Mr Turner (Mike Leigh)
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Mr Turner (Mike Leigh)
Est-ce que c’est un film sur Turner, sur la vie de Turner ou sur la peinture de Turner ? Je ne sais pas. La fin du film laisse entendre qu’il est question d’autre chose. Quand le grand peintre meurt et dit ses derniers mots ("Le soleil est Dieu !" : rien que ça : la légende ne pouvait pas rêver mieux), le film continue encore un peu et nous montre sa dernière maîtresse, Mrs Booth, rayonnante comme toujours, puis la domestique Hannah, enterrée vivante dans le fourbi obscur de l’atelier, errant comme une âme en peine.
C’est la même leçon que pour "Another Year" : il y a ceux qui sont bénis des dieux, qui baignent dans la lumière du soleil, qui rayonnent eux-mêmes, et puis il y a ceux qui restent pour toujours dans l’ombre, qui y flétrissent, qui s’y consument à petit feu, dans l’indifférence des autres, du monde.
Tous les personnages du film se répartissent ainsi, en deux catégories : les rayonnants et les obscurs. Ils vont tous par paires :
- le père de Turner, aimé, aimable / la mère, la plus obscure de tous puisqu’on ne la verra jamais, envoyée et oubliée à l’asile
- la fille qui a un enfant et qui se tient debout / la 2e fille, qui se tient assise, souffreteuse, et dont on apprend la mort peu après
- Turner, le peintre dont tout le monde parle / Haydon, le peintre méprisé, qui peint des ânes où personne ne voit l’âne du Christ, mais seulement un imbécile d’âne, tout sombre et tout sinistre.
- Mrs Booth / Hannah
D’où vient cette injustice que le soleil, s’il brille, ne brille pas pour tout le monde ?
Le film ne répond rien de général à cette question : ce qui l’intéresse, c’est plutôt comment ce désastre qui épargne les uns et pas les autres passe dans la peinture de Turner.
Je parle de désastre, c’est exprès. C’est Deleuze qui dit : Turner peint des catastrophes. Au début, il peignait des naufrages, des avalanches : la catastrophe est dans le tableau. Puis à la fin, Turner peignait des brouillards, des nuages sur la Tamise comme des désastres de couleurs et de lumières : la catastrophe est passée dans la peinture elle-même, est la peinture elle-même : c’est l’acte de peindre, comme catastrophe, qui fait jaillir de celle-ci la couleur comme une nouvelle naissance du monde. Si bien que Turner n’a plus besoin de naufrages ni d’avalanches : il suffit d’un soleil qui se lève, du passage d’un vapeur sur la Tamise, et c’est un chaos suffisant, d’où par chance apparaîtra peut-être un tableau qui vaille la peine.
Qu’est-ce qu’on peut faire de ça, pour le film ?
Dans le film, Turner est un bon bourgeois, moitié sympa, moitié odieux salopard. Avec son père puis avec Mrs Booth, il forme un peu comme le couple d’Another Year, Tom et Gerri : le couple des bienheureux, ceux qui ont reçu le don d’être heureux, ou le don de créer de bons tableaux, peu importe, un don quelconque qui les maintient accrochés au mât, au-dessus de la tempête qui fait rage sous eux et qui écrase les autres, les sans-dons.
Je dis que Turner est un peu comme Tom et Gerri parce que dans Another Year (Adeline en parlait très bien), Gerri la psychologue se comportait avec son amie Mary non comme une amie mais comme une psychologue. Toujours elle écoutait les déboires de l’autre avec cette même écoute bienveillante et glaciale en même temps que si elle était au travail. La souffrance nue de son amie, quelles qu’en soient les raisons, c’est ce qu’elle ne voyait jamais : c’est comme si elle passait chaque fois par-dessus la personne de son amie pour ne voir que le cas qu’elle représente.
Turner, c’est un peu pareil : la souffrance des autres, il ne peut la voir qu’en peinture. Avec Hannah, avec ses filles, il est odieux, pressé d’en finir, indifférent à leur demande d’amour, à leurs pleurs, au fait qu’elles souffrent à cause de lui. Par contre, quand un vieil homme lui parle des souffrances des esclaves à bord des négriers, il compatit, et il en fait le sujet d’un tableau. S’il voit le cadavre d’une jeune noyée, il se précipite dehors en robe de chambre, et il en fait aussitôt un croquis.
Bon, suis obligé de laisser ça en plan: c'est l'heure d'aller ouvrir les huîtres.
C’est la même leçon que pour "Another Year" : il y a ceux qui sont bénis des dieux, qui baignent dans la lumière du soleil, qui rayonnent eux-mêmes, et puis il y a ceux qui restent pour toujours dans l’ombre, qui y flétrissent, qui s’y consument à petit feu, dans l’indifférence des autres, du monde.
