quelque chose à dire sur la Pietà du Kosovo photographiée en 1990 par Georges Mérillon, dans la mesure où c’est une image sur laquelle je fournis actuellement un certain travail. Puis, ce que j’aurai à dire sera publié, donc public, et m’obligera, bien sûr, à prendre position sur une matière éminemment politique, puisque l’image de Mérillon relève directement des usages politiques actuels de l’iconographie de la souffrance. Mais je me sens bien incapable d’avoir un avis « autorisé » — un intellectuel s’autorisant de parler publiquement, il « autorise » ce qu’il dit — sur toutes les questions de notre actualité. On habitue les élites intellectuelles, par exemple dans les concours d’entrée du type École Normale Supérieure, à dire quelque chose d’intelligent sur tout, à avoir un avis sur tout, même ce que l’on connaît mal. Je n’ai ni cette formation ni cette capacité.
Pour mieux vous répondre, il faudrait, en fait, remonter un peu plus haut. Regarder un image est un acte contemplatif. On fait cela dans une archive, dans un musée, dans une bibliothèque, dans un atelier d’artiste, dans sa chambre. J’ai l’impression d’avoir passé mon enfance dans un monde d’images, c’est-à-dire, en gros, dans un monde coupé de l’action. En mai 1968 j’avais quinze ans, tous mes amis proches occupaient le lycée, défilaient dans la rue, et moi je regardais tristement les choses de ma fenêtre, sans un mot, essayant de me faire une idée. Il y avait dans cet écart, je crois, de la peur, tout simplement. Les images peuvent nous mettre à l’écart de l’action, mais elles nous placent directement au centre de la peur. Ou tout au moins elles soulignent, dessinent, accentuent la peur. Je vous ai parlé de l’atelier de mon père : un lieu pour l’art, pour la beauté, pour la consolation et pour la dimension érotique des images. Mais cela ne fut que la moitié de l’expérience. L’autre moitié — qui « brisait » littéralement la première — se trouvait dans la bibliothèque maternelle : et c’étaient toutes les images de la guerre, les images des camps que j’ai vues et revues dans la difficulté à comprendre, dans une propédeutique de l’horreur historique, dans l’inverse absolu de toute beauté, dans l’inconsolable et la dimension endeuillée des images.
Cette tension, me semble-t-il, ouvre déjà dans l’image la dimension du politique. Ce que j’ai appelé l’expérience ouvrante, l’inquiétude du contact entre l’image et le réel, n’est autre, pour finir, qu’une accession à la dimension politique des images, tout au moins à leur dimension historique : leur rôle de témoignage, voire d’instrument, dans les grandes violences politiques. J’ai mis longtemps à comprendre cela. Lisant Devant le temps, une amie (une philosophe) m’a fait remarquer que mon commentaire sur Benjamin avait « oublié » le célèbre passage sur la destruction des horloges par les révolutionnaires, alors que je décris — assez autobiographiquement, d’ailleurs — ¬l’enfant baudelairien qui casse méthodiquement la montre familiale, tout seul dans sa chambre. J’ai donc été surpris lorsqu’un autre ami (un cinéaste) m’a parlé de Devant l’image comme d’un livre politique. J’ai compris depuis longtemps à quel point la structure épistémologique du champ « histoire de l’art » — apparemment si loin des questions sociales les plus brû¬lantes — ne pouvait se penser qu’en relation avec les bouleversements historiques du XXe siècle : si notre façon de regarder l’art aujourd’hui dépend en grande partie du travail magistral d’Erwin Panofsky, il faut alors comprendre qu’elle dépend d’un penseur qui a été exilé par le nazisme et qui a émigré dans le monde anglo-saxon, avec tout ce que cela comporte d’arrachements et de renoncements (à commencer par le renoncement à la langue maternelle)...
S’il faut, maintenant, remonter depuis les adaptations et les refoulements panofskiens vers les intuitions plus géniales — et plus psychotiques — d’Aby Warburg, il faut comprendre comment celui-ci, en bouleversant nos modèles de temporalité et en creusant la mémoire inconsciente des images, a fini par inventer une discipline nouvelle, l’iconologie politique, telle qu’on la voit à l’œuvre dans ses études de 1918-1920 sur les gravures de propagande à l’époque de Luther ou dans les dernières planches de son atlas Mnemosyne consacrées au Concordat de 1929, à la théocratie pontificale et à l’antisémitisme. Les meilleurs disciples allemands de Warburg ont, à Hambourg ou ailleurs, donné toute son importance à une telle analyse politique des images : je pense notamment à Martin Warnke, à Horst Bredekamp, à Michael Diers, à Charlotte Schoell-Glass, à Gerhard Wolf ou, différemment, à Sigried Weigel. Il est évident, par ailleurs, que des penseurs tels que Bertolt Brecht, Walter Benjamin ou Carl Einstein — sans oublier Adorno et, plus tard, Guy Debord, Chris Marker ou Jean-Luc Godard — ont joué un rôle décisif dans cette approche politique de l’image.
