Belle épine (R. Zlotowski) : A l'ombre des bikers en fleurs

J'avais tant regardé ce motocycliste aux yeux brillants qu'il parut s'en apercevoir et dit au plus grand un mot que je n'entendis pas mais qui fit rire celui-ci. A vrai dire, ce brun n'était pas celui qui me plaisait le plus, justement parce qu'il était brun, et que (depuis le jour où dans le petit raidillon de Tansonville, j'avais vu Gilbert), un jeune homme roux à la peau dorée était resté pour moi l'idéal inaccessible.
Et de la même façon ne pouvais-je me réjouir d'avoir vu ce brun me regarder (ce qui me faisait espérer qu'il me serait plus facile d'entrer en relations avec lui d'abord), car il me présenterait aux autres, à tous successivement, desquels il avait d'ailleurs le prestige d'être l'inséparable compagnon. Et cependant, la supposition que je pourrais un jour être l'ami de tel ou tel de ces jeunes gars, que ces yeux dont les regards inconnus me frappaient parfois en jouant sur moi sans le savoir comme un effet de soleil sur un mur, pourraient jamais par une alchimie miraculeuse laisser transpénétrer entre leurs parcelles ineffables l'idée de mon existence, quelque amitié pour ma personne, moi-même je pourrais un jour prendre place entre eux, dans la théorie qu'ils déroulaient le long du circuit de Rungis -- cette supposition me paraissait enfermer en elle une contradiction aussi insoluble, que si devant quelque frise attique ou quelque fresque figurant un cortège, j'avais cru possible, moi spectateur, de prendre place, aimé d'elles, entre les divines processionnaires.

A l'ombre des bikers en fleurs

Mais à peine eus-je touché le premier bouton de ma bottine, ma poitrine s’enfla, remplie d’une présence inconnue, divine, des sanglots me secouèrent, des larmes ruisselèrent de mes yeux. L’être qui venait à mon secours, qui me sauvait de la sécheresse de l’âme, c’était celui qui, plusieurs années auparavant, dans un moment de détresse et de solitude identiques, dans un moment où je n’avais plus rien de moi, était entré, et qui m’avait rendu à moi-même, car il était moi et plus que moi (le contenant qui est plus que le contenu et me l’apportait). Je venais d’apercevoir, dans ma mémoire, penché sur ma fatigue, le visage tendre, préoccupé et déçu de ma grand’mère, telle qu’elle avait été ce premier soir d’arrivée, le visage de ma grand’mère, non pas de celle que je m’étais étonné et reproché de si peu regretter et qui n’avait d’elle que le nom, mais de ma grand’mère véritable dont, pour la première fois depuis les Champs–Elysées où elle avait eu son attaque, je retrouvais dans un souvenir involontaire et complet la réalité vivante.
(Sodome & Gomorrhe)

Disons que Belle épine pose une question intéressante.

Eyquem a écrit:Disons que Belle épine pose une question intéressante. Celle-ci : Que se serait-il passé si Proust avait été une jeune fille des années 70 et n'avait pas été asthmatique ?
Le film a sa réponse : il aurait fauché des gourmettes dans les magasins et se serait passionné pour les motos.

Plutôt qu'un essaim de jeunes filles en fleur sur la plage, il aurait passé des heures à contempler les essaims de motards sur les circuits de Rungis :