Tous les personnages du film se répartissent ainsi, en deux catégories : les rayonnants et les obscurs. Ils vont tous par paires :
- le père de Turner, aimé, aimable / la mère, la plus obscure de tous puisqu’on ne la verra jamais, envoyée et oubliée à l’asile
- la fille qui a un enfant et qui se tient debout / la 2e fille, qui se tient assise, souffreteuse, et dont on apprend la mort peu après
- Turner, le peintre dont tout le monde parle / Haydon, le peintre méprisé, qui peint des ânes où personne ne voit l’âne du Christ, mais seulement un imbécile d’âne, tout sombre et tout sinistre.
- Mrs Booth / Hannah
D’où vient cette injustice que le soleil, s’il brille, ne brille pas pour tout le monde ?
Le film ne répond rien de général à cette question : ce qui l’intéresse, c’est plutôt comment ce désastre qui épargne les uns et pas les autres passe dans la peinture de Turner.
Je parle de désastre, c’est exprès. C’est Deleuze qui dit : Turner peint des catastrophes. Au début, il peignait des naufrages, des avalanches : la catastrophe est dans le tableau. Puis à la fin, Turner peignait des brouillards, des nuages sur la Tamise comme des désastres de couleurs et de lumières : la catastrophe est passée dans la peinture elle-même, est la peinture elle-même : c’est l’acte de peindre, comme catastrophe, qui fait jaillir de celle-ci la couleur comme une nouvelle naissance du monde. Si bien que Turner n’a plus besoin de naufrages ni d’avalanches : il suffit d’un soleil qui se lève, du passage d’un vapeur sur la Tamise, et c’est un chaos suffisant, d’où par chance apparaîtra peut-être un tableau qui vaille la peine.
Qu’est-ce qu’on peut faire de ça, pour le film ?
Dans le film, Turner est un bon bourgeois, moitié sympa, moitié odieux salopard. Avec son père puis avec Mrs Booth, il forme un peu comme le couple d’Another Year, Tom et Gerri : le couple des bienheureux, ceux qui ont reçu le don d’être heureux, ou le don de créer de bons tableaux, peu importe, un don quelconque qui les maintient accrochés au mât, au-dessus de la tempête qui fait rage sous eux et qui écrase les autres, les sans-dons.
Je dis que Turner est un peu comme Tom et Gerri parce que dans Another Year (Adeline en parlait très bien), Gerri la psychologue se comportait avec son amie Mary non comme une amie mais comme une psychologue. Toujours elle écoutait les déboires de l’autre avec cette même écoute bienveillante et glaciale en même temps que si elle était au travail. La souffrance nue de son amie, quelles qu’en soient les raisons, c’est ce qu’elle ne voyait jamais : c’est comme si elle passait chaque fois par-dessus la personne de son amie pour ne voir que le cas qu’elle représente.
Turner, c’est un peu pareil : la souffrance des autres, il ne peut la voir qu’en peinture. Avec Hannah, avec ses filles, il est odieux, pressé d’en finir, indifférent à leur demande d’amour, à leurs pleurs, au fait qu’elles souffrent à cause de lui. Par contre, quand un vieil homme lui parle des souffrances des esclaves à bord des négriers, il compatit, et il en fait le sujet d’un tableau. S’il voit le cadavre d’une jeune noyée, il se précipite dehors en robe de chambre, et il en fait aussitôt un croquis.
Bon, suis obligé de laisser ça en plan: c'est l'heure d'aller ouvrir les huîtres.
Eyquem- Messages : 3126
Re: Mr Turner (Mike Leigh)
Hi ; vu le film, faudrait le revoir.
Le dernier plan du passage de "Hard Labour" (posté par Breaker), dernier plan du film, c'est pratiquement l'avant dernier plan de "Mr Turner" ; la vieille dame de "Hard Labour", c'est un peu Hannah de "Mr Turner". Une femme soumise, triste, malheureuse, qui existe à peine ; on est évidemment très loin de la grâce de "The Tree of Life". On a moins "pitié" de son existence soumise qu'envie de la secouer pour la réveiller, comme toute cette classe ouvrière à la vie vide, glauque, dont elle fait partie.
Mais c'est Madame Booth, sa version lumineuse, qui nettoie les vitres de sa fenêtre dans "Mr Turner", en souriant ; la même existence empirique, ou presque, mais vécue très différemment.
"The sun is God" ; le mot n'est pas de Turner, mais de Ruskin ; quelques jours avant sa mort, a rapporté Madame Booth, alors qu'il faisait super moche, gris et triste, Turner aurait exprimé son désir de revoir le soleil : "I should like to see the sun again". Ruskin a transformé ces derniers mots en la formule fameuse : "The sun is God", à quoi Mike Leigh a rajouté le rire : "ha ha ha".