Tout le monde semble d’accord, aujourd’hui, pour dire que l’image est au cœur de notre culture, c’est-à-dire, aussi bien, de nos barbaries ou, en tout cas, de nos appareils politiques. Réfléchir sur les images ne va donc pas sans une prise de conscience de cette situation, et c’est la raison pour laquelle, plus j’avance, plus le Goya des Désastres de la guerre — mais ce Goya-là doit se penser aussi avec celui de la Maison du sourd — prend d’importance, et plus les artistes contemporains qui pensent la question de l’histoire retiennent mon attention, que ce soit Sigmar Polke ou Robert Morris, Alfredo Jaar ou Pascal Convert, Sophie Ristelhueber ou Harun Farocki. Les images constituent, aujourd’hui plus qu’autrefois, des outils politiques considérables. Leur efficacité semble de plus en plus immédiate. Il faut donc, de toute urgence, développer un regard critique sur les images : attitude qui n’est ni d’acceptation béate, ni de refus obstiné (je pense à la polémique suscitée par Images malgré tout). Encore une fois, il faut travailler dans la dimension concrète des singularités.
Il n’y a pas d’ontologie à faire sur ce qu’est « l’image ». Dire « l’image », c’est penser, quoi qu’on fasse, de façon métaphysique. Il n’y a que des images, il n’y a que chaque image comprise dans sa relation avec les autres. Si l’on veut bien reprendre la réflexion de Lacan — adressée à Heidegger — selon laquelle « la métaphysique n’a jamais rien été et ne saurait se prolonger qu’à s’occuper de boucher le trou de la politique », alors on dira, pour ce qui nous concerne, qu’une image peut fonctionner, selon sa valeur d’usage, alternativement comme un bouche-trou métaphysique et comme un trou politique dans la texture des discours en usage dans la société. L’iconographie sulpicienne du XIXe siècle est un bouche-trou métaphysique dans l’histoire (celle de la Commune, notamment), tandis que les Désastres de Goya sont un trou politique dans la culture de son temps (voilà pourquoi le recueil de ses gravures n’a jamais pu être publié du vivant de l’artiste).
Il y a peut-être, dans toute image, un double aspect ou, mieux, un double régime (j’emploie ce mot dans un sens fonctionnel et non pas épocal, comme le fait Rancière) : bouche-trou et trou, voile et déchirure dans le voile, sublimation et désublimation. Il s’agit, à chaque fois, d’interroger dans l’image ce qui fait refoulement et ce qui fait retour du refoulé ou, autrement dit, ce qui résulte des pouvoirs de l’imaginaire et ce qui surgit de l’effraction du réel.
http://www.vacarme.org/article1210.html
Eyquem- Messages : 3126
Re: "Survivance des lucioles" de G. Didi-Huberman
salut Eyquem,
merci pour cet extrait d'entretien avec DH qui tombe à pic suite à ce que j'évoquais plus haut !
Concernant Agamben, j'ajouterais que la force d'un philosophe pour moi peut se mesurer, aussi, aux énergies d'écriture qu'elle rassemble et fait dépenser autour d'elle, et en l'occurrence on peut difficilement aujourd'hui parler d'Agamben sans penser aussi à l'important et foisonnant "corpus" éclaté de Tiqqun, à moins de s'appeler Rancière.. existant "intellectuellement" pourtant, curieusement, dans ce que l'on pourrait appeler une ombre de Debord.
j'en entends déjà crier aux "disciples" !
merci pour cet extrait d'entretien avec DH qui tombe à pic suite à ce que j'évoquais plus haut !
Concernant Agamben, j'ajouterais que la force d'un philosophe pour moi peut se mesurer, aussi, aux énergies d'écriture qu'elle rassemble et fait dépenser autour d'elle, et en l'occurrence on peut difficilement aujourd'hui parler d'Agamben sans penser aussi à l'important et foisonnant "corpus" éclaté de Tiqqun, à moins de s'appeler Rancière.. existant "intellectuellement" pourtant, curieusement, dans ce que l'on pourrait appeler une ombre de Debord.
j'en entends déjà crier aux "disciples" !
Invité- Invité
Re: "Survivance des lucioles" de G. Didi-Huberman
La lecture des "écrits corsaires" a été passionnante. Je dirais pas que Pasolini répond à certaines de mes interrogations mais en fait ses textes et ses positions permettent de se clarifier un peu les idées soi-même, poussent à chercher d'autres voies, à tenter de se frayer un passage entre les questions qu'il soulève et les réponses qu'il propose parfois. C'est une très bonne base de travail pour aujourd'hui, qui rappelle qu'on ne pourra pas faire sans Pasolini. à suivre, donc..