"The sun is God ! Ha ha ha !"
Ce dieu soleil n'a rien de très rassurant ;
"The Angel, Standing in the Sun" :
"Et je vis un ange qui se tenait dans le soleil. Et il cria d'une voix forte, disant à tous les oiseaux qui volaient par le milieu du ciel : Venez, rassemblez-vous pour le grand festin de Dieu, afin de manger la chair des rois, la chair des chefs militaires, la chair des puissants, la chair des chevaux et de ceux qui les montent, la chair de tous, libres et esclaves, petits et grands…"
Le sujet aurait été en partie inspiré à Turner par Ruskin, qui avait comparé le peintre à l'ange de l'apocalypse... (the great angel of the Apocalypse)
"Turner saw mankind ending in an all-consuming fire ; it is the merciless light of this solar furnace that blazes behind the Angel."
(J.M.W. Turner : Standing in the Sun, Anthony Bailey)
Le dernier plan du passage de "Hard Labour" (posté par Breaker), dernier plan du film, c'est pratiquement l'avant dernier plan de "Mr Turner" ; la vieille dame de "Hard Labour", c'est un peu Hannah de "Mr Turner". Une femme soumise, triste, malheureuse, qui existe à peine ; on est évidemment très loin de la grâce de "The Tree of Life". On a moins "pitié" de son existence soumise qu'envie de la secouer pour la réveiller, comme toute cette classe ouvrière à la vie vide, glauque, dont elle fait partie.
Mais c'est Madame Booth, sa version lumineuse, qui nettoie les vitres de sa fenêtre dans "Mr Turner", en souriant ; la même existence empirique, ou presque, mais vécue très différemment.
"The sun is God" ; le mot n'est pas de Turner, mais de Ruskin ; quelques jours avant sa mort, a rapporté Madame Booth, alors qu'il faisait super moche, gris et triste, Turner aurait exprimé son désir de revoir le soleil : "I should like to see the sun again". Ruskin a transformé ces derniers mots en la formule fameuse : "The sun is God", à quoi Mike Leigh a rajouté le rire : "ha ha ha".
"The sun is God ! Ha ha ha !"
Ce dieu soleil n'a rien de très rassurant ;
"The Angel, Standing in the Sun" :
"Et je vis un ange qui se tenait dans le soleil. Et il cria d'une voix forte, disant à tous les oiseaux qui volaient par le milieu du ciel : Venez, rassemblez-vous pour le grand festin de Dieu, afin de manger la chair des rois, la chair des chefs militaires, la chair des puissants, la chair des chevaux et de ceux qui les montent, la chair de tous, libres et esclaves, petits et grands…"
Le sujet aurait été en partie inspiré à Turner par Ruskin, qui avait comparé le peintre à l'ange de l'apocalypse... (the great angel of the Apocalypse)
"Turner saw mankind ending in an all-consuming fire ; it is the merciless light of this solar furnace that blazes behind the Angel."
(J.M.W. Turner : Standing in the Sun, Anthony Bailey)
Borges- Messages : 6044
Re: Mr Turner (Mike Leigh)
Serge Kaganski n'aime pas le film : "L’art est grand mais la vie est glauque, semble nous asséner Mike Leigh. Certes, alors autant aller voir les toiles de Turner."
On rit en lisant ça (qui ne tient que par la petite allusion à Deleuze) : le mec n'est pas foutu de voir, regarder les films les plus simples, mais se croit capable de regarder un Turner ; voir la catastrophe en face, il croit ça plus simple que supporter la vie glauque à l'écran. Souvent on se dit que ceux qui voient le mieux un grand peintre, c'est ceux qui refusent de le voir, ceux qui pigent pas, se marrent, ceux que ça fait vomir, qui repoussent, rejettent, ne supportent pas d'être mis face à ça ; ils voient bien mieux ce qui les conteste, ce qui dans l'art échappe au plaisir esthétique, à la petite expérience intérieure...
On rit en lisant ça (qui ne tient que par la petite allusion à Deleuze) : le mec n'est pas foutu de voir, regarder les films les plus simples, mais se croit capable de regarder un Turner ; voir la catastrophe en face, il croit ça plus simple que supporter la vie glauque à l'écran. Souvent on se dit que ceux qui voient le mieux un grand peintre, c'est ceux qui refusent de le voir, ceux qui pigent pas, se marrent, ceux que ça fait vomir, qui repoussent, rejettent, ne supportent pas d'être mis face à ça ; ils voient bien mieux ce qui les conteste, ce qui dans l'art échappe au plaisir esthétique, à la petite expérience intérieure...
Borges- Messages : 6044
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