Invité- Invité
Re: "Survivance des lucioles" de G. Didi-Huberman
Un peu de réclame :
Je sais pas vous, mais je n'arrive pas à suivre le rythme de Didi-Huberman, qui sort un nouveau bouquin dont le sommaire paraît bien intéressant :
Je sais pas vous, mais je n'arrive pas à suivre le rythme de Didi-Huberman, qui sort un nouveau bouquin dont le sommaire paraît bien intéressant :
Quel est le rôle des images dans la lisibilité de l’histoire ? C’est la question reposée dans ce livre. Là où Images malgré tout tentait de donner à comprendre quelques images-témoignages produites depuis l’« œil du cyclone » lui-même - le camp d’Auschwitz en pleine activité de destruction – cet essai traite, en quelque sorte, des images après coup et, donc, de la mémoire visuelle du désastre.
Une première étude s’attache à reconstituer les conditions de visibilité et de lisibilité – concurrentes ou concomitantes – au moment de l’ouverture des camps nazis. Elle se focalise sur les images filmées par Samuel Fuller en 1945 au camp de Falkenau et sur la tentative, une quarantaine d’années plus tard, pour en faire un montage doué de sens, une « brève leçon d’humanité ».
Une seconde étude retrace les différentes procédures par lesquelles le cinéaste et artiste allemand Harun Farocki revisite – et remonte – certains documents de la violence politique. On découvre alors ce que c’est, aujourd’hui, qu’une possible restitution de l’histoire dans le travail des images. Deux essais plus brefs évoquent successivement l’activité photographique d’Agustí Centelles au camp de Bram en 1939 (ou comment un prisonnier regarde les autres prisonniers) et le questionnement actuel de Christian Boltanski sur l’image en tant que reconnaissance, transmission et œuvre de dignité.
Eyquem- Messages : 3126
Re: "Survivance des lucioles" de G. Didi-Huberman
je suis absolument effrayé quand je vois la vitesse à laquelle il publie. Comment il fait? Bien entendu, il ne fait pas un nouveau livre à chaque fois, mais tout de même.
Borges- Messages : 6044
Re: "Survivance des lucioles" de G. Didi-Huberman
Il donnait le secret de sa méthode dans l'entretien donné à Vacarme (cité au-dessus) :
Je ne suis profus qu’au regard d’une situation actuelle — voilà un sujet politique par excellence, me semble-t-il — qui est globalement faite pour censurer, ¬ralentir, canaliser, divertir ou frustrer le libre exercice de la pensée et du savoir. Ce qui est en jeu ici, c’est la structure même de l’appareil universitaire en tant que monde du travail. Vous êtes un jeune chercheur ? Tout est fait pour vous empêcher de travailler : on vous ferme porte après porte, on ne vous publie pas, on vous fait attendre, on vous astreint à des tâches annexes contre la vague promesse d’avoir un poste... Vous êtes un vieux chercheur ? Tout est fait aussi pour vous empêcher de travailler : on vous donne des pseudo-pouvoirs, des tâches administratives, on vous propose de siéger à des jurys, on vous invite à des colloques, on vous fait lire des manuscrits, on vous invite à former des commissions contre la vague promesse de trouver un poste pour vos étudiants... Et ainsi de suite. Ma première réponse à votre question, ce sera donc : premièrement, j’écris profus parce que j’ai profusément de choses à dire (mes projets de livres dépassent déraisonnablement la durée normale de la vie d’un homme). Deuxièmement, j’écris profus parce que j’ai du temps pour le faire. Comment je m’y prends ? J’ai d’abord la chance de travailler dans une institution, l’École des hautes études en sciences sociales, qui a pour vocation d’enseigner la recherche (le tout étant de savoir si cette vocation peut résister à l’appareil universitaire dont je parlais). Ensuite, j’ai fait d’un malheur institutionnel — trois échecs à l’habilitation — une condition de liberté intellectuelle. J’ai suivi le conseil de Gilles Deleuze : choisir entre le pouvoir et la puissance. Beaucoup veulent avoir les deux, mais ce n’est pas possible jusqu’au bout. Je n’ai de pouvoir sur personne, me semble-t-il (or, le pouvoir prend beaucoup de temps). Je n’ai personne à juger. Je n’ai pas de voiture, pas de téléphone portable. Je déteste les interminables correspondances électroniques. Je n’organise rien, je ne dirige rien. Je me contente de donner ce que je fais le moins mal ou, disons, ce que je fais avec le plus de plaisir. Je sais dire non, même aux propositions « prestigieuses », comme on dit, lorsque je cours le risque de me disperser.
Eyquem- Messages : 3126